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1.2.2 Langues et identités : contacts et conflits

1.2.2.1 Co-existences

Nous l'avons vu, il n'existerait sans doute aucune attitude linguistique si la langue était une et indivisible, commune et identique pour tous, sujets sociaux. Ce n'est pas le cas et, en conséquence, il est normal d'observer que les attitudes linguistiques les plus centrales et les plus accessibles sont visibles là où co-existent diverses langues, donc diverses communautés linguistiques. Outre la géographie, les conjonctures font aussi co-exister les langues. Avec la cohabitation des langues vient la cohabitation des identités, les attitudes envers chacune alimentant celles envers l'autre.

Une preuve concrète de cela est la concentration des principaux travaux de référence sur les attitudes linguistiques dans des régions où le contact se fait entre des communautés linguistiques de tailles inégales, notamment au Canada entre francophones et anglophones (Gardner, Lambert, Giles, entre autres) et en Belgique entre francophones et néerlandophones (Lafontaine, Ledegen). Par ailleurs si l'anglais se prête si bien aux études d'attitudes, c'est en sa qualité de langue mondialisée et donc constamment en co-existence avec d'autres langues (Fishman, Chand, Rahman, Henry, etc.). Plus rares sont ceux comme Labov, pionnier dans le domaine, à avoir étudié les attitudes linguistiques au sein d'une communauté linguistique qui apparaissait, avant son étude, comme homogène (l'île de Martha's Vineyard en 1961-62, puis la ville de New-York en 1963-64).

Ces « terrains propices » nous montrent deux choses principales. Premièrement, le plus souvent nos attitudes linguistiques se forment en réalité envers le bi- ou le pluri- linguisme, en tant qu'état de fait, plutôt qu'envers une langue en particulier. Deuxièmement, et de manière liée, les attitudes sont le résultat d'un sentiment d'« insécurité linguistique »10, qui

établit une langue comme dominante par rapport à l'autre, dominée.

1.2.2.2 Bilinguisme et plurilinguisme

Précisons en préambule qu'il nous semble plus approprié d'utiliser le terme de plurilinguisme, dont bilinguisme n'est qu'un hyponyme, car au vu de l'agencement linguistique de la planète, le strict bi-linguisme n'est qu'un cas relativement exceptionnel, à réserver à une vision étroitement occidentale de l'utilisation des langues.

Dans la Grèce antique, parler une autre langue que la langue hellénistique conduisait à l'ostracisme et à la qualification de barbare. Qualification qui perdura jusqu'à nous, même si le sens a dévié depuis. Dans la tradition judéo-chrétienne, le plurilinguisme est le châtiment divin qui punit les hommes à Babel d'intentions démiurgiques (Calvet, 1987, p32-34). Le plurilinguisme part donc avec un handicap, certes enfoui mais présent, dans nos affects.

Du plurilinguisme il est possible d'adopter deux visions, néanmoins il n'en est qu'une qui trouve un écho assez grand dans les esprits pour être adoptée par la majorité. Lambert distingue la vision additive du bilinguisme de la vison soustractive de celui-ci :

_additif « dans le sens où une nouvelle langue (ou des nouvelles langues) peuvent être acquises ou ajoutées sans aucune inquiétude quant au fait que la langue première, de base, soit mise en péril. »

_soustractif : « vision dans laquelle l'autre langage est susceptible d'inonder et de submerger la langue première. »

(Lambert, 1979, p191xxiii)

Ainsi, la co-existence des langues est majoritairement perçue comme une lutte, binaire, avec à chaque fois un gagnant et un perdant (vision soustractive). Le contact est alors forcément conflit. Cette perception soustractive du plurilinguisme, répandue, se retrouve aussi bien dans l'opinion publique que dans les écrits spécialisés : « Les langues gagnent de l'influence au dépend d'autres langues » (Dörnyei et al., 2006, p7xxiv). Dans la littérature

spécialisée, il est bon de noter cependant, comme le fait Thomason, que « cette insistance sur le fait que le contact des langues mène à un conflit entre celles-ci est le fait des auteurs, qui ne se concentrent que sur des situations plurilingues au sein d'États-nations modernes » (2001, p35xxv).

Or le plurilinguisme n'est pas soustractif par nature mais ce sont bien nos attitudes envers les langues en contact qui feront pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Un facteur déterminant de nos attitudes dans ces cas est l'impression d'insécurité linguistique.

