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Chapitre 2 : Management et santé au travail

2.2. Les manifestations émotionnelles pathogènes : l’organisation, poison et remède

« Si l’on considère que l’impact des émotions sur la santé peut entraîner un

absentéisme et que son impact sur le bien-être et la satisfaction au travail peut provoquer le

turn-over, il est un temps où l’entreprise doit comprendre qu’un élément aussi tangible,

fugace et, à ses yeux, irrationnel et négligeable que l’émotion peut briser ses rouages et lui

coûter cher » (van Hoorebeke, 2003 : 13). Il appartient donc aux professionnels de la fonction

RH et de la santé au travail d’intervenir sur les RPS, afin d’en prévenir les conséquences

délétères sur les personnels, dans le double but d’assurer la production de richesses et

l’efficience de la protection sanitaire des travailleurs, tant au niveau du stress et du cynisme

au travail, qu’au niveau de l’épuisement professionnel.

2.2.1. Émotions et stress au travail

Malgré une interdépendance entre les phénomènes de stress et d’émotions, les champs

de recherche traitant des émotions et du stress correspondent à deux littératures

séparées : « cette séparation est une absurdité, car le stress implique des émotions, et

l’inverse se vérifie la plupart du temps » (Lazarus, 1999 : 35). Selye (1974 : 151) a défini le

syndrome de stress en 1936 : « le stress est une réponse non spécifique du corps à toute

demande qui lui est faite » ; il s’agit de la conséquence d’un manque d’adéquation entre la

personne et son environnement. Dans une optique d’adaptation, le corps réagit par le biais du

syndrome général d’adaptation, ou General Adaptation Syndrome (GAS), ou biological stress

syndrome, afin de maintenir son homéostasie. Le stress, nécessaire pour vivre (Selye, 1974 :

20), permet au corps de réagir dans une optique de survie. Sous stress, le corps libère

l’adrénocorticotrophine (ACTH), et les cellules endocriniennes, stimulées, sécrètent

l’hormone corticotrope. Le stress évolue en trois étapes, que la situation soit plaisante ou

déplaisante - en anglais, stress ou distress (Selye, 1974) - : tout d’abord la réaction d’alarme,

puis l’étape de résistance, dans laquelle l’individu, confronté au stresseur, fait face, et enfin

l’étape de fatigue. Selye (1975 : 68) donne une définition des stresseurs : « la somme de tous

les effets non spécifiques de facteurs (activités normales, facteurs de maladie, remèdes, etc)

pouvant agir sur l’organisme, ces agents sont nommés stresseurs lorsqu’on fait allusion à leur

capacité de produire le stress ».

En soi, une étape de stress aigü ne présente pas de danger pour l’individu,

contrairement au stress chronique (Beatty, 2001). Un haut niveau chronique de cortisol,

emporte en effet des conséquences néfastes sur la santé de l’individu : maladies

cardiovasculaires, maladies chroniques, dépression (Beatty, 2001), fatigue, maux de tête,

maux d’estomac, tension musculaire, changements d’appétit et irritabilité. Malgré ses

différentes formes, le stress reste un phénomène plus simpliste que celui des émotions : « avec

une seule dimension et quelques catégories fonctionnelles, le stress nous dit peu de choses sur

la manière dont l’individu lutte pour l’adaptation » (Lazarus, 1999 : 33). Les émotions

peuvent être utilisées comme indicateur de stress (Remoussenard & Ansiau, 2014 : 27).

Le modèle transactionnel du stress présente l’apparition de ce dernier lors de la

transaction entre l’environnement et l’individu : l’individu évalue la situation comme

excédant ses ressources et menaçant son bien-être (Lazarus & Folkman, 1984). Une

transaction inadéquate entre individu et contexte engendre du stress dit « négatif » (Rascle,

2001). La « connotation populaire du stress » rend ce terme ambigü (Moisson & al, 2009 :

231), et le transforme en notion-enveloppe (Aubert & Pagès, 1989).

