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Chapitre III Un cheminement déterminant vers une singularité artistique

2. Paris, vecteur d’une conscience artistique accrue

2.1. Une artiste s’affirme

Nous venons d’évoquer la confiance nécessaire à un artiste pour qu’il puisse s’affirmer dans toute son unicité. Il s’agit alors de montrer dans quelle mesure l’expérience parisienne de Lassnig entre 1961 et 1968 renforce sa confiance en elle, lui confère une conscience accrue de son art, de sa position et responsabilité en tant qu’artiste. Tout d’abord, il serait bien trop facile de prétendre qu’avant son arrivée à Paris, Lassnig n’ait point eu confiance en elle. Bien au contraire, elle s’est toujours montrée sûre d’elle, de ce qu’elle faisait comme elle l’expliquera rétrospectivement dans un entretien en 1997 : « Mon amour-propre ? […] quand j’ai commencé à peindre à l’Académie, j’avais déjà un très bon pressentiment, car j’ai bien vu : j’avais des facilités, cela coulait de source. »769

Par ailleurs, elle maîtrise très tôt un certain art de l’auto-mise en scène par les moyens de la photographie. Depuis la fin des années 1940, Lassnig se fait prendre ou se prend souvent elle-même en photo, dans des positions toujours similaires, assise, debout devant ou aux côtés de ses œuvres770. L’image qu’elle veut véhiculer apparaît d’emblée clairement : celle d’une

femme-artiste forte qui s’affirme elle-même autant que son œuvre. Bon nombre de ces prises de vue conservées dans les archives de l’artiste à Vienne datent du début de son expérience parisienne, autour de 1961 voire 1962, et la mettent en scène avec ses Peintures au trait771.

Sans doute, cette démarche s’inscrit dans sa stratégie de se faire rapidement un nom dans le milieu de l’art parisien par le biais de telles images diffusées par ses propres soins dans les cercles des marchands d’art. De façon curieuse mais non surprenante, les photographies du début de la période parisienne la mettent souvent en scène avec un air mélancolique voire

jetzigen ungeheuerlichen korrespondieren ». Voir lettre de Maria Lassnig à Heide Hildebrand, 10 janvier 1966

[non paginée], Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation.

768 Entretien avec Wolfgang Drechsler, Vienne, 9 mars 2016. Voir annexe 76 (tome II, p.87).

769 Kristian Sotriffer, « KünstlerInnenporträts 40. Gespräch mit Maria Lassnig », art.cité [en ligne]. Tda: « Mein

Selbstwertgefühl? […] wie ich zu malen angefangen hab' in der Akademie, da hab' ich schon ein sehr gutes Gefühl gehabt, weil ich gesehen hab': Es geht mir von der Hand, es ist gut gegangen. »

770 Voir annexe 54 (tome II, p.64-66). 771 Voir annexe 54 (tome II, p.65-66).

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triste, en position de réflexion, le regard au loin ou rivé sur le sol772, une attitude qu’elle ne

semblait pourtant pas afficher avec autant d’insistance dans les photographies antérieures773.

Bien qu’il s’agisse évidemment de poses, elles reflètent une certaine réalité sur la solitude et la détresse à laquelle Lassnig se voit confrontée, du moins périodiquement, à Paris et que nous examinerons un peu plus loin.

Lassnig arrive donc à Paris, encore quelque peu sous l’emprise du tachisme mais d’emblée avec la volonté de s’en affranchir. Déjà sûre d’elle, elle s’affirme encore davantage. Cela n’a rien de surprenant dans la mesure où l’artiste se sent, comme nous l’avons maintes fois souligné, dès son arrivée en France, réconfortée dans ses intuitions artistiques, à l’aise dans l’environnement propice marqué par l’émergence de la Nouvelle Figuration, et forte du soutien de certains critiques d’art, à commencer par Guido Marinelli et Jean-Jacques Lévêque774. En outre, elle sait d’ores et déjà, avec ses nouvelles Peintures au trait, qu’elle se trouve sur le chemin vers une véritable singularité, qu’elle est en train de se détacher de l’influence des courants artistiques. Comment se manifeste alors cette auto-affirmation, symbole d’une prise de conscience de sa légitimité en tant qu’artiste, de son originalité, de son caractère unique ?

