• Aucun résultat trouvé

Application de la leçon : expositions et activités

Chapitre I Premières expériences parisiennes : vers l’avant-garde

3. Assimilation et dépassement de la leçon parisienne

3.1. Application de la leçon : expositions et activités

A leur retour à Klagenfurt en 1951, Lassnig et Rainer mettent quasiment directement en œuvre les impressions recueillies au cours de cette leçon parisienne. En effet, Lassnig indique qu’elle organise en concertation avec Rainer au mois de novembre « la confrontation “Peinture non figurative” [Unfigurative Malerei] au Klagenfurter Künstlerhaus »201. Rainer

étaye le propos de sa compagne: « “une première confrontation des tendances” de la jeune peinture autrichienne »202 en remployant l’expression qui apparaissait déjà sur de dépliant de l’exposition Véhémences confrontées. Lassnig et Rainer s’inspirent en outre du schéma établi par Mathieu pour le dépliant de Véhémences confrontées qui énumère les différentes tendances artistiques au sein de l’informel203, et appliquent cette tentative de catégorisation aux jeunes peintres autrichiens. Aduatz, Bischoffshausen, Hollegha, Fruhmann, Schidlo et Riedl s’inscrivent dans la tendance de « l’abstraction libre et géométrique », Mikl dans la « construction imaginaire » tandis que Rainer présente de la « peinture atomique, de la peinture aveugle, de l’expression élémentaire » et sous le pseudonyme « Zuzlu » de la « peinture nada ». Quant à Lassnig, ses œuvres sont qualifiées de « métamorphiques »204, à l’instar de celles de Bryen dans le schéma de Véhémences confrontées. Une simple confrontation visuelle et formelle des reproductions des œuvres apparaissant sur le fameux dépliant de la Galerie Nina Dausset avec les œuvres informelles de Lassnig fait d’ailleurs

200 Christa Murken, Maria Lassnig. Ihr Leben und ihr malerisches Werk, op.cit., p.103.

201 Maria Lassnig, in Anfänge des Informel in Österreich, 1949-1953., cat.expo., Vienne, Museum des 20.

Jahrhunderts, 1971, op.cit., p.10, Tda: « Gemeinsam mit Rainer Zusammenstellung der im November im

Klagenfurter Künstlerhaus gezeigten Konfrontation “Unfigurative Malerei”. »

202 Arnulf Rainer, in Anfänge des Informel in Österreich, 1949-1953., cat.expo., Vienne, Museum des 20.

Jahrhunderts, 1971, op.cit., p.22. Traduit de l’allemand : « eine “erste Gegenüberstellung der Tendenzen” in der

jungen österreichischen Malerei ».

203 Voir annexe 3 (tome II, p.7).

204 Otto Breicha, in Anfänge des Informel in Österreich, 1949-1953., cat.expo., Vienne, Museum des 20.

47

ressortir une ressemblance avec le tableau exposé de Camille Bryen205, en particulier dans la

recherche d’une concentration de la forme au sein de la toile. Dans le manuscrit pour le catalogue d’exposition de Peinture non-figurative, Rainer, sous le pseudonyme « Trr. », propose une définition de la peinture métamorphique : « La magie du cosmos dans son état de dissolution et de devenir entre brouillard et matière illumine cette peinture. »206 Ce langage cosmique et mystique étonne au vue de l’œuvre de Lassnig. Néanmoins, la définition indique que les œuvres de Lassnig exposées à Klagenfurt s’inscrivent encore dans un langage tachiste de la dissolution, de l’éclatement de la forme, auquel se substituera bientôt une recherche de concentration de la forme.

L’analyse du catalogue de l’exposition Peinture non figurative fait également ressortir une nouvelle conception de la réalité défendue par Lassnig. En effet, dans son manifeste « Pas de défense » [« Keine Verteidigung »] rédigé pour le catalogue, Lassnig fait entendre qu’elle ne voit pas d’opposition entre l’abstraction et la réalité, et fustige ainsi l’association commune et réductrice du réalisme au figuratif. La peinture non figurative présente tout simplement une réalité autre. Dans ce sens, Lassnig rejoint le postulat de Michel Tapié dans son ouvrage Un

Art autre publié seulement quelques mois avant l’exposition Peinture non figurative. La

concordance de ces deux discours pourrait indiquer que Lassnig ait véritablement lu l’ouvrage du critique d’art. En effet, Tapié affirme :

Nous savons maintenant […] qu’il n’est d’aventure qu’individuelle […]. Dans la mesure où notre art est autre, s’élabore un nouveau protocole, un nouveau rituel qui n’est pas une amélioration d’anciens critères, mais qui est lui-même totalement autre, dans ses postulats comme dans ses échelles de valeurs.207