Pour Legeron (2003), le stress au travail dépasse la conception strictement

physiologique de Selye (1974). Le stress professionnel correspond à un « ensemble de

processus relativement complexe, comprenant certaines caractéristiques du contexte

professionnel (stresseurs) et de l’individu (personnalité vulnérable, stress perçu intense,

contrôle perçu faible, stratégies d’ajustement inefficaces) et aboutissant à des issues

dysfonctionnelles » (Rascle, 2001 : 163). « Ce ne sont pas les épreuves du travail qui sont

stressantes, mais l’impossibilité de les surmonter » (Detchessahar, 2011 : 56). La littérature

recense plusieurs facteurs de stress au travail : la compétition pour la reconnaissance, la

volonté de « sauver sa peau », les réorganisations non préparées, l’absence de droit à l’erreur,

le manque de reconnaissance, l’impossibilité pour l’individu de se projeter dans le futur

(Casalegno & Sheenan, 2010). Le stress ne trouve pas ses causes seulement dans des facteurs

individuels, mais dans l’organisation du travail, l’environnement de travail et la structure

organisationnelle (Clergeau & Pihel, 2010b).

De nombreux troubles physiques et psychiques surgissent chez l’individu, dans les

cas de stress chronique au travail : concernant l’expression de troubles physiques,

mentionnons une hypertension artérielle, des maladies cardiovasculaires, des ulcères à

l’estomac, des troubles des intestins, des migraines et mal de dos, une diminution des défenses

immunitaires, voire des cancers (Stora, 1988 ; Pepin, 1991) ; les troubles psychiques liés au

stress correspondent à de la nervosité, de l’anxiété, des crises d’angoisse, la dépression, des

troubles du sommeil, de l’insatisfaction au travail, du ressentiment, de l’épuisement

professionnel (Pepin, 1991). Les différences individuelles, dans les degrés d’émotions

plaisantes et déplaisantes ressenties, jouent un rôle dans la détermination du risque et

l’exposition à la résilience traumatique (Galatzer-Levy & al, 2013) : l’opérationnalité de la

résilience se prédit à la fois par un faible niveau d’émotions déplaisantes reportées par le

professionnel avant l’exposition au stresseur, et un haut degré d’émotions plaisantes. Les

émotions plaisantes accroissent les ressources psychologiques, la santé et le bien-être

(Frederickson & al, 2009).

Stress et cynisme au travail peuvent s’associer (Freudenberger, 1974). Le cynisme

renvoie à des attitudes et comportements de duplicité où la personne cynique fait fi de la

morale et / ou des convenances, avec souvent l’objectif conscient d’en tirer un avantage

personnel (Roques & Serrano, 2009). « Stratégie orientée vers la régulation des émotions »

(Roques & Serrano, 2009 :4), il se caractérise par la frustration, le désespoir, la désillusion, le

mépris, la méfiance. Il traduit des réactions de professionnels peu écoutés par leur hiérarchie

et l’organisation, alors même qu’ils cherchent à améliorer cette dernière. Le cynisme se repère

par des manifestations de stress et des déclarations désenchantées. L’individu cynique va

connaître des écarts importants entre ses rôles professionnels, tenus au travail, ce qui lui

génère du stress (Roques & Serrano, 2009). L’hostilité cynique, étudiée dans le secteur de la

santé (Cook & Medley, 1954) et dans celui de la police (Niederhoffer, 1967), inclut une forme

de détachement du professionnel, afin de se protéger de l’anxiété et du risque de séparation

(Roques & Serrano, 2009). Le cynisme représente une des trois dimensions de

l’épuisement professionnel (Moisson, 2009) (en page 112).

Dans certains métiers, le professionnel vit parfois un stress post-traumatique (SPT),

né de situations de travail particulières, liées la plupart du temps à la régulation d’incidents

critiques : mort d’un enfant, suicide d’un collègue, incident inhabituel, blessures multiples,

liens de parenté avec une victime, perception de danger très grave (Oligny, 2009). Un

événement traumatique comporte deux éléments : premièrement, avoir vécu ou avoir été

témoin d’un événement qui a mis la vie en danger ou qui a menacé l’intégrité physique de soi

ou d’autrui, et, deuxièmememt, avoir ressenti des émotions intenses (Jehel & Lopez, 2006).

