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Chapitre 5 : Épistémologie et méthodologie

5.1. Épistémologie de la recherche

Cette section présentera le paradigme épistémologique dans lequel cette recherche en

GRH s’inscrit, en l’occurrence le paradigme constructiviste, ayant pour caractéristique

d’accéder à la connaissance d’un phénomène à travers les représentations des acteurs, dans un

but de produire des connaissances actionnables. Nous justifierons le choix du paradigme

épistémologique constructiviste pragmatique. Celui-ci nous a conduit à nous immerger dans

les différents terrains étudiés, afin de vivre et de ressentir les phénomènes qui nous

intéressent. Nous proposerons ensuite d’exposer la validation de la pertinence de l’objet de

recherche. Nous relèverons enfin l’importance de la co-construction des connaissances avec

les acteurs sociaux étudiés, dans l’objectif de construire et d’élaborer un savoir actionnable.

5.1.1. S’inscrire dans le paradigme épistémologique constructiviste

Après avoir souligné l’importance du choix d’un paradigme épistémologique et

examiné la question méthodologique utilisée par les recherches en sciences de gestion, nous

nous attacherons à démontrer la pertinence du paradigme constructiviste adopté pour cette

recherche.

5.1.1.1. Le choix d’un paradigme épistémologique

L’épistémologie correspond à l’« étude de la constitution des connaissances valables »

(Piaget, 1967 : 6), « l’étude de la connaissance, de ses fondements, de ses principes, de ses

méthodes, de ses conclusions et des conditions d’admissibilité de ses propositions »

(Legendre, 1993 : 149). Pour Cohen (1996), l’épistémologie évoque un simple retour critique

de la connaissance sur elle-même, sur ses conditions d’élaboration et de légitimité. Le

paradigme épistémologique, ou ensemble de croyances ou hypothèses partagées par une

communauté scientifique, s’articule autour de trois interrogations : « Qu’est-ce que la

connaissance ? Comment est-elle constituée ? Comment apprécier sa valeur ou sa validité ? »

(Le Moigne, 2007 : 4). Les paradigmes majeurs correspondent à la vision du monde du

chercheur. Il existe trois principaux questionnements épistémologiques (Le Moigne, 2007 ;

Martinet, 2007) :

- la question gnoséologique, traitant de la nature de la connaissance,

- la question méthodologique, considérant la constitution des connaissances,

- et la question éthique, ou épistémique, qualifiant la valeur ou la validité des

connaissances, ici établies dans la discipline scientifique des sciences de gestion.

5.1.1.2. Épistémologie en sciences de gestion

La réflexion épistémologique a approché le management et les sciences de gestion

dans les années 1980 (Martinet, 1990), et la perspective épistémologique constructiviste s’est

déployée dans cette discipline peu après (Chanal & al, 1997 ; Charreire & Huault, 2002).

Quel que soit le paradigme choisi en sciences de gestion, la connaissance doit être utile à la

pratique, aider le gestionnaire et par conséquent légitimer la recherche (Martinet, 1990).

Cohen (1996 : 1063) définit la gestion comme « un ensemble de pratiques, de discours

et de connaissances théoriques ou techniques relatif à la conduite des organisations ». Une

situation de gestion « se présente lorsque les participants sont réunis, et doivent accomplir,

dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement

externe » (Girin, 1990 : 142). Le champ de la recherche en gestion intègre diverses

disciplines, car « les sciences de gestion ont vocation à analyser et à concevoir les dispositifs

de pilotage de l’action organisée » (David, 1999 : 13). Coughlan et Brady (1995) ajoutent que

la recherche en gestion ne devrait pas se polariser sur un seul domaine ou discipline, mais

plutôt reposer sur différentes idées ou concepts interagissant avec la problématique de

recherche. Dans cette recherche inscrite en GRH, la question des émotions au travail

mobilise différentes disciplines comme la gestion, la psychologie du travail, la sociologie du

travail, la psychodynamique du travail et les comportements organisationnels.

L’objet de gestion, vaste, se subdivise en quatre parties (Cohen, 1996) : un ensemble

de pratiques ; un ensemble de connaissances théoriques ou techniques ; un ensemble de

discours, ceux-ci assurant une mobilisation et un engagement dans l’action ; et enfin une visée

commune, la maîtrise des problèmes organisationnels. Le paradigme constructiviste adopté

dans cette recherche sur les émotions au travail, fait de cette dernière un projet et non un objet

(Le Moigne, 2007), en raison de l’intervention des acteurs étudiés au sein des organisations

concernées.