Dès les années 1960, Lassnig entame le combat pour sa propre cause, son art. Nous avons déjà vu qu’à travers son activité journalistique et critique du monde de l’art, elle prend ouvertement position pour la peinture et la Nouvelle Figuration, et donc également pour sa propre création artistique, contre le Pop Art et « l’art de l’objet ». Ainsi note-t-elle autour de 1962 dans son journal : « [Je n’ai] pas profité de la jeunesse à cause de l’art, vieille [je me retrouve] en position de combat pour faire accepter l’œuvre de jeunesse. »775 Plus loin, elle se

demande : « Suis-je entêté [sic] […] parce que je commence admirer mes tableaux? Pour donner enfin une petite place au soleil à ma peinture qui le mériterait depuis longtemps.»776 Désormais Lassnig n’a donc plus de doutes sur la qualité de sa création ni sur la reconnaissance qui lui est due.

Au-delà, forte de son caractère individualiste, elle sait que son œuvre et son personnage font exception, comme elle l’affirme dans une lettre à Heide Hildebrand en 1964 : « Chez

772 Voir annexe 54 (tome II, p.65-66). 773 Voir annexe 54 (tome II, p.64). 774 Voir chapitre II, 2.2.,p.99-102.

775 Maria Lassnig, note manuscrite dans son journal intime « 1961 Paris », [Paris], 27 mars [1962], [non paginé],

Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation. Tda : « Die Jugend nicht genossen, der Kunst wegen, das Alter in

Kampfstellung um das Werk der Jugend bestätigt zu sehen. »

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Mauer et Würthle777 il y a beau y avoir des conditions exceptionnelles, je suis bien aussi une

exception. »778 Elle se démarque clairement de son environnement, de ses collègues

artistiques. Dans une interview parue dans la presse autrichienne en 1967, Lassnig insiste sur sa différence par rapport à ses collègues français dans la mesure où la critique acerbe exprimée dans leurs œuvres est bien à l’opposé de l’humour présent dans les siennes. Elle conclut avoir « toujours travaillé de façon très rapide (plus rapide que tous les autres) »779. Enfin, non sans une pointe de coquetterie, Lassnig compare certains aspects de sa création avec celle des grands maîtres de la peinture et de la littérature, tels que le Titien780et Kafka781. Pour se considérer soi-même à la hauteur de si grands calibres, une bonne dose d’auto- affirmation est nécessaire.

Cela dit, cette sûreté est bien évidemment toujours ambivalente, complexe - et l’éternel doute plane. Lassnig le formule parfaitement bien elle-même : « Dans ma plus grande liberté genial [sic], même sur le but [sic, le sommet ?] de ma plus grande génialité je vais garder encore ma labilité-insûreté [sic] de moi et de ma situation: faiblesse ou fôrce [sic]? »782 En effet, la peintre se rend vite compte que sa spécificité, son caractère exceptionnel et sa radicalité sont tels qu’ils risquent de sceller l’incompréhension face à son œuvre, et par conséquent son échec. Ainsi souligne-t-elle : « Je suis si loin en avance que cela paraît réactionnaire ou que je ne me fais même pas remarquer. »783

Cependant, et malgré les doutes, Lassnig est sûre d’une chose : elle veut provoquer un effet sur le spectateur, cherche une certaine forme de subversion. Or, ce désir montre bien qu’elle a la conviction, la certitude même, que ses œuvres ont la capacité de créer un tel effet

777 Il s’agit respectivement des galeristes de la Galerie nächst St. Stephan et de la Galerie Würthle à Vienne, qui

figuraient parmi les rares institutions viennoises de l’avant-garde.

778 Lettre de Maria Lassnig à Heide Hildebrand, Paris, 15 mars 1964 [non paginée], Vienne, Archives Maria

Lassnig Foundation. Tda : « Bei Mauer und Würthle sind vielleicht Ausnahmebedingungen, aber ich bin wohl

auch eine Ausnahme. »

779 [Auteur ?], « Paris, künstlerischer Nährboden-Kärnten Kraftquelle », Volkszeitung, 24 septembre 1967, p.8,

Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation. Tda: « habe immer sehr rasant gearbeitet (rasanter als alle

anderen).»