Lors de SPT, des réactions d’instinct au traumatisme ont lieu, comme un engourdissement

psychique ou des sautes d’humeur. Des réactions cognitives, comme une confusion mentale,

et des réactions comportementales, comme la prise de drogues, l’hyperactivité, des états de

chagrin, se produisent. Il existe aussi des symptômes de reviviscence de l’événement. Lors de

SPT, la perception de l’individu va faire la différence (Oligny, 2009). Après des agressions

graves, les professionnels ressentent un stress quant à leur santé et leur sécurité au travail, et

éprouvent une non-satisfaction au travail (Giorgi & al, 2015). Le SPT se répercute sur la santé

du professionnel et sur l’organisation : absentéisme, problèmes de santé, invalidité, prise de

drogues, problèmes familiaux, roulement du personnel (Oligny, 2009). Face à des situations

susceptibles de provoquer un SPT chez certains professionnels, il est indispensable que

l’organisation propose un débriefing psychologique, animé par un professionnel de la santé

mentale, afin de verbaliser l’incident critique. Le débriefing correspond à une « intervention

en période post-immédiate : il consiste à favoriser individuellement ou collectivement la

verbalisation de l’expérience vécue, tant au plan cognitif qu’émotionnel » (Detchessahar,

2011 : 53), et « apporte une sédation de l’effervescence émotionnelle et une restitution de la

disponibilité à reprendre le service » (Crocq, 2004 : 159). Ce débriefing, individuel et / ou

collectif, doit s’effectuer dans les 24 à 72 heures après l’événement (Crocq, 2004). Les

professionnels concernés pourront alors réorganiser leurs réflexions, réduire la dénégation

émotionnelle, limiter le sentiment d’isolement, et valider leurs émotions.

2.2.2. L’épuisement professionnel : analyse, sujet, et conséquences

Le terme de burnout, ou « épuisement professionnel » a été conceptualisé pour la

première fois par Freudenberger (1974), qui le définit comme un épuisement mental et

physique, un « incendie intérieur » (Dagot & Périé, 2014). Peu après, Maslach (Masclach &

Pines, 1978) a établi les bases de la recherche sur ce phénomène. Dans les années 1980,

Maslach, en collaboration avec Pines et Jackson, travaille avec les services sociaux de santé

sur ce sujet (Maslach & Pines, 1978 ; Maslach & Jackson, 1981). D’autres chercheurs se

penchent alors sur les métiers d’aide aux personnes (Edelwich & Brodsky, 1980) et sur les

professionnels de la fonction publique (Cherniss, 1980). L’épuisement professionnel se

développe au sein d’un processus d’échanges entre l’individu et son milieu de travail, et

implique trois composantes : physique, psychologique et comportementale. Il est une des

manifestations du stress au travail (Karasek, 1979). Ses facteurs sont à la fois individuels,

sociaux, culturels et organisationnels (Oligny, 2009).

L’épuisement professionnel traduit une phase ultime du stress, et un épuisement

de l’organisme, tant physique que psychologique. Ce phénomène correspond à un processus

transactionnel en trois étapes (Cherniss, 1980) :

- un déséquilibre entre les ressources de l’individu et les exigences au travail,

- des réponses émotionnelles comme l’anxiété et la fatigue s’ensuivent,

Les réponses émotionnelles varient suivant les individus, au sein d’un même environnement,

les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux étant singuliers. Ce phénomène comporte

trois dimensions : l’épuisement physique et / ou émotionnel, la dépersonnalisation, et la

réduction de l’accomplissement personnel (Masclach & Jackson, 1981). La première

dimension, l’épuisement émotionnel, renvoie à un appauvrissement des ressources, en

particulier émotionnelles, de l’individu (Maslach & al, 1996). Ce dernier ressent alors

l’impossibilité de pouvoir « donner » à autrui, sur le plan psychologique. La

dépersonnalisation, deuxième dimension de l’épuisement professionnel, se rapporte à un

développement d’attitudes détachées, impersonnelles, négatives, cyniques, envers les

personnes dont s’occupe le professionnel (Truchot, 2004), avec une mise à distance des

émotions perturbatrices. Ce phénomène peut aussi s’exprimer par une attitude inadéquate

concernant la « juste distance » avec le client, ou usager, ou patient. Enfin, lorsqu’il y a

réduction de l’accomplissement personnel, le professionnel tend à évaluer son travail et ses

compétences négativement, ce qui s’accompagne d’une diminution de l’estime de soi et du

sentiment d’efficacité personnelle (Truchot, 2004).

L’épuisement professionnel se traduit par un désillusionnement en quatre phases

(Edelwich & Brodsky, 1980) : enthousiasme, stagnation, frustration, apathie. Il se manifeste

par un retrait psychologique par rapport au travail, en réaction à un stress excessif. Par

exemple, ce phénomène, largement traité concernant le milieu infirmier car fréquent chez les

soignants (Canaoui & Mauranges, 2001 ; Estryn-Behar, 2007), se traduit par « un syndrome

de fatigue physique et émotionnelle qui amène, chez l’individu concerné, une perception

négative de soi, des attitudes négatives au travail, et une implication personnelle auprès des

patients » (Maslach & Pines, 1978), relative à une pénible gestion de la « juste distance ».

