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Hypothèses sur l’installation

Chapitre II 1961 à 1968: archéologie d’une période charnière

1. Entre Vienne et New York: pourquoi Paris?

1.4. Hypothèses sur l’installation

Maria Lassnig s’installe donc en 1961 à Paris, qu’elle quitte pour New York en 1968. Mais ni Lassnig elle-même, ni l’histoire de l’art n’ont fourni à ce jour d’indications précises pour situer plus exactement cet épisode-clé de sa vie et de son œuvre dans le temps. De même, les informations ne sont pas claires au sujet des endroits où Lassnig a logé à Paris avant de s’installer dans son atelier au 149 rue de Bagnolet dans le vingtième arrondissement. Une attestation d’une demande d’autorisation de virement de 130 000 Schilling au bénéfice de Maria Lassnig de la part de la mère de l’artiste datant du 29 novembre 1960389, fait apparaître le 14 rue de Vaugirard comme l’adresse de l’artiste. Quelques mois plus tard, en février 1961, elle acquiert son spacieux atelier de 270m² rue de Bagnolet, « un appartement où [elle a] abattu les cloisonnements [sic] »390 pour 25 000 nouveaux francs. Plus précisément, le contrat

d’achat date du 28 février 1961391 et fait apparaître le 3 rue Saint- Sulpice comme l’adresse de

l’acquéreur. Cependant, dans l’ébauche d’une lettre à la galeriste Denise Breteau notée en novembre 1961392 dans son journal, elle décrit avoir d’abord logé dans un hôtel à Montmartre, puis rue Gay-Lussac avant d’emménager dans son atelier393. Son séjour à Montmartre serait-il concomitant avec un dernier voyage à Paris que l’artiste aurait effectué en 1959 avant son installation définitive394? Et loge-t-elle également dans des hôtels rue de Vaugirard, rue Saint-

386 Maria Lassnig, note manuscrite dans son journal intime « 1961 Paris », [Paris], mai 1968, [non paginé],

Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation. Tda : « Was wird mir, uns allen nicht bevorstehen in nächster Zeit

? Werden ein paar Bilder überleben, wenigstens, physisch [sic], das wäre mir doch wichtig. Wenn jede Person demonstrieren u. manifestieren würde gegen jedes Unrecht das ihm passiert ! »

387 Ibid., 28 [août] 1968. Tda : « Es beginnt mir nicht mehr gleichgültig zu sein dass die Bilder vielleicht nicht

lange bestehen werden. Apokalyptische Befürchtungen. »

388 Entretien informel avec Hans Werner Poschauko à la Maria Lassnig Foundation, Vienne, 10 mars 2016. 389 Österreichische Nationalbank, „Bewilligung“, 29 novembre 1960, Vienne, Archives Maria Lassnig

Foundation.

390 Maria Lassnig, Die Schwester ist die Feder des Pinsels, Tagebücher 1943-1997, op.cit., p.158. Texte original

en français.

391 Contrat d’achat de l’atelier au 149 rue de Bagnolet, Paris, 28 février 1961, Vienne, Maria Lassnig Foundation. 392 Nous n’avons pas pu trouver de preuve pour savoir si Lassnig a effectivement envoyé la lettre à Denise

Breteau.

393 Maria Lassnig, « Lettre à Denise Breteau », note manuscrite dans son journal intime « Journal 1961 », [Paris],

16 novembre 1961, [non paginé], Vienne, Archives, Maria Lassnig Foundation.

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Sulpice et rue Gay-Lussac ou chez des amis, des connaissances ? Paul Celan, qu’elle connaît depuis le début des années 1950 et qui deviendra l’un de ses plus proches amis, fréquente régulièrement le Quartier latin au début des années 1960 après avoir été nommé lecteur à l’Ecole Nationale Supérieure rue d’Ulm en 1959. Ses cours se tiennent alors souvent à l’Institut d’études germaniques rue de l’école de médecine395. Peut-être Lassnig cherche-t-

elle, au début de son séjour, la proximité du poète lorsqu’elle décide de loger provisoirement dans le 5e (rue Gay-Lussac) et dans le 6e arrondissements (rue Saint-Sulpice), non loin des institutions fréquentées par Celan.