5.1.1.3. Le paradigme épistémologique constructiviste : saisir un phénomène

Le paradigme épistémologique constructiviste adopté mobilise cinq principes : le

principe de représentabilité de l’expérience du réel, le principe de l’univers construit, le

principe de l’interaction sujet-objet, le principe de l’argumentation générale, et le principe de

l’action intelligente (Le Moigne, 1990).

Nous considérons les différents secteurs étudiés comme des construits sociaux. La

recherche se définit à travers l’action et l’intervention des différents acteurs rencontrés, par le

biais de leurs processus cognitifs. À travers ce paradigme, la méthode d’élaboration, de

construction de la connaissance, ne fait plus référence à une norme programmable du vrai,

mais à une norme de faisabilité, re-programmable. La connaissance s’envisage comme un

processus de construction de connaissances, et le connu et le connaissant ne se dissocient pas

facilement (Piaget, 1967).

Le point de vue constructiviste entend la connaissance comme la recherche de

manières de se comporter et de penser, convenant au flux de l’expérience, « et non pas

comme la recherche de la représentation iconique d’une réalité ontologique » (von

Glasersfeld, 1988 : 41). « Le constructivisme développe une théorie de la connaissance dans

laquelle la connaissance ne reflète pas une réalité ontologique ‟objective” mais concerne

exclusivement la mise en ordre et l’organisation d’un monde constitué par notre expérience »

(von Glasersfeld, 1988 : 27).

L’attention se focalise sur l’explication des phénomènes, à savoir les diverses

stratégies de régulations des émotions existantes dans différents métiers de services en primo

contact avec un public, et non sur la prédiction de ces phénomènes. Dans cette optique, la

connaissance s’évalue par l’expérience du sujet. Les différentes représentations des sujets

étudiés permettent d’appréhender des réalités multiples, produits de constructions mentales

individuelles et collectives, pouvant se transformer dans le temps. Cette réflexion amène à

considérer l’objectivité comme la convergence des subjectivités (Popper, 1991). Selon le

paradigme constructiviste, l’image de la réalité, ou les notions qui la structurent, représentent

le produit de l’esprit humain en interaction avec la réalité, et non l’exact reflet de la réalité. Le

projet de recherche répond à des problèmes pratiques auxquels font face les sujets de

l’organisation étudiée, par la co-construction, entre chercheur et acteurs de terrain

(Allard-Poesi, 2003). La prévention et la gestion des RPS des agents, ainsi que l’objectif de qualité

des interventions dans des contextes professionnels parfois à hauts risques, à travers les

variantes des stratégies de régulations des émotions des acteurs des terrains étudiés,

représentent les principaux problèmes pratiques organisationnels. Pour y répondre au mieux et

de manière argumentée, nous construisons la connaissance à travers les différentes

représentations des acteurs observés et interrogés.

La connaissance se construit, et sert les objectifs que nous avons fixés. La recherche

s’évalue suivant des critères de convenance, d’adéquation (von Glasersfeld, 1988) et de

faisabilité (Le Moigne, 2007). Nous élaborons des connaissances en lien avec les observations

faites dans les organisations : « pour anticiper ce qui de l’inconnu est susceptible d’être acquis

à la connaissance, la pensée scientifique doit inlassablement prendre le risque d’interroger le

réel en fonction d’un possible dont elle sollicite les virtualités par la pensée et

l’expérimentation. Et cette ferveur interrogative ne se satisfait d’aucune réponse apportée »

(Lecourt, 2003 : 368).

L’objectif de la recherche selon le paradigme constructiviste correspond à une volonté

de transformer des modes de réponses traditionnels dans un contexte, ce qui se traduit par

l’élaboration de modèles (Chanal & al, 1997), favorisant la compréhension de processus

5.1.2. L’interaction chercheur-terrain et la co-construction du savoir

Le paradigme constructiviste dans lequel s’inscrit la présente recherche nous donne

accès à la connaissance des phénomènes étudiés à travers les représentations des acteurs

concernés, dans l’objectif de co-construction de savoirs actionnables.