1.2.2.3 Insécurité linguistique

« On parle de sécurité linguistique lorsque, pour des raisons sociales variées, les locuteurs ne se sentent pas mis en question dans leur façon de parler, lorsqu'ils considèrent leur norme comme la norme. A l'inverse, il y a insécurité linguistique lorsque les locuteurs considèrent leur façon de parler comme peu valorisante et ont en tête un autre modèle, plus prestigieux, mais qu'ils ne pratiquent pas. »

Calvet, 2005, p47.

Dans cette définition de Calvet, il faut préciser ce que celui-ci entend par « norme ». La norme peut être une question de statut. Une langue peut être qualifiée de norme parce qu'elle est la norme académique, littéraire ou parce qu'elle est langue officielle d'un État. Elle peut aussi l'être parce qu'elle est la langue des élites intellectuelles ou politiques, parfois religieuses. Dans cette conception statutaire, la norme n'est que rarement démocratique, et le qualificatif de standard, pourtant souvent accolé au nom de la langue (anglais standard, français standard) perd de son sens premier.

Parfois ce n'est qu'histoire de nombre, et la norme peut être norme seulement parce qu'elle est parlée par le plus grand nombre. On comprend alors facilement un sentiment d'insécurité linguistique au Québec de la part des Canadiens francophones ou encore de la part des Belges néerlandophones habitant en région frontalière avec la France. On comprend aussi, à une autre échelle, le sentiment d'insécurité linguistique perçu par certains en France face à la langue anglaise, numériquement plus fortement représentée sur le globe. Pourquoi alors ne pas s'inquiéter du mandarin ou de l'espagnol, langues elles-aussi très fortes numériquement, démographiquement ? Simplement par manque de contact avec ces deux autres langues, sur le même principe que celui qui fait que, désormais, les francophones s'inquiètent beaucoup moins qu'auparavant du contact entre le français et l'italien.

L'insécurité linguistique est le fait d'un raisonnement paradoxal : « les locuteurs ont tendance à percevoir leur production à travers le prisme des réalisations visées (les modèles [la norme]), ce qui les conduit à avoir une image déformée de leurs pratiques » (Lafontaine, 1986, p16). Nous dévalorisons donc nous-même nos propres parlers en nous plaçant, dans le cas de l'insécurité linguistique, du côté des dominés : « les membres d'une communauté linguistique dominée semblent partager la vision des dominants et ont même tendance à se ''classer'' moins bien que ne les classent les dominants eux-mêmes. » (Lafontaine, 1986, p29). Nous illustrerons de manière plus concrète ces mécanismes lorsque nous traiterons des positions des Français face à l'anglais.

De manière autoritaire, l'insécurité linguistique peut être le fait d'une imposition venue de l'extérieur. Par exemple : « les colonisateurs le savent bien, un de leur premier souci est de transmettre leur évaluation péjorative des langues vernaculaires aux colonisés qui finissent par mépriser leur ''dialecte'', leur ''patois'', leur ''charabia''. » (Boyer, 1991, p29).

Il en va de l'insécurité linguistique comme il en va des attitudes, la conscience de celle-ci varie selon les individus, et l'on peut distinguer une insécurité linguistique dite, donc directe et manifestée consciemment, notamment par des stéréotypes, et une insécurité linguistique agie, moins directe et moins consciente, plus profonde dans l'individu, et manifestée extérieurement (Ledegen, 2000, p56-57). Ce sont ces manifestations extérieures (réalisations phonétiques notamment) qui avaient permis à Labov en 1966, puis à Trudgill en 1974 de mettre en évidence le principe même de l'insécurité linguistique. Par mécanisme de défense, l'insécurité linguistique pousse aussi à défendre corps et âme (phonologie et attitudes) sa langue : « L'amour patriotique d'une langue peut aussi s'enraciner dans l'anxiété douloureuse que produit un complexe aigu de dévaluation » (Hagège, 2009, p547).

Un passage par la sociologie résume très bien la réponse à la question de savoir pourquoi la langue soulève le débat et nourrit nos attitudes : « les rapports de communication par excellence que sont les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s'actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs » (Bourdieu, 1982, p14. Je souligne). C'est ce qu'illustre Ager quand il remet le pamphlet d'Etiemble (1991) dans le contexte historique et politique de son époque, marqué par une décennie de politique française de protectionnisme envers les États-Unis et le Royaume-Uni (Ager, 1999, p100-101). C'est parce que la langue dépasse le cadre strict de la langue et implique directement et personnellement les hommes qui la parlent que nous y attachons des valeurs. Ces valeurs, qui évoluent chronologiquement en accord avec nos courants de pensée, relèvent de nos morales collectives, de nos affects individuels, de nos dégoûts mais aussi de nos aspirations. Elles relèvent aussi de nos peurs, à commencer par celle de disparaître dans l'oubli.