780 Voir lettre de Maria Lassnig à Maria Mayelle, Paris, 1er juillet 1965 [non paginée], Vienne, Archives Maria

Lassnig Foundation. A la question de savoir si la vieillesse entraînait un relâchement dans le processus de création, l’artiste répond (elle a alors 46 ans) : « Cela ne s’applique point à moi, sans doute non plus au Titien.» Tda: « Trifft alles bei mir nicht zu, wahrscheinlich auch nicht bei Tizian. »

781 Ibid. A la question de savoir pourquoi Lassnig avait détruit certaines de ses oeuvres de jeunesse notamment,

elle rétorque: « Kafka aussi voulait que ses oeuvres soient détruites après sa mort. » Tda : « Auch Kafka wollte,

dass seine Werke nach seinem Tod zerstört werden sollten. »

782 Maria Lassnig, note manuscrite dans son journal intime « 1961 Paris », [Paris], 1er janvier [1962], [non

paginé], Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation. Texte original en français.

783 Ibid., 11 janvier [1962]. Tda : « Ich bin so weit voraus, dass es reaktionär wirkt od dass ich gar nicht

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sur le spectateur. Cela fait donc encore figure de preuve de son assurance. Ainsi déplore-t- elle, face à l’acquisition par la Landesgalerie Kärnten [aujourd’hui le musée d’art moderne de Carinthie] de son tableau Deux manières d’être [Zwei Arten zu sein]784 : « J’aurais préféré que

la Landesgalerie possède un tableau plus grand, plus inquiétant de cette période, le [tableau] vert est plutôt inoffensif-esthétique. »785 On voit que Lassnig aime déconcerter, si ce n’est choquer avec sa création dont elle connaît la radicalité tourmentée et troublante. En effet, « il s’agit de bien d’autre chose que de séduire ! » 786, comme s’exclame le critique d’art José

Pierre. Lassnig démontre elle-même la justesse de ses intuitions: « Mes tableaux ont un effet d’exorcisme sur les visiteurs : ils deviennent méchants et montrent leur plus méchante face. »787 Suggère-t-elle ici une réception négative de ses œuvres ? Lassnig semble en tout cas ne pas décrier ce genre de réaction de la part du public, qui correspond à l’effet souhaité. A l’inverse, elle déplore qu‘« on peut plus [sic] épater les bourgeois par une peinture folle »788.

Au-delà, consciente de sa valeur artistique, Lassnig se rend compte du besoin d’expliquer son œuvre, elle veut désormais se faire comprendre. Ainsi, dès la fin des années 1960, commence-t-elle à affirmer ouvertement ses valeurs : « Je crois en l’imagination sacrée et en la priorité des idées. »789 Mais elle va plus loin : son essai « Chances du créatif » [Chancen des Kreativen], écrit à Paris et publié dans la revue littéraire Protokolle en 1968, a valeur de manifeste. Il s’agit en effet d’une première explication de sa manière de faire, de sa pensée artistique :

Pour dévoiler davantage [ma méthode de travail] (tout est très simple) : on ouvre ou ferme les fenêtres […] s’assied ou s’allonge […], sent la tête ou le corps, […] se débarrasse des images de la mémoire ou pas […]. La réalité est constituée de la compréhension de chaque sensation corporelle et des liens entre elles. La mission de l’artiste est de donner une forme précise à ces formations liées. La nature de cette forme, plastique ou linéaire […] n’a qu’une importance secondaire. Le

784 Voir annexe 24 (tome II, p.31).

785 Lettre de Maria Lassnig à Heide Hildebrandt, Paris, 30 novembre 1966, p.2 [verso], Vienne, Archives Maria

Lassnig Foundation. Tda : «Ich hätte schon lieber die Landesgalerie hätte ein größeres, unheimliches aus dieser

Periode, das grüne ist mehr harmlos-esthetisch. »

786 José Pierre, 10 mars 1965, in Maria Lassnig, cat.expo., Paris, Galerie La Case d’Art, 1965, op.cit., [non

paginé].