5.1.2.1. La connaissance d’un phénomène à travers les représentations

La réalité se crée à partir de l’expérience du chercheur, dans les interactions et

l’action. Les observations et phénomènes observés donnent lieu à interprétation (von

Glasersfeld, 2001). L’existence des objets extérieurs dépend de l’activité de connaissance des

sujets. La recherche a pour objectif de regarder le monde à travers le point de vue du sujet, de

l’individuel, de l’existentiel, pour l’interpréter, comprendre le « comment savoir » et le

« comment faire » (Croom, 1999). L’évaluation de la connaissance s’effectue par l’expérience

du sujet, et la représentation de ce dernier va construire la connaissance. Watzlawick (1978 :

7) précise que « notre idée quotidienne, conventionnelle, de la réalité est une illusion que nous

passons une partie substantielle de notre vie à étayer, fût-ce au risque considérable de plier les

faits à notre propre définition du réel, au lieu d’adopter la démarche inverse. De toutes les

illusions, la plus périlleuse consiste à penser qu’il n’existe qu’une réalité ». Ainsi, la réalité

objective n’existe pas, elle est co-construite par les acteurs sociaux (Watzlawick, 1988).

La connaissance des phénomènes (von Glasersfeld, 2001) résulte d’une construction

élaborée par le ou les sujet(s) (Kant, 1781), et ces représentations du monde (Piaget, 1967)

constituent des réalités (von Glasersfeld, 2001), ou « la construction sociale de la réalité »

(Berger & Luckmann, 1966) : « rien n’est donné, tout est construit » (Bachelard, 1934 : 14), et

« tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet » (Schopenhauer, 1889 : 27). Notre position

ontologique dépasse l’alternative entre déterminisme et volontarisme, et considère

l’organisation comme une construction sociale et un objet complexe (Morin, 2005).

Nous appréhendons et saisissons l’objet de recherche grâce à une méthode

qualitative associant ethnographies et entretiens individuels avec les sujets étudiés. Cette

préhension des constructions sociales conduit à l’élaboration d’une connaissance, car « on ne

connaît un objet qu’en agissant sur lui et en le transformant » (Piaget, 1967 : 85). Le

chercheur, devenu alors sujet connaissant, permet l’édification d’une connaissance et d’une

hypothèse phénoménologique ; « la connaissance implique un sujet connaissant et n’a pas de

sens ou de valeur en dehors de lui » (Le Moigne, 2007 : 67). La connaissance proposée

correspond à une représentation ou un modèle, énoncé de conditions nécessaires pour un

fonctionnement vertueux du processus étudié, suscitant la compréhension d’un phénomène, et

permet de mener une action sur ce phénomène. Dans l’élaboration de la connaissance, la

réalité est représentée, la réalité, ou vérité absolue, objective, ne pouvant être atteinte (Popper,

1991).

5.1.2.2. Produire des connaissances actionnables

Cette recherche s’inscrivant dans la discipline appliquée qu’est le management, nous

cherchons à produire une connaissance actionnable (Le Moigne, 2007), par l’étude d’un

phénomène, correspondant au projet de recherche intuitif initial : quelles sont les régulations

des émotions opérées par les individus et / ou les collectifs, pour faire face à des situations

professionnelles, plus ou moins risquées, pouvant engendrer des « incidents émotionnels » ?

Ainsi, nous cherchons à produire des connaissances actionnables en management, à partir

d’une idée : « une idée, pour peu qu’on s’y accroche avec une conviction suffisante, qu’on la

caresse et qu’on la berce avec soin, finira par produire sa propre réalité » (Watzlawick, 1983 :

54). Cette idée établit le projet de recherche : « la méditation de l’objet par le sujet prend

toujours la forme du projet » (Bachelard, 1934 : 15). Nous nous intéressons à la manière dont

se construisent la réalité sociale et les phénomènes sociaux, le monde social étant le produit

de l’action libre des acteurs sociaux.

Le tableau 4 précise les différents aspects de la construction de connaissances lors de

cette recherche, selon le paradigme constructiviste (Le Moigne, 1990 et 2007 ; Chanal & al,

1997 ; von Glasersfeld, 2001).

Tableau 4 : Physionomie du paradigme constructiviste de la présente recherche

Substances Correspondances

Construire un objet de recherche Élaborer un projet de connaissance que la recherche

s’efforcera de satisfaire

Vision de la réalité Phénoménologie du réel

Relation sujet / objet Interactions

Objectif Construire une représentation instrumentale et / ou un outil de

gestion utile pour l’action

Validité de la connaissance Utilité / convenance par rapport à un projet

Origine de la connaissance Construction

Nature de l’objet de recherche Développement d’un projet de connaissances

Origine de l’objet de recherche Transformer la connaissance proposée en élaborant de

nouvelles réponses

Position de l’objet Intérieure au processus de recherche, se construit dans le

5.1.3. Le PECP, paradigme adéquat à l’immersion

Le Paradigme Épistémologique Constructiviste Pragmatique, adéquat à cette recherche

portant sur les émotions au travail, donne sa légitimité à l’immersion dans les différents

terrains envisagés. Nous constatons une non-séparabilité entre observé et observant.

