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De la découverte de la sensation corporelle

Chapitre I Premières expériences parisiennes : vers l’avant-garde

3. Assimilation et dépassement de la leçon parisienne

3.3. De la découverte de la sensation corporelle

Avec la grande forme, le contour, le contenant étant défini, sa recherche pousse Lassnig à observer et analyser dans un second temps le contenu, autrement dit ce qui se passe

à l’intérieur de son corps. Elle notera dans son journal : « Mon art est celui qui se développe

dans l’être humain et qui part des sensations humaines (et non des sentiments). »278 Lassnig se trouve donc bien dans la continuité de sa pratique introspective. Mais ce regard retourné sur elle-même ne cherche plus à discerner l’inconscient ou des ressentis émotionnels comme ce fut encore le cas avec les « expériences introspectives », mais à retracer les sensations organiques et physiologiques qu’elle détecte dans son corps. Le dépistage se fait, comme nous l’avons vu, au prix d’un effort de concentration et de méditation. La sensation identifiée, captée est transposée de manière instantanée sur le support – papier ou toile- et donne lieu à des formations étranges, parfois déconcertantes. L’immédiateté de la démarche suppose une capacité de choisir la représentation formelle la plus adéquate parmi un choix infini de possibilités.

De quelle nature est alors au juste cette « Körperempfindung », cette sensation corporelle? Déjà en 1948, elle en a le pressentiment mais, à ce moment-là, elle ne dispose pas encore des outils formels, de la méthode nécessaires pour y aboutir. Elle note alors dans son journal :

Je continue à donner à l’inconscient la liberté de se frayer un chemin, à travers les faits physiologiques, que l’on peut reconnaître lorsque l’on appuie le bras sur la table ou lorsque les jambes repliées se bombent en bas. Grâce à une concentration ferme, chacun peut ressentir que des points de pression dans le corps font naître des images dans la tête, qui ne viennent pas directement de l’inconscient mais qui sont des inventions de formes libres et qui peuvent être élaborées.279

277 Otto Breicha, in Anfänge des Informel in Österreich, 1949-1953., cat.expo., Vienne, Museum des 20.

Jahrhunderts, 1971, op.cit., p.7.Tda : « Mit den ‘Kontraktionen’ und ‘abgenabelten Formen’ begann andererseits

bei Maria Lassnig eine Entwicklung, die bis zu ihren jüngsten Produktionen heranführt […].»

278 Maria Lassnig, Die Schwester ist die Feder des Pinsels, Tagebücher 1943-1997, op.cit., p.110, Tda: « Meine

Kunst ist die, sie sich im Menschen entwickelt und von menschlichen Empfindungen (nicht Gefühlen) ausgeht. »

279 Ibid., p.22. Tda: « Ich gebe nach wie vor dem Unbewussten die Freiheit sich durchzuschlagen, durch die

physiologischen Fakten, die man erkennen kann, wenn man den Arm auf den Tisch stützt oder die gebogenen Beine sich unten wölben. Bei entschiedener Konzentration kann jeder nachempfinden, dass Druckstellen am

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En 1995, elle reprend cette même idée : « On peut faire vivre n’importe quel endroit de notre corps par une prise de conscience, le genou commence alors à picoter, le dos peut se transformer en surface vibrante, le nez en une chaude cavité, les jambes devenir des vis. »280

La cohérence entre les citations prouve la constance de ses préoccupations artistiques tout au long de sa vie.

Ce leitmotiv de la pression, de la piqûre, de la coupure appliquée au corps, à laquelle une certaine violence est inhérente apparaît également –cette fois-ci encore de façon prémonitoire- dans le poème Auspices [Auspizien] que Lassnig écrit en 1945 dans son journal et dont les images parfois incongrues font penser aux associations métaphoriques absconses des poème surréalistes. Il est en effet question du «champ de vision éraflé », d’un « filet coupant » s’enfonçant « plus profondément dans mes entrailles », d’une couleur « pressée comme un triangle dans l’âme »281. Le titre même n’est d’ailleurs point anodin et souligne

tout le caractère avant-coureur de ces images à caractère fortement physiologique.

Il n’en reste pas moins que même pour Lassnig, cette sensation corporelle, ces points ou zones de pression, d’extension, de tension, d’enflement revêtent quelque chose de mystérieux dont elle ne parvient pas à définir précisément l’origine. En effet, elle se demande :

A quel sens appartient ce KG282? Non pas au sens du visage, ni à l’ouïe, ni à l’odorat, ni même au goût ni au touché (auquel il s’apparente encore le plus). Ce n’est pas non plus un mélange de ces sens. Et pourtant c’est un sens.283

Cet aspect énigmatique, crypté fait comprendre que, au-delà de toute réflexion et de toute volonté de recherche scientifique, l’intuition joue un rôle non négligeable dans le travail de Lassnig. Toute sa vie, elle s’est efforcée à rendre intelligible, tangible, accessible,

Körper im Kopf Bilder entstehen lassen, die ja nicht gleich aus dem Unbewussten kommen mögen, sondern freie Formerfindungen sind und erarbeitet werden können. »

280 Maria Lassnig, citée dans Wolfgang Drechsler, « Le peintre, la peinture et leur profonde complicité », in

Maria Lassnig, cat.expo.,Vienne, Nantes, FRAC des Pays de la Loire,1999, op.cit., p.39. Traduction du

catalogue.

281 Maria Lassnig, Die Schwester ist die Feder des Pinsels, Tagebücher 1943-1997, op.cit., p.20-21. Tda: « das

aufgeritzte Seefeld », « ein einschneidendes Netz/ […] tiefer aber in mein Eingeweide », « der quellende Zorn/ dreieckig ins Gemüt gepresst ».

282 Abréviation employée par Lassnig pour « Körpergefühl », sensation corporelle.

283 Maria Lassnig, « Manifest Körpergefühle », 1992, in Maria Lassnig. Werke, Tagebücher & Schriften

cat.expo., Barcelone, Fundacio Antoni Tapies, 2015, op.cit.,p.88. Tda: « Welchem Sinn gehört dieses KG an ?

Nicht dem Gesichtssinn, noch dem Gehörsinn, oder dem Geruchssinn, auch nicht dem Geschmacks oder Tastsinn (letzterem am ehesten verwandt). Es ist auch nicht eine Mischung dieser Sinne. Und doch ist es ein Sinn. »

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l’inconnu, ces sensations corporelles enfouies en elle dont l’origine, la genèse demeure au fond impénétrable.

Cependant, si ni les recherches picturales de Lassnig, ni d’ailleurs la science, sont parvenues à découvrir la source des sensations corporelles, il est possible d’expliquer pourquoi Lassnig a été aussi réceptive à ce concept, aussi passionnée de cet objet d’étude. Elle est en effet depuis son enfance « dotée d’un talent optico-sensoriel »284, d’une hypersensorialité, qui lui fait rapidement prendre conscience de son corps. La sensibilité aiguë de ses organes sensoriels est d’abord considérée par elle comme quelque chose de péjoratif, de bizarre, d’en dehors de la « norme ». Mais au lieu de la renier, elle décide de la déjouer en faisant de son corps le sujet de son esprit, son objet d’étude et d’analyse. Ainsi décrit-elle:

Aussi la sensibilité trop grande de mes organes des sens, par exemple des oreilles, était considérée comme un dérèglement […]. Ma sensibilité au bruit et aux odeurs, tout comme la sensibilité [de mon corps] en position assise et allongée, obstacles à la méditation, apparaissaient comme des sources d’inspiration et de recherche appropriées.285

L’historienne de l’art Hanne Weskott voit dans cette obsession du corps la peur devant une perte de repères, de lien avec une réalité qui semble de plus en plus intangible et indéfinie286. Lassnig cherche par conséquent se rassurer elle-même en cherchant « la réalité la

plus réelle, donc une vérité, dont la possession et l’analyse sont en dehors du doute »287 ,

comme elle l’observe en 1968. L’art informel a déjà permis à l’artiste de parvenir à une nouvelle définition du réalisme, détachée de la simple vision optique des choses, une réalité non pas visuelle mais visionnaire. Les sensations corporelles constituent alors ce nouveau champ de réalité, celui du propre corps, fiable et honnête. En effet, Lassnig explique :

284 Maria Lassnig, Die Schwester ist die Feder des Pinsels, Tagebücher 1943-1997, op.cit., p.94. Tda: « Ich bin

optisch- sensuell- begabt. »

285 Maria Lassnig, « Über das Malen von Körpergefühlen », 1982, in Maria Lassnig. Werke, Tagebücher &

Schriften cat.expo., Barcelone, Fundacio Antoni Tapies, 2015, op.cit.,p.62. Tda: « Auch die übergroße Sensibilität meiner Sinnesorgane, der Ohren zum Beispiel, als Störung gesehen […]. Meine Geräusch- und Geruchsempfindlichkeit, wie die Sitz- und Liegeempfindlichkeit wurde als Meditationsstörung zur Anregung und Erforschung für wert gehalten. »

286 Hanne Weskott, « Zeichnung und Aquarell im Werk von Maria Lassnig », in Maria Lassnig. Zeichnungen

und Aquarelle / Dessins et aquarelles 1946-1995, Hanne Weskott (dir.), cat.expo., Berne, Kunstmuseum, 13

septembre – 26 novembre 1995, Paris, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 6 décembre 1995 – 18 février 1996, Leverkusen, Städtisches Museum, Schloss Morsbroich, 25 mars – 2 juin 1996, Ulm, Kunstmuseum, 30 juin – 25 août 1996, Graz, Kulturhaus, fin septembre – mi-novembre 1996, Munich, Prestel, 1995, p.14.