787 Maria Lassnig, note manuscrite dans son journal intime « 1961 Paris », [Paris], janvier 1964, [non paginé],

Vienne, Archives Maria Lassnig Foundation. Tda : « Meine Bilder wirken auf die Besucher wie die

Teufelsaustreibung: Sie werden böse und zeigen ihr bösestes Gesicht. »

788 Ibid.

789 Maria Lassnig, « Chancen des Kreativen », Protokolle, 1968, art.cité, [tapuscrit, non paginé], Vienne,

Literaturarchiv der Österreichischen Nationalbibliothek.Tda: « Ich glaube an die heilige Imagination und den

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changement apporte la clarté. Cette réalité complète est infiniment variable et transparente. Elle se laisse réaliser, surréaliser, soustraire, étendre, contracter, géométriser.790

De manière générale, le besoin d’explication de son œuvre, de sa réflexion artistique est un moyen pour Lassnig de s’affirmer, montrer qu’elle est totalement consciente de sa découverte, de ce qu’elle fait, de ce qu’elle est, une artiste dans toute son originalité. L’explicitation est évidemment aussi une façon de revendiquer la paternité de son exploit. Ainsi expliquera-t-elle :

Si je ne le disais pas, les gens ne pourraient pas savoir que ce sont des images du corps. […]. Il m’importe que les gens le sachent […]. A la différence de mes collègues, j’attache de l’importance à dire de quoi je pars dans mes tableaux, quel en est le point de départ. C’est ce que j’ai inventé, c’est ce que j’ai trouvé […].791

Il ne s’agit donc aucunement d’un signe de faiblesse dans le sens d’une justification, mais tout simplement d’un besoin de faire part, de partage afin de rendre son travail plus accessible, plus intelligible, plus explicite. D’ailleurs cet aspect de sa conscience artistique, cette volonté d’expliquer sont, comme elle le fait entendre, aussi ce qui fait son caractère exceptionnel et singulier par rapport à d’autres artistes. Cependant, rendre intelligible son travail est bien évidemment un éternel défi, non sans paradoxes, puisque la recherche de Lassnig traite dans son essence de l’ineffable, de ce qui échappe au langage792. Il n’en reste

pas moins que « la transposition des sensations abritées par le corps sur le papier est apparemment plus facile à surmonter avec des mots [qu’avec la peinture], car les mots, bien qu’en nombre restreint, sont là et prêts »793794.

790 Ibid. Tda: « Um mich noch weiter zu verraten (es ist alles ganz einfach): man öffnet oder schließt die Fenster

[…] setzt oder legt sich […], fühlt den Kopf oder Körper […], befreit sich von Erinnerungsbilder oder nicht […]. Die Realität besteht in der Erkenntnis der einzelnen Körpersensationen und ihres Verbundenseins. Aufgabe des Künstlers ist die genaue Ausformung zu zusammenhängenden Gebilden. Wie das geschieht, plastisch oder linear […] ist von zweitrangiger Bedeutung. Abwechslung schafft Klarheit. Diese vollständige Wirklichkeit ist unendlich variationsfähig und transparent. Sie lässt sich realisieren, surrealisieren, abstrahieren, ausdehnen, zusammenziehen, geometrisieren. »

791 Maria Lassnig dans un entretien avec Hanne Weskott, février et juin 1995, in Maria Lassnig, cat.expo.,

Vienne, Nantes, FRAC des Pays de la Loire,1999, op.cit., p.35. Traduction du catalogue.

792 L’historien de l’art Gottfried Boehm se réfère aux thèses de Wittgenstein sur l’aspect indicible des sensations

corporelles. Voir Gottfried Boehm, in Maria Lassnig. Der Ort der Bilder, cat.expo., Graz, Hambourg, 2013,

op.cit.,p.16.

793 Maria Lassnig, « Tagebücher M.L. 1998 “Extrembekenntnisse” », in Maria Lassnig. Werke, Tagebücher &

Schriften, cat.expo., Barcelone, Fundacio Antoni Tapies, 2015, op.cit., p.109. Tda: « Die Übertragbarkeit von Gefühlen die ja in einem Körper behaust sind auf das Papier ist scheinbar mit Worten leichter zu bewältigen, denn die Worte sind fertig da, wenn auch in Minderzahl. »

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Toutefois, il convient de préciser que la plupart des écrits fondamentaux de Lassnig ne verront le jour qu’à New York et notamment en 1970 avec son texte le plus fondamental,

body awareness painting795, qui va de pair avec la naissance du terme « body awareness » que

Lassnig juge alors plus adéquat pour décrire ce qu’elle appelait auparavant « Körpergefühl » [sensation corporelle]. Le manifeste de 1970 donne d’ailleurs lieu à un quiproquo fondamental dans la mesure où l’histoire de l’art l’utilisera comme clé d’interprétation des œuvres postérieures de Lassnig et « moins pour les peintures de la période parisienne, si fondamentales pour son art et sa théorie, et auxquelles [le texte] était pourtant consacré »796.