Nous pouvons donc supposer que Lassnig se trouve déjà dès la fin du mois de novembre 1960 à Paris, logeant dans divers endroits, avant d’acquérir en février 1961 son appartement, sans doute grâce au soutien financier de sa mère comme en atteste le virement des 130 000 Schilling. L’emménagement a par conséquent dû avoir lieu début mars 1961. En effet, une lettre envoyée le 6 mars 1961 à Lassnig par la galeriste carinthienne Heide Hildebrand396 prouve que Lassnig est déjà bien résidente à Paris. Le fait que notre artiste acquiert une propriété immobilière par sa propre initiative montre son profond désir d’indépendance et conforte sa décision de s’installer définitivement à Paris, comme si par l’acte d’achat, elle cherchait à se prouver à elle-même qu’elle avait pris la bonne décision. En même temps, cette indépendance demeure relative puisque notre artiste dépend visiblement toujours du soutien financier de sa mère.

Enfin, pour boucler la boucle parisienne, nous émettons l’hypothèse d’un départ pour New York début novembre 1968, comme en atteste une lettre du 30 novembre 1968 envoyée au couple de galeristes Heide et Ernst Hildebrand dans laquelle Lassnig décrit sa traversée en bateau de l’Atlantique ainsi que sa recherche désespérée d’un appartement à Manhattan397.

D’après nos calculs, en supposant qu’à partir de novembre 1960, Lassnig se retrouve à la recherche d’un appartement à Paris, elle aurait vécu près de huit ans à Paris. Or, force est de constater que cela ne coïncide pas tout à fait avec les informations – néanmoins vagues- indiquées par l’artiste, qui en 1995 évoque « un Paris où [elle] avai[t] vécue [sic] 7 année

395 Bernard Bier, « Paul Celan (1920-1970) à Paris (1948-1970) », in Terre des écrivains,

1er mai 2006 [en ligne] <http://www.terresdecrivains.com/Paul-Celan-1920-1970-a-Paris-1948> [le 3 août 2016]. 396 Lettre de Heide Hildebrand à Maria Lassnig, Klagenfurt, 6 mars 1961, [non paginée], Vienne, Archives Maria

Lassnig Foundation ?

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[sic] »398. Sans doute, fait-elle encore quelques allers-retours entre Paris et Vienne avant son

installation définitive fin février voire début mars 1961.

Malgré la taille de son atelier-appartement, Lassnig vit à Paris dans des conditions de vie précaires. Elle ne dispose en effet que de peu de ressources financières. « J’ai très faim »399, écrit-elle dans une lettre à Heide Hildebrand en 1964 et elle ajoute « vous savez bien que je ne vis à Paris que d’un ou deux achats par an en Autriche. (Un travailleur parisien gagne plus par mois) »400. Lassnig nous suggère donc d’emblée qu’elle ne connaît que peu de succès professionnel, qu’elle ne rencontre que peu d’acquéreurs à Paris, une question que nous étudierons un peu plus loin dans ce chapitre. Notre artiste se montre donc toujours très économe, demandant à ce qu’on utilise du papier bon marché pour les catalogues et affiches de ses expositions à la Galerie Hildebrand401.

Outre ces conditions de vie difficiles du point de vue matériel, Lassnig se trouve de manière générale à Paris dans un faible état de santé aussi bien physique que psychique, qui s’aggrave davantage en 1964, après le décès de sa mère. Sur les conseils de son beau-père, elle en vient même à rédiger son testament402. Déjà au début de son installation à Paris, elle écrit à sa mère : « Mon seul vœu est de savoir bien peindre, sans doute parce que je suis de plus en plus handicapée par la fatigue et la maladie. » 403. Lassnig décrit alors la technique du dessin comme une échappatoire dans les moments de doute, où le manque de confiance l’accable : « Il est probable que je me concentrerai sur le dessin ces prochains temps car je ne me sens pas à l’aise dans ma peau et vais bientôt devoir la quitter comme un serpent et le papier se prête mieux à cet état anxieux […] de renaissance, car il me fait prendre moins de risque. »404 Le malaise finira par l’accaparer presque entièrement, ce qui n’est sans doute pas

sans conséquence sur sa décision de s’échapper à New York. Ainsi se lamente-t-elle en 1967 : « J’ai tellement de graves soucis et de lourdes décisions à prendre, que je ne parviens plus à

398 Maria Lassnig, Die Schwester ist die Feder des Pinsels, Tagebücher 1943-1997, op.cit., p.158. Texte original

en français.

399 Lettre de Maria Lassnig à Heide Hildebrand, Paris, 15 mars 1964, [non paginée], Vienne, Archives, Maria

Lassnig Foundation. Tda : « ich bin sehr hungrig ».

400 Ibid. Tda : « Sie wissen ja wohl dass ich das ganze Jahr in Paris von ein bis zwei Ankäufen in Österreich

leben muss. (Ein Pariser Arbeiter verdient in einem Monat mehr). »

401 Ibid., mai 1964.

402 Ibid., 10 décembre 1965, p.2 [verso].

403 Lettre de Maria Lassnig à sa mère, Mathilde Wiking-Lassnig, Paris, [1961?], [non paginée], Vienne, Archives

Maria Lassnig Foundation. Tda : « Es ist mein einziger Wunsch gut malen zu können, wahrscheinlich weil ich

immer mehr behindert bin durch Müdigkeit und Krankheit.»

404 Lettre de Maria Lassnig à Heide Hildebrand, Paris, 15 février 1963, [non paginée], Vienne, Archives, Maria

Lassnig Foundation. Tda : « Dass ich wahrscheinlich zeichnen werde nächstens ist möglich denn ich fühle mich

nicht wohl in meiner Haut u. werde sie wie eine Schlange wohl verlassen u dieser ängstliche […] Zustand der Neugeburt macht sich besser auf Papier, weil weniger Risiko. »

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me pencher sur la peinture. L’atelier n’est pas idéal, trop petit, trop peu de lumière […]. Rester à Paris, quitter Paris, ce sont les questions qui m’accablent ?! » 405

Mais quelle relation entretient Lassnig de manière générale avec son nouvel environnement ? Celle-ci apparaît d’emblée ambiguë, surtout comparée à son attitude envers New York, somme toute moins dépréciative et donc moins ambivalente. En effet, après chaque été passé en Carinthie, le retour en France se présente comme une redécouverte et un changement d’attitude envers Paris, cette « ville des surprises » 406. D’un côté, elle admire le raffinement et le luxe qui y règnent407, la politesse des citadins, de l’autre, elle constate en 1967, non sans amertume, que « Les Français sont tellement profonds [dans leur façon d’être], nous ne comprenons jamais leur comportement […]. Mais la moitié des gens ici sont fous. »408 Elle en conclut : « Paris me dégoute ! Je ne sais pas si je supporterais de rester plus longtemps ici. »409 Lassnig se sentira donc toujours différente des autres, telle une marginale, dans une société dont elle ne comprend pas les codes, même après presque une décennie vécue en son sein.

Ce qui semble malgré tout prévaloir à la fin est une certaine déception, que Lassnig exprime d’ores et déjà au début de son séjour lorsqu’elle affirme : « Ce n’est pas comme on pourrait le croire. Paris ne séduit pas à peindre de façon plus légère et révolutionnaire : c’est tout le contraire, on a plus de mal et on devient plus conservateur. »410 Cette phrase qui sous- entend une régression artistique, apparaît toutefois paradoxale au vu de la singularité qu’elle développera à Paris, comme nous le verrons au prochain chapitre. Lassnig prend d’emblée conscience des attentes trop hautes qu’elle avait formulées au sujet de cette capitale artistique en déclin, qu’elle pensait sans doute plus à l’avant-garde. Elle comprend vite qu’y règne toujours et avant tout l’abstraction, qu’elle cherche à dépasser. Toutefois, il s’agit encore de nuancer ce propos puisque Maria Lassnig demeure attachée « plus aux œuvres qu’aux

405 Ibid., 6 décembre 1967, p.2 [verso]. Tda : « Ich habe vielerlei schwere Sorgen u. schwere Entscheidungen zu

treffen, dass ich nicht richtig in die Malerei hineinkomme. Es geht mit dem Atelier nicht recht, zu klein, zu wenig Licht […]. In Paris, weg von Paris, das sind so Fragen?! »

406 Ibid., 17 janvier 1964 [non paginée]. Tda: « Paris die Stadt der Überraschungen ist ». 407 Ibid., 10 décembre 1965, p.2 [verso].

408 Ibid., 9 avril 1967, p.2 [recto]. Tda : « Die Franzosen sind so derartig hintergründig, wir […] verstehen ihr

Verhalten überhaupt nie […]. Die Hälfte der Leute hier ist aber verrückt. »

409 Ibid., 16 mai 1967, p.1 [recto]. Tda : « Paris kotzt mich an ! Ich weiss nicht, ob ich es noch lange hier

aushalten werde. »

410 Maria Lassnig, note manuscrite dans son journal intime « 1961 Paris », [Paris], 2 octobre 1961, [non paginé],

Vienne, Maria Lassnig Foundation. Tda : . «Es ist nicht so wie man annehmen könnte. Dass Paris verführt

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personnes» 411, à la vie artistique à Paris qu’elle considère plus riche que celle de Londres412,

aux expositions et à la confrontation avec la peinture contemporaine.

2. Entre intégration et exclusion, succès et échecs : relations,