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Les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à incidents émotionnels : quels
enjeux pour la Gestion des Ressources Humaines ?
Hélène Monier
To cite this version:
Hélène Monier. Les régulations individuelles et collectives des émotions dans des métiers sujets à inci- dents émotionnels : quels enjeux pour la Gestion des Ressources Humaines ?. Gestion et management.
Université Jean Moulin (Lyon III), 2017. Français. �tel-01854647�
N°d’ordre NNT : 2017LYSE3027
THÈSE de DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ DE LYON
opérée au sein de
Université Jean Moulin Lyon 3
École Doctorale N° 486
École Doctorale Sciences Économiques et de Gestion
Doctorat en Sciences de gestion
:Soutenue publiquement le jeudi 22 juin 2017, par :
Hélène MONIER
LES RÉGULATIONS INDIVIDUELLES ET COLLECTIVES DES ÉMOTIONS DANS
DES MÉTIERS SUJETS À INCIDENTS ÉMOTIONNELS :
QUELS ENJEUX POUR LA GRH ?
Devant le jury composé de :
EVERAERE Christophe Professeur des Universités, Université Jean Moulin Lyon 3
DIRECTEUR DE THÈSE
DESMARAIS Céline Professeure ordinaire à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud, Suisse
RAPPORTEUR
DETCHESSAHAR Mathieu Professeur des Universités, Université de Nantes
RAPPORTEUR
CLERGEAU Cécile Professeure des Universités, Université de Nantes
SUFFRAGANT
GIL Éric Commandant de Police, Adjoint au chef du département recherche et valorisation professionnelle, École Nationale Supérieure de la Police
SUFFRAGANT
THÉVENET Maurice Professeur des Universités, CNAM / ESSEC Business School
SUFFRAGANT
« Qu’il s’agisse d’émotions ou de techniques, sans préparation, l’imprévisible devient insurmontable »
(Éric Heip, actuel numéro 2 du RAID, le 1
erjuin 2016)
Remerciements
« Pour moi, l’émotion appelle l’action. Ça se passe dans ce sens-là » (Laurent Delhalle, professionnel de la sécurité, retiré des services de l’Etat). Les émotions au travail sont devenues pour moi un sujet de prédilection lorsque, durant mes premières expériences professionnelles, suite à un cursus en École de Commerce, je fus frappée par leurs incidences sur les prises de décision, les actions, les comportements individuels ou collectifs des professionnels. Surprise de cette puissance - il s’agit donc encore d’émotion ! - que peut détenir la composante émotionnelle au travail, j’eus alors la volonté d’analyser en profondeur les tenants et aboutissants de ce singulier paramètre, dans les organisations. J’exprime ici toute ma gratitude - état affectif induisant une émotion sociale plaisante et positive - envers mon entourage personnel et professionnel, qui m’a soutenue durant ce parcours doctoral.
À mon directeur de thèse, Christophe Everaere, pour son écoute active, sa réactivité, son management adaptatif, son pragmatisme et son anticonformisme ;
À Messieurs Jean-Pierre Dumazert et Dominic Drillon, qui ont semé la graine académique dans mon parcours professionnel ;
Aux professionnels d’élite de la Sécurité qui ont inspiré cet objet de recherche : à Messieurs Laurent Delhalle, mon mentor, Robert Paturel et Patrick Cascalès, Philippe, Éric Heip, pour leur accessibilité, leur gentillesse et leur partage ;
Aux chercheurs canadiens rencontrés en début de parcours, pour leur accueil et leurs conseils avisés : Mesdames et Messieurs Kathleen Bentein, Frédéric Bove, Benoît Cherré, Louise Cossette, Michel Cossette, Angelo Soares et Michel Tremblay ;
À tous les professionnels m’ayant accueillie sur les quatre terrains étudiés (dans leur service, dans leur voiture en patrouille, dans leur box de soins, dans leur salle de classe ou dans leur open space), aux 108 participants aux entretiens, pour leurs contributions, leurs réflexions, leur engagement. Nous restons en contact ;
Aux personnels de l’ENSP, pour leur accueil et leur amabilité. À Monsieur Didier
Rosselin, pour son engagement dans la recherche sur la santé et la sécurité au travail, et ses
anecdotes policières captivantes, à Monsieur Éric Gil, pour sa lucidité et son
professionnalisme, à Monsieur Philippe Puginier, notre collaboration ne fait que commencer,
à Messieurs Éric Henrion et Jean-Marc Tanguy, qui m’ont appris à toucher la cible (au sens
propre comme au figuré), à Jean-Sébastien Colombani, pour son hospitalité et sa prévenance,
et à tous les policiers avec qui j’ai eu l’honneur de travailler ou d’être associée. Je remercie
spécifiquement les policiers rencontrés à la brigade anti-criminalité, avec qui je suis toujours en contact, pour leur discernement et leur générosité. Grâce à eux, j’ai appris à optimiser et entretenir le trépied « sommeil-sport-nourriture » pour partir en « investigations » académiques et planifier différents axes de réflexions et d’actions face à « l’imprévu », tout en prenant la mesure de l’importance de pouvoir « s’extraire du plan ». Comme ils disent,
« quand on part en recherche, on ne sait jamais ce qu’on va trouver » (extraits d’entretiens).