Pour Lassnig, cette réalité, cet art autre constitue un « réalisme visionnaire » [« visionärer Realismus »], reflet d’une « réalité intérieure » [« innere Realität »]208. Cette réalité est forcément plus vraie, plus franche, plus intelligente que celle qui ne tend qu’à retranscrire sur la toile le monde capté par la vision purement optique. Bien au contraire, « l’art non-figuratif n’est pas non plus une absence, un détournement du monde, mais bien

205 Voir annexe 8 (tome II, p.13).

206 « Trr. » [Arnulf Rainer], in Unfigurative Malerei, [tapuscrit du cat.expo.], textes de Maria Lassnig et Arnulf

Rainer, Klagenfurt, Künstlerhaus, novembre 1951 [non paginé], Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation. Tda: « Die Magie des Kosmos in seinem Stadium der Auflösung und des Werdens zwischen Nebel und Materie

erleuchtet diese Malerei. »

207 Michel Tapié, Un Art autre où il s’agit de nouveaux dévidages du réel, op.cit. [non paginé].

208 Maria Lassnig, « Keine Verteidigung », manifeste pour le cat.expo., in Unfigurative Malerei, [tapuscrit],

48

davantage une accumulation concentrée de toutes ses possibilités et contradictions »209.

L’évocation du terme « concentré », tout à fait primordial, est à appréhender au sens propre dans la mesure où Lassnig tend rapidement vers une agglomération de la masse picturale dans l’espace du support. Dans une inscription dans son journal en septembre 1955, Lassnig évoque d’ailleurs la destruction du « préjugé réaliste ». Faisant référence au philosophe kantien Reininger dont elle reprend ici le titre d’un des chapitres de sa Métaphysique de la

réalité, l’artiste critique ouvertement une fausse conception du réalisme.

Nous retrouvons donc bien les conceptions défendues par les artistes de l’informel, étayées sur le dépliant de Véhémences confrontées210. Ainsi, du point de vue formel comme

sur le plan théorique, Lassnig et Rainer ont-ils véritablement assimilé la leçon parisienne, conséquence de leur expérience partagée à la Galerie Nina Dausset. Drechsler considère de fait cette exposition comme le signe d’une véritable « rupture » [« Bruch »]211, d’un point de retournement pour les deux artistes, aussi bien d’un point de vue stylistique dans leurs œuvres post-parisiennes que dans leur réflexion artistique : « la seule chose qui demeure véritablement claire, c’est que les œuvres de Rainer et de Lassnig se sont radicalement transformées après le voyage à Paris et la visite de l’exposition. »212 Il conclut qu’« ils ont

donc bien dû voir beaucoup de choses »213 à Paris, même si les sources ne sont pas univoques sur ce qu’ils ont vu exactement.

Toutefois, ce n’est que vingt années plus tard, que l’histoire de l’art reconnaît pour la première fois le rôle de pionniers de ces jeunes artistes sur le terrain de l’art informel en Autriche, à travers l’exposition Débuts de l’informel en Autriche organisée par Otto Breicha. L’exposition présente les œuvres de Maria Lassnig, Arnulf Rainer et Oswald Oberhuber214.

Lassnig affirmera plus tard avoir été la première artiste informelle en Autriche215, ce qui s’oppose à la vision de Drechsler qui met l’œuvre d’Oberhuber en avant comme celle du

209 Maria Lassnig, « Keine Verteidigung », manifeste pour le cat.expo., in Unfigurative Malerei, [tapuscrit],

Klagenfurt, Künstlerhaus, novembre 1951, op.cit., [non paginé], Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation. Tda : « Die unfigurative Kunst ist auch keine Abwesenheit, keine Abkehr von der Welt, vielmehr eine

konzentrierte Ansammlung all ihrer Möglichkeiten und Widdersprüche. »

210 Voir chapitre I, 2.2., p.41-45.

211 Entretien avec Wolfgang Drechsler, Vienne, 9 mars 2016. Voir annexe 76 (tome II, p.85).

212 Wolfgang Drechsler, « Lassnig Paris 1951 », projet de texte non publié pour communication [non réalisée]

dans le cadre d’un symposium sur l’année 1951 à Vienne, [années 2000], dactyl. [p.4]. Tda : « Das Einzige, das

wirklich klar ist, ist dass sich die Arbeiten von Rainer und Lassnig nach dieser Parisreise und dem Besuch der Ausstellung radikal verändert haben. »

213 Entretien avec Wolfgang Drechsler, Vienne, 9 mars 2016. Voir annexe 76 (tome II, p.85)

214 Anfänge des Informel in Österreich, 1949-1953., cat.expo., Vienne, Museum des 20. Jahrhunderts, 1971,

op.cit.