5.1.3.1. Le choix du paradigme épistémologique constructiviste pragmatique

Deux paradigmes épistémologiques constructivistes coexistent :

- le constructivisme radical, relevant du pragmatisme (von Glasersfeld, 1988, 1994 et

2001 ; Le Moigne, 1990, 2001 et 2007), ou Paradigme Épistémologique

Constructiviste Pragmatique (PECP), qui sera le nôtre dans cette recherche,

- et le constructivisme selon Guba et Lincoln (1998), ou Paradigme Épistémologique

Constructiviste de Guba et Lincoln (PECGL), relevant du post-modernisme, et dans

lequel le réel ontologique est relatif.

Le PECP trouve son origine dans le constructivisme radical, conceptualisé par von

Glasersfeld, se fondant sur les recherches de James (1907) et Piaget (1967). Le Moigne a

développé cette perspective en définissant le « paradigme épistémologique constructiviste

radical » (Le Moigne, 1990, 2001 et 2007), ou « paradigme épistémologique constructiviste

téléologique » (Le Moigne, 2001). Selon von Glasersfeld (1988 : 27), le constructivisme

radical « est radical parce qu’il rompt avec la convention ». L’objectif de la recherche est de

développer des connaissances susceptibles de fournir des repères correspondant à l’expérience

des sujets. L’action cognitive intentionnelle de construction d’une représentation du

phénomène étudié influence la connaissance dudit phénomène. Le terme « radical » peut être

remplacé par « pragmatique », terme que nous privilégierons ici (Mir & Watson, 2000). Les

deux termes peuvent se substituer, le terme « pragmatique » soulignant l’inscription de ce

paradigme dans la philosophie pragmatiste au sens de James (1907) (Avenier, 2011).

Le PECP considère toute méthode de recherche comme éligible si les trois grands

principes suivants sont respectés :

- le comportement éthique du chercheur,

- la rigueur critique sur le processus de recherche mis en œuvre ainsi que sur les

résultats de ce processus,

- l’explicitation des hypothèses sur lesquelles repose la recherche et celle du travail

Toutes sortes d’hypothèses de travail se conçoivent, et des savoirs élaborés dans d’autres

paradigmes épistémologiques peuvent être intégrés. Cette portée plus large du PECP, en

comparaison avec le PECGL, a été décisive dans le choix d’inscrire cette recherche dans le

paradigme épistémologique constructiviste pragmatique. L’originalité du thème traité - les

régulations individuelles et collectives des émotions, du point de vue de la GRH et du

management - et la singularité du choix méthodologique (en page 223), nécessitent une

épistémologie souple, admettant une forme de liberté dans l’élaboration de la connaissance.

Pour réemployer la métaphore considérant une théorie comme une lampe torche (Mir &

Watson, 2001) mettant en lumière certains éléments d’une pièce sombre tout en laissant

d’autres éléments dans l’ombre, « le faisceau de la lampe torche ‟paradigme épistémologique

constructiviste pragmatique” apparaît plus large et plus puissant pour éclairer les phénomènes

étudiés par la recherche en management, que celui de la lampe torche ‟paradigme

épistémologique constructiviste selon Guba et Lincoln” » (Avenier, 2011 : 389).

Le PECP repose sur l’hypothèse de connaissance phénoménologique. L’évaluation des

connaissances se fonde sur la confrontation à l’expérience de l’action, d’où le terme de

« pragmatisme ». Afin d’étudier un phénomène, nous allons nous confronter aux faits, nous

immerger dans les situations de travail que nous souhaitons comprendre.

5.1.3.2. La perspective constructiviste, une indistinction observé-observant

D’un point de vue méthodologique, nous agissons sur le phénomène en l’observant, en

nous immergeant dans un milieu, une organisation, un terrain : « le sujet n’est plus face à

l’objet - et sur un autre plan - à le regarder tel qu’il est ou à travers des lunettes structurantes :

il plonge dans l’objet par son organisme, nécessaire à l’action, et réagit sur l’objet en

l’enrichissant des apports de l’action » (Piaget, 1967 : 1244). Suivant cette perspective

pragmatique, nous allons observer comment les sujets se servent de leurs représentations dans

l’organisation, et si ces réflexions trouvent une expression pratique, c’est-à-dire dans les faits,

dans les pratiques de travail (Avenier, 2011).