À l’équipe de Magellan, à Catherine Vulcain et Éric Thivant, aux collègues doctorants pour les échanges et partages de pratiques, aux enseignants de l’IAE Lyon avec lesquels j’ai eu l’honneur de coopérer : à Mesdames et Messieurs Alain Roger, Camille de Bovis, Didier Vinot, Thierry Rochefort ;
À mes parents, ma sœur et mon frère, noyau familial aussi fidèle et permanent que cet objet de recherche, pour leur soutien de tous les instants. Je saisis désormais toute la nécessité du soutien socio-émotionnel hors travail, entretenant l’investissement professionnel ;
À Damien Spennato, jeune entrepreneur sagace, pour nos brainstormings et son talent dans l’aménagement de sas de décompression inattendus ; à Juliette Treppo, pour sa persévérance amicale, sa profondeur de réflexion et sa drôlerie inégalées. À mes amis proches, pour leur intérêt sur ce choix de parcours, et leur énergie festive.
Aux membres du bureau des Pôles Du Management - Pôle Lyon Rhône, Association réunissant managers et dirigeants sur des thématiques managériales actuelles.
Je remercie également les membres du jury, qui me font l’honneur d’évaluer ce travail : à Mesdames et Messieurs Cécile Clergeau, Céline Desmarais, Mathieu Detchessahar, Maurice Thévenet, et bien sûr Christophe Everaere et Didier Rosselin, présents jusqu’au bout de ce cheminement.
La matérialisation de la recherche en actions opérationnelles, ensuite évaluées,
corrigées, poursuivies, m’apparaît comme l’aboutissement incontournable de l’analyse de
toute la richesse de témoignages et d’observations accumulés. Je remercie donc l’équipe du
Centre de Recherche de l’ENSP de m’en donner les moyens, et d’organiser ce projet collectif
dans un avenir très proche.