Stress et épuisement sont des problématiques au cœur de l’activité professionnelle soignante.

Ces phénomènes proviennent, dans ces professions, de situations dramatiques, d’impuissance,

de technicité, de problèmes économiques, de surcharge de travail, de désorganisation

d’équipe, de l’écart entre représentation et réalité, d’un investissement affectif important.

L’épuisement professionnel des urgentistes se traduit par un épuisement émotionnel faible,

mais une forte dépersonnalisation et une déshumanisation de la relation avec le patient

(Laurent & al, 2007), dégradant alors la qualité de service, la qualité de soins, ou de care, à

l’égard du patient. La déshumanisation correspond à un mécanisme de défense. Grebot (2010)

dans son étude sur les urgentistes, mentionne que ces derniers censurent leurs réactions

émotionnelles, professionnellement indésirables, c’est-à-dire non conformes aux normes, ce

qui les protège d’un épuisement émotionnel. La déshumanisation, la distanciation, s’inscrit

dans une stratégie défensive (Laurent & al, 2007), visant à baisser le stress, et à faire le travail

dans les meilleures conditions, sans être soumis aux émotions trop complexes à réguler : cette

distanciation émotionnelle à visée défensive peut être considérée comme salutaire, car le

professionnel conscientise que cette stratégie garantit son professionnalisme. Cette stratégie

peut cependant conduire les urgentistes à une dévalorisation de soi et à une démotivation au

travail (Laurent & al, 2007), s’accompagnant d’un sentiment d’impuissance, d’échec, de

culpabilité. De manière générale, de par les activités et responsabilités conférées au

professionnel des urgences, ce métier comporte une forte tension perçue (Moisson & al,

2009).

Canoui et Mauranges (2001), en particulier, ont défini le Syndrome d’Épuisement

Professionnel des Soignants (SEPS). D’une manière générale, les études sur le sujet

démontrent que l’épuisement professionnel apparaît comme spécifique aux professions

d’aide (Masclach & Pines, 1978 ; Stordeur & al, 2001), touche les professions de care - de

« prendre soin » en français -, de soins à autrui, comme les infirmiers, la police,

l’enseignement (Cherniss, 1980). Dans ces métiers de relation d’aide professionnalisée, le

professionnel perçoit sa mission comme une fonction de protection, de maintien ou

d’amélioration du bien-être des personnes, sous-entendant d’importantes exigences du travail,

exigences émotionnelles et sociales. Par exemple, ces exigences émotionnelles peuvent revêtir

la forme de règles d’affichages de la compassion, de l’intérêt, de l’empathie, ou de règles de

détachement émotionnel.

L’épuisement professionnel a des conséquences négatives, à la fois sur la santé de

l’individu, mais aussi sur l’organisation : maladies, dépressions, insomnies (Burke &

Deszca, 1986), moindre implication professionnelle, désinvestissement, absentéisme (Maslach

& al, 1996), turn-over. En effet, cette « conséquence d’un stress professionnel chronique […]

nuit à la santé mais aussi à la qualité du travail. Des réactions (e.g. angoisse, dépression),

cognitives (e.g. difficultés à se concentrer, à prendre des décisions), motivationnelles (e.g.

perte d’intérêt pour son travail), comportementales (e.g. conduites addictives, isolement,

cynisme), physiologiques (e.g. diabète de type 2) lui sont associées » (Truchot, 2004 : 17).

Les exigences du travail peuvent déclencher un processus de détérioration de la santé

(Bakker & Demerouti, 2007). Ces exigences deviennent alors sources de tension au travail et

favorisent l’épuisement professionnel. Ainsi, selon Truchot (2004), les causes d’épuisement

professionnel correspondraient essentiellement à des causes organisationnelles. Ce

phénomène possède un instrument de mesure : le Maslach Burnout Inventory (MBI) (Maslach

Dans les métiers nécessitant une maîtrise et une régulation des émotions, comme les

métiers de primo contact avec un public, et les métiers de service, les exigences émotionnelles

conduisent les professionnels à déployer diverses stratégies de régulation des émotions. Il

arrive que ces stratégies deviennent sources de mal-être au travail, de stress, voire

d’épuisement émotionnel.

2.3. Les ressources et stratégies de régulations des émotions : des