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2.1 Manifestations formelles sur le langage

2.1.1 Variation

La variation se retrouve à beaucoup de niveaux dans la langue. Celle que nous prenons ici en compte n'est pas la variation diachronique d'une langue, qui en explique l'évolution formelle et grammaticale au fil du temps, ni la variation dans l'espace, qui en explique les différentes formes en fonction de leur emplacement géographique (telles que décrites dans Dubois et al., 2007, p504). Notre sujet ici nous mène à nous pencher sur la variation sociale du langage, celle qui veut que pour un temps, un lieu et une langue donnés, différentes réalisations formelles (phonologiques) de la langue coexistent au sein d'une seule communauté. A l'intérieur même de la communauté linguistique la langue n'est pas un système homogène unique, mais un « système de systèmes » (Dubois et al., 2007, p504).

« nous en sommes venus à sentir la nécessité d'une approche [...] dirigée sur les traits variables de la langue. L'étude empirique de ceux-ci montre en effet que la structure linguistique ne se compose pas uniquement d'unités fonctionnelles invariantes […] Bien au contraire, il existe un niveau de structure variable, qui relie des systèmes entiers d'unités fonctionnelles, et qui, à l'intérieur de chacune de celles-ci, régit la distribution des variantes infrafonctionelles. »

(Labov, 1976, p189)

Nous ne pourrons nous passer des travaux de l'américain William Labov, reconnu comme l'instigateur de la sociolinguistique variationniste. Comme nous l’expliquons plus bas dans ce travail, il fut le premier à mettre en évidence la « stratification sociale des variables linguistiques », et le fait que ces dernières attirent à elles, au gré des attitudes linguistiques des locuteurs, un degré variable de prestige. Dans le cadre de la variation, les attitudes favorables ou défavorables envers des variantes ne se traduisent pas tant par des connotations de beauté ou de dynamisme, que par une dimension de prestige.

Au vu de ce qui a été énoncé précédemment dans ce travail, il n'est rien de révolutionnaire à dire que différentes variantes attirent différentes attitudes. L'intéressant est la conséquence : nos propres attitudes et celles des autres influent, formellement, sur notre langage, sur notre choix conscient ou non d'utiliser telle ou telle variante.

« L'usage des diverses variables linguistiques n'est pas indifférent à la formation et à la perception par autrui de sa personnalité et de son rôle social. »

Tout ceci a été mis en lumière par Labov par un procédé assez simple à expliquer. Une fois s'être assuré de la stratification sociale des variables linguistiques, c'est à dire des différentes variantes possible (différentes réalisations phonétiques) pour une même variable (une même unité phonologique) en fonction du sociolecte, le sociolinguiste américain a mené des entretiens avec des informateurs de toutes les classes sociales. Au cours même de ces entretiens, celui-ci s'est assuré de faire intervenir différents styles de discours, plus ou moins surveillés. Dans l'ordre croissant d'attention portée à son propre discours : le registre familier, le registre surveillé, la lecture de texte, la lecture de mots. Ne restait plus qu'à tracer, pour chaque informateur, un diagramme de la fréquence d'utilisation de chaque variante en fonction du style de discours. Pour une même variable, si la fréquence d'utilisation de l'une ou l'autre variante décroît alors que le niveau de surveillance du discours s'accroît, on peut en conclure que la variante en question est stigmatisée. L'inverse s'applique pareillement.

La variation linguistique s'explique donc par nos attitudes, sous la forme du prestige que nous associons à des réalisations formelles et que, par la modification de notre parler, tentons de nous approprier. De plus Labov rend évidente l'existence d'un paradoxe entre les formes utilisées par les informateurs et celles qu'ils stigmatisent, couramment identiques :

« On voit par là, et à d'autres faits également, que le New Yorkais perçoit son intention phonique, plutôt que le son qu'il émet réellement ; en ce sens, on peut dire que le modèle qui régit l'évolution de la variation stylistique dépend d'un ensemble structuré de normes sociales. »

(Labov, 1976, p199-200)

Ces « normes sociales », ce sont à la fois la synthèse des attitudes de chaque membre de la communauté linguistique sur sa langue, mais aussi l'ensemble des attitudes que nous cherchons à provoquer chez notre interlocuteur, car en matière de variation, le caractère subi des attitudes (dont nous supportons le poids social, pression « d'en dessus » (Labov, 1976, p190)) n'est pas moins important que leur caractère agi (nous visons à faire adopter, à notre égard, un certain éventail d'attitudes par notre interlocuteur, par un « processus de correction explicite » (Labov, 1976, p190)). Nous y reviendrons, mais notons d'ores et déjà deux choses, basées sur les dires de Labov : « La variation linguistique est bien souvent parallèle à la stratification sociale partout dominante. » (1976, p213), peut-être s'agit-il ici d'une évidence, mais elle confirme ce qui a déjà été dit : ce que nous jugeons ne sont pas les langues, de manière intrinsèque, mais bien les communautés qui les parlent. Une langue n'est pas belle ou prestigieuse par immanence, mais seulement par les valeurs que nous-même y attachons, ou par celles que nous attribuons à ses locuteurs.

Cette vision va à l'encontre d'une vision purement évolutionniste de la langue, basée sur les principes darwiniens de lutte pour la survie et de sélection naturelle. Cette extension de la théorie de l'évolution des espèces, souvent faite à propos des langues est ici mise à mal. En soit pour preuve la citation de Sturtevant que Labov établit comme une des bases de ses travaux : « Avant qu'un phonème ne puisse se diffuser de mot en mot (...), il est nécessaire que l'un des deux [phonèmes] rivaux acquière une certaine forme de prestige » (Sturtevant, 1947, cité dans Labov, 1976, p48). La variation, et sa mise en parallèle avec nos attitudes, elles- mêmes associées à des mécanismes de stratification sociale, montre que l'argument évolutionniste qui a souvent servi à étayer les discours sur la prévalence supposée de certaines langues s'avère scientifiquement irrecevable, puisque c'est le prestige qui fait la survie d'une langue, bien plus que ses qualités formelles.

Pour conclure, élargissons notre réflexion au changement linguistique en général, différent de la variation puisqu'il prend en compte le phénomène sous une approche diachronique. « Le changement linguistique est directement lié à la position dans la hiérarchie de classe : il commence au bas de l'échelle ; il est adopté, fort tard ou jamais, par le sommet. » (Baylon, 2008, p106). Ici aussi c'est le degré de prestige, résultat de notre approbation ou désapprobation qui fait évoluer la forme même de la langue, puisque les formes les plus socialement valorisées ne se voient pas (ou rarement) remises en cause, remplacées ou abandonnées.