49

pionnier absolu sur ce terrain. C’est dire la confiance qu’elle a en elle et la volonté permanente de vouloir s’affirmer contre les critiques dont elle s’est toujours sentie incomprise. En effet, son œuvre informelle peine à être reconnue dans les années 1950. Après le vernissage de Peinture non figurative à Klagenfurt, Lassnig et Rainer sont menacés de coups de poing par un jeune groupe d’étudiants. Lassnig note dans ses carnets : « Cri d’indignation à la première exposition de ces travaux [informels] à Klagenfurt, critique défavorable lors de l’exposition du Art Club au Strohkoffer. »216

Au-delà, le retournement de situation lié à la confrontation avec l’art informel doit être mis en lien avec la décision de Maria Lassnig de quitter la Hundsgruppe en 1952, ce qui marque donc sa distanciation définitive par rapport au surréalisme. S’en suit son retour au Art Club, fief de l’abstraction, où elle expose en 1952, après son second séjour parisien, ses

Méditations statiques217, caractérisées par une concentration de la forme. Ses nouvelles œuvres sont cependant sujettes à des critiques négatives218.

Un autre indice d’une appropriation de l’informel est la contribution de Lassnig à la revue Meta. Revue mensuelle pour l’art et la poésie expérimentaux contemporains [Monatszeitschrift für zeitgenössische experimentelle Kunst und Poesie]219 publiée par

l’artiste allemand Karl Otto Götz à Francfort. Cette occurrence n’est point anodine puisque Götz, lui-même un artiste de l’art informel et seul membre allemand du groupe Cobra – que Lassnig admirera plus tard-, était fortement impliqué dans la scène artistique parisienne dans les années 1950 et 1960 et entretenait des liens forts avec Hans Hartung, Georges Mathieu, Jean Fautrier, Wols et Sam Francis220.

Pour ce qui est de la contribution de Lassnig, les informations dont nous disposons ne sont encore une fois pas suffisamment claires ou cohérentes. Selon Murken, deux reproductions respectivement d’une œuvre surréelle et d’une œuvre informelle de Lassnig auraient été publiées dans Meta 3, le troisième numéro de la revue en 1951, sans précision sur

216 Maria Lassnig, note manuscrite dans un carnet, [s.l.n.d.], [non paginé], Vienne, Archives, Maria Lassnig

Foundation. Tda : « Aufschrei der Empörung bei der 1. Ausstellung dieser Arbeiten in Klagenfurt, abfällige

Kritik bei der Artclubausstellung im Strohkoffer ».

217 Christa Murken, Maria Lassnig. Ihr Leben und ihr malerisches Werk, op.cit., p.104. Voir annexe 10 (tome II,

p.15).

218 Voir note manuscrite de Maria Lassnig – « critiques de l’époque presque toujours négatives et

haineuses»[« Kritiken aus dieser Zeit dast immer negatif [sic] u. gehässig »] − sur la brochure pour l’exposition

Maria Lassnig. Phantastische Automatik, statische Meditationen, stumme Formen, Malerei ∞ - 1, Vienne, Art

Club Galerie, 1952, [non paginé], Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation.

219Entre 1948 et 1953, Karl Otto Götz publie dix numéros de la revue Meta.

220 Christoph Zuschlag, « Karl Otto Götz », 1997, in Stiftung Informelle Kunst [en ligne] , <http://www.stiftung-

50

le mois de parution221. Néanmoins, dans la biographie vraisemblablement rédigée par Lassnig

elle-même pour le catalogue de l’exposition Débuts de l’informel en Autriche en 1971, l’artiste mentionne une contribution dans Meta 8, huitième numéro de parution, en 1952222.

Or, le seul exemplaire de la revue dont nous disposons grâce aux archives de Lassnig à Vienne, est Meta 5 paru en mars 1951. Etant donné que la revue est décrite par son éditeur comme mensuelle, Meta 3, le numéro évoqué par Murken, aurait logiquement dû paraître deux mois auparavant, donc en janvier 1951. Or, il s’agit d’un moment antérieur à l’exposition Véhémences confrontées. L’hypothèse de Murken d’une contribution à Meta 3 est donc invalidée dans la mesure où il est improbable que Lassnig ait réalisé une œuvre informelle avant d’avoir vu la fameuse exposition à Paris en mars 1951. D’autre part, Meta 8, le numéro évoqué par Lassnig en 1971, aurait dû paraître en juin 1951, d’après nos calculs, et non en 1952, comme l’indique Lassnig. Nous optons donc pour une contribution de Lassnig à

Meta 8 autour de juin 1951, donc à un moment postérieur au premier voyage à Paris et à

l’exposition Véhémences confrontées. Lassnig se situe encore à la croisée des tendances artistiques, à mi-chemin entre le surréalisme automatique qu’elle pratiquait déjà et l’art informel qu’elle vient de découvrir, et ne semble en tout cas pas encore revendiquer de mouvance en particulier. Dans tous les cas, la publication des dessins de Lassnig dans Meta a lieu avant l’organisation de l’exposition Peinture non figurative qui marque le véritable point de rupture avec le surréalisme.

Toutefois, Breicha souligne que l’informel n’a jamais représenté plus qu’une étape – pourtant essentielle- pour ses représentants autrichiens et qu’à partir de 1952 voire 1953 leurs préoccupations artistiques traduisent dorénavant un dépassement du tachisme223.