287 Maria Lassnig, « Chancen des Kreativen », Protokolle, 1968, art.cité, [tapuscrit, non paginé], Vienne,

Literaturarchiv der Österreichischen Nationalbibliothek. Tda : « der realsten Realität, also nach einer

Wirklichkeit, deren Besitz und Analyse […] ausser Zweifel stand. »

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J’avais besoin de l’informel, comme libération de la tradition de l’art autrichien, mais je ne m’ai restraint sur [sic] l’informel- j’ai voulu trouver quelque chose du réel, qui es [sic] en dehor [sic] des choses qu’on voit dans le monde extérieur, et j’ai découvert que les sensations de mon propre corps sont la vrai [sic] réalité.288

Et elle ajoute : « ce qui paraît comme une déformation de la réalité, n’en est pas une, car la réalité se déploie dans une autre sphère, la sphère des sensations. »289 Lassnig se coupe

donc dès les années 1950 d’une réalité communément acceptée, c’est-à-dire uniquement fondée sur la vision optique du monde, tout en ayant une conscience aiguë de sa réalité propre, celle de son corps. Au-delà, les corporalités représentées par Lassnig sont d’autant plus réelles et authentiques qu’elles admettent une existence propre, détachée de toute norme d’apparence imposée par la société290.

Nous l’avons vu, après la première leçon parisienne, le détachement du surréalisme, Lassnig s’approprie rapidement l’art informel du point de vue stylistique291. Même si d’un

point de vue objectif, elle continue à faire de l’art abstrait jusqu’au tout début des années 1960, cette abstraction n’est, selon Lassnig, pas parfaite puisque la « grande forme » informelle représente déjà une corporalité, et porte donc déjà en germe un embryon figuratif. La réflexion sur le corps marque donc en même temps un premier dépassement de l’art informel, d’une abstraction pure. Sa prochaine expérience parisienne, d’une durée de sept ans, lui permettra d’achever ce dépassement, cet affranchissement sur tous les plans, théoriques comme formels292. Il convient toutefois dans un premier temps de bien établir le cadre de sa nouvelle vie parisienne dans les années 1960, cette période sur laquelle l’histoire

288 Maria Lassnig, Die Schwester ist die Feder des Pinsels, Tagebücher 1943-1997, op.cit., p.159. Texte original

en français.

289 Maria Lassnig, citée dans Hanne Weskott, in Maria Lassnig. Zeichnungen und Aquarelle / Dessins et

aquarelles 1946-1995, cat.expo., Berne, Paris, Leverkusen, Schloss Morsbroich, Ulm, Graz, 1995, op.cit., p.11.

Tda : «Was als Deformierung der Realität erscheint, ist keine, weil die Realität auf einer anderen Ebene, der

Gefühlsebene stattfindet. »

290 Armin Wildermuth, in Maria Lassnig, cat.expo.,Vienne, Düsseldorf, Nuremberg, Klagenfurt, 1985, op.cit., p.

107.

291 L’application du champ lexical du style, de la stylistique à l’œuvre de Lassnig apparaît comme problématique

dans la mesure où elle s’y est toujours foncièrement opposée. Il convient donc de le manier avec prudence et modération. Ainsi explique-t-elle dans une lettre écrite à Maria Mayelle en 1965 : « j’ai horreur du terme générique qui doit s’appliquer à quelque chose de particulier, par exemple, je n’ai jamais de ma vie utilisé le terme “style” que je n’ai même pas essayé de comprendre, déjà à l’Académie, j’y étais réticente ». Tda : «ich wahrscheinlich einen horreur habe vor dem Allgemeinbegriff der sich für etwas Besonderes anwenden soll z.B. habe ich nie im Leben das Wort Stil angewendet oder begreifen wollen, bereits auf der Akademie sträubte ich mich dagegen. » Voir Lettre de Maria Lassnig à Maria Mayelle, Paris, 5 juillet 1965, Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation.

292 Cet affranchissement non seulement de l’art informel mais de tous les « –ismes » qui ont influencé son oeuvre

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de l’art –tout en reconnaissant son importance – ne s’est finalement jamais suffisamment penchée.

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Chapitre II - 1961 à 1968: archéologie d’une période