Piaget (1967), auteur ayant introduit l’expression d’épistémologies constructivistes,

relève une dépendance sujet-objet : « le propre d’une épistémologie constructiviste qui relie la

connaissance à l’action est de situer sur les mêmes plans multiples le sujet et l’objet, leurs

séparations n’étant que de méthode, et pour ainsi dire provisoire » (Piaget, 1967 : 1265). Le

principal point commun entre le PECP et le PECGL est l’hypothèse d’inséparabilité entre le

système observant et le système observé (von Foerster, 1981). Dans les paradigmes

épistémologiques constructivistes, nous ne pouvons alors séparer les hypothèses d’ordre

ontologique, des hypothèses d’ordre gnoséologique, c’est-à-dire les hypothèses concernant le

réel en lui-même, des hypothèses concernant la connaissance du réel. L’interdépendance entre

le sujet connaissant et le phénomène étudié (von Foerster, 1981), sous-entend que la

connaissance élaborée sur le phénomène dépend du chercheur, de son projet, de son histoire.

Ainsi, la connaissance élaborée par le sujet connaissant n’est pas indépendante de celui-ci :

l’expérience d’un phénomène est « toujours le produit de la composition entre une part

fournie par les objets et une autre construite par le sujet » (Piaget & Garcia, 1983 : 30).

Nous élaborons la connaissance du phénomène en étant acteur et sujet, agissant

inévitablement sur l’objet de recherche. Avenier relève cette influence du sujet connaissant :

« […] dans le processus d’élaboration des savoirs, ce qui provient de la situation étudiée est

inséparablement enchevêtré à ce qui provient de la perception du chercheur. De plus,

l’intention de connaître influence notre expérience de la situation, et par conséquent, la

connaissance que l’on en développe » (Avenier, 2011 : 203). Conformément à la perspective

constructiviste, cette indistinction, inéluctable, entraîne la connaissance, en tant que

représentation de l’activité cognitive, et implique un sujet connaissant. Cette connaissance n’a

ni sens ni valeur en dehors de ce dernier, la réalité connaissable étant « perçue ou définie par

l’expérience que s’en construit chaque sujet prenant conscience ou connaissant » (Le Moigne,

2007).

L’interaction sujet-objet, inévitable dans la construction de la connaissance, repose sur

l’intentionnalité de l’acteur connaissant. Cette connaissance produite résulte d’interprétations

d’individus situés dans des contextes sociaux, culturels, physiques, qui influencent

l’élaboration de cette connaissance, les structures cognitives des sujets représentant des filtres

à travers lesquels la réalité s’observe et s’interprète (Lapointe, 1996 : 11). La connaissance

qui se dégage de l’étude du phénomène mobilise l’ensemble des informations construites par

les individus des communautés observées, qu’il s’agisse des universitaires aussi bien que des

praticiens (Deschênes & al, 1996 : 7). Cette perspective constructiviste engage un processus

de négociations interindividuelles, une intersubjectivité, aboutissant sur la mise au jour de

réalités multiples. Dans cette perspective, le constructivisme implique des échanges, des

interactions entre chercheurs et praticiens, le monde du construit étant inépuisable,

relevant d’une complexité organisée et organisante.

5.1.4. Construction de l’objet de recherche et co-construction des connaissances

Conformément à la vision constructiviste, le présent objet de recherche a été élaboré et

confirmé suite à une pré-recherche menée dans les secteurs de la santé et de la sécurité

(Monier, 2014), ainsi que plusieurs entretiens semi-directifs avec des chercheurs et experts au

sujet des émotions au travail. Il est ensuite présenté et proposé aux différents acteurs sociaux

étudiés. Ces derniers co-construisent avec le chercheur des connaissances, nées de leurs

représentations sociales, dans le dessein de construire un savoir actionnable.

Dans le cas de notre recherche, nous avons veillé à ce que la question de recherche ne

soit déconnectée, ni des situations concrètes de travail, ni du cadre théorique existant. Pour

cela, nous avons rencontré, dans un premier temps, et dans le cadre d’une pré-recherche,

différents acteurs sociaux de services variés, archétypes représentatifs de métiers à « risques »

physiques et / ou psychologiques - services de santé et services de sécurité -, engageant des

émotions au travail, afin d’interroger les praticiens en entretiens semi-directifs, à propos de la

pertinence de la recherche. De plus, grâce à une démarche active de réseautage, dans le cadre

de rencontres, séminaires, conférences sur les émotions et la santé au travail, et avec un

praticien actuellement retiré des Services de l’Etat, nous nous sommes enquis plus

spécifiquement de l’intérêt d’une telle recherche au sein de services de sécurité : Police,

Armée, Gendarmerie. Les retours favorables provenant de ces différentes rencontres et

interviews de professionnels de services de sécurité et de santé, nous ont confortée dans notre