Liste des acronymes
ACTH : AdrénoCorticoTropHine, ou hormone adrénocorticotrope AESS : Agence Européenne pour la Santé et la Sécurité
ANACT : Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail ANI : Accord National Interprofessionnel
ANSES : Agence Nationale de SÉcurité Sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail
ARACT : Agence Régionale pour l’Amélioration des Conditions de Travail
BAC : Brigade Anti-Criminalité BIT : Bureau International du Travail
BRI : Brigade de Recherche et d’Intervention
CDI : Compagnie Départementale d’Intervention CEE : Centre d’Études de l’Emploi
CHSCT : Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail CHU : Centre Hospitalier Universitaire
CLACT : Contrats Locaux d’Amélioration des Conditions de Travail dans les hôpitaux publics
CPE : Conseiller Principal d’Éducation CRS : Compagnies Républicaines de Sécurité CT : Conditions de Travail
CUMP : Cellule d’Urgence Médico-Psychologique
DAFOP : Délégation Académique à la FOrmation des Personnels
DARES : Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques DCSP : Direction Centrale de la Sécurité Publique
DDA : Deliberative Dissonance Acting
DDSP : Direction Départementale de la Sécurité Publique
DGAFP : Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique DRH : Direction des Ressources Humaines
DUE : Document Unique de l’Entreprise
DUER(P) : Document Unique d’Évaluation des Risques (Professionnels)
ECLAIR : École-Collège-Lycée-Ambition-Innovation-Réussite ELS : Emotional Labour Scale
EM : École de Management
ENSP : École Nationale Supérieure de la Police
EPBET : Échelle de mesure Positive du Bien-Être au Travail EPS : Éducation Physique et Sportive
ERQ : Emotion Regulation Questionnaire ESG : École des Sciences de Gestion
EVREST : ÉVolution et RElation en Santé Travail
GAS : General Adaptation Syndrome
GIPN : Groupe d’Intervention de la Police Nationale
GPDS : Groupe de Prévention contre le Décrochage Scolaire GRH : Gestion des Ressources Humaines
GSP : Groupements de Sécurité de Proximité
HEC : (École des) Hautes Études Commerciales HPST : Hôpital Patients Santé Territoire
IAO : Infirmier d’Accueil et d’Orientation
INRS : Institut National de Recherche et de Sécurité IPR : Inspecteur Pédagogique Régional
IRM : Imagerie par Résonance Magnétique IRP : Instances Représentatives du Personnel ITT : Interruption Temporaire de Travail
MAP : Modernisation de l’Action Publique MBI : Maslach Burnout Inventory
MEP : Monitoring Électronique des Performances
MGEN : Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale
MSCEIT : Mayer Salovey Caruso Emotional Intelligence Test
NPM : New Public Management
NAO : Négociations Annuelles Obligatoires
OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économique OHF Organisations à Haute Fiabilité
OMS : Organisation Mondiale de la Santé OPJ : Officier de Police Judicaire
PAE : Programmes d’Aides aux Employés PAF : Plan Académique de Formation PANAS : Positive And Negative Affect Schedule
PECP : Paradigme Épistémologique Constructiviste Pragmatique PECGL : Paradigme Épistémologique Constructiviste de Guba et Lincoln PER : Positive Emotion Regulation
PMSI : Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information PNL : Programmation Neuro-Linguistique
PNSP : Plan National de Santé Publique
PV : Procès-Verbal
PVC : Part Variable Commerciale
QE : Quotient Émotionnel QI : Quotient Intellectuel QVT : Qualité de Vie au Travail
RAID : Recherche-Assistance-Intervention-Dissuasion RAR : Réseaux Ambition Réussite
REP : Réseau d’Éducation Prioritaire
REP+ : Réseau d’Éducation Prioritaire renforcée RPS : Risques PsychoSociaux
RRS : Réseaux de Réussite Scolaire RTT : Réduction du Temps de Travail
SAMU : Service d’Aide Médicale d’Urgence
SATIN : SAnté au Travail, INRS et université Nancy II SBS-HP : Staff Burnout Scale for Health Professionals
SEPS : Syndrome d’Épuisement Professionnel des Soignants SIP : Santé et Itinéraires Professionnels
SOPSR : Service d’Ordre Public et de Sécurité Routière SNCF : Société Nationale des Chemins-de-fer Français SPT : Stress Post-Traumatique
SST : Santé et Sécurité au Travail
SUD : Solidaires, Unitaires, Démocratiques, de l’union syndicale solidaire SUMER : SUrveillance Médicale des Expositions aux Risques professionnels SVT : Sciences de la Vie et de la Terre
T2A : Tarification À l’Activité
TIC : Technologies de l’Information et de la Communication TMS : Troubles Musculo-Squelettiques
TP : Travaux Pratiques TPE : Très Petite Entreprise
UCANSS : Union des CAisses Nationales de Sécurité Sociale
UE : Union Européenne
UQAM : Université du Québec À Montréal
ZEP : Zone d’Éducation Prioritaire
Sommaire
Introduction ... 13
PREMIÈRE PARTIE : Fondements théoriques et questionnements de recherche ... 27
Introduction ... 29
Chapitre 1 : Les émotions au travail : de l’émergence d’un objet d’étude à la régulation des émotions ... 31
Introduction ... 31
1.1. Les émotions au travail : émergence d’un objet d’étude et délimitation effective .... 31
1.2. Les émotions au travail : détermination de l’angle théorique ... 41
1.3. Les compétences émotionnelles, choix d’un cadre théorique ... 53
1.4. Le travail émotionnel, travail invisible du professionnel en contact avec un public . ... 59
1.5. Les régulations individuelles des émotions ... 68
1.6. Des « régulations émotionnelles collectives » ? ... 76
Chapitre 2 : Management et santé au travail ... 89
Introduction ... 89
2.1. Travail, santé, émotions : d’une approche pathogénique des risques à un processus salutaire ... 89
2.2. Les manifestations émotionnelles pathogènes : l’organisation, poison et remède .. 109
2.3. Les ressources et stratégies de régulations des émotions : des conséquences contrastées sur la santé au travail et l’accomplissement de la tâche ... 115
Chapitre 3 : Des métiers à « incidents émotionnels » ... 133
Introduction ... 133
3.1. Les métiers de service, des métiers à incidents émotionnels ... 133
3.2. Policiers et infirmiers de la fonction publique ... 139
3.3. Enseignants, téléconseillers : des métiers sujets à « incidents émotionnels » ... 153
Chapitre 4 : Questionnements théoriques et managériaux ... 161
4.1. Articulations du triptyque compétences émotionnelles - travail émotionnel - régulation émotionnelle ... 161
4.2. Vers un management de la « régulation émotionnelle collective »?... 161
4.3. Une typologie dimensionnelle des émotions sans modèle théorique ? ... 162
DEUXIÈME PARTIE : Épistémologie, méthodologie et résultats ... 165
Introduction ... 167
Chapitre 5 : Épistémologie et méthodologie ... 169
Introduction ... 169
5.1. Épistémologie de la recherche ... 169
5.2. Quatre études de cas avec immersions et entretiens ... 180
5.3. Une méthodologie méthodique et répétée : comparaison d’études de cas et méthode d’analyse ... 223
Chapitre 6 : Adaptations méthodologiques et résultats ... 251
Introduction ... 251
6.1. Étude de cas : le cas des policiers de la brigade anti-criminalité ... 251
6.2. Étude de cas : le cas des infirmiers d’un service d’Urgences ... 290
6.3. Étude de cas : le cas des enseignants en collège REP+ ... 325
6.4. Étude de cas : le cas des téléconseillers d’une grande entreprise de télécommunications ... 353
TROISIÈME PARTIE : Discussion, modélisation, limites et perspectives ... 383
Introduction ... 385
Chapitre 7 : Une relecture des facteurs de RPS par les enjeux sous-jacents aux rapports en société ... 387
Introduction ... 387
7.1. Une nouvelle perspective de considération des RPS ... 387
7.2. « Je n’ai pas signé pour ça ! » : émotions acceptables versus émotions inacceptables, une nouvelle caractérisation des risques ... 392
Chapitre 8 : Vers une modélisation du processus émotionnel au travail ... 399
Introduction ... 399
8.1. Des « objets émotionnels de travail » ... 399
8.2. Des « outils émotionnels de travail » ... 417
8.3. Des « effets émotionnels du travail » ... 443
8.4. Proposition de structuration du processus émotionnel au travail ... 468
Chapitre 9 : Limites et perspectives de recherche ... 471
Introduction ... 471
9.1. Les limites de la recherche ... 471
9.2. Perspectives de recherche ... 478
Conclusion ... 489
Bibliographie ... 495
Introduction
Colère, dégoût, surprise, joie, peur, tristesse… Longtemps, les émotions furent l’apanage des Arts et des Lettres. En 1872, la Science y fait incursion, et Charles Darwin soutient qu’un certain nombre d’émotions fondamentales à l’Être humain possèdent une expression faciale universelle. Un siècle plus tard, la psychologie approfondit cette affirmation sous l’impulsion de Paul Ekman (1972), qui démontre qu’il existe sept émotions de base, fondamentales, dont les expressions faciales constituent une sorte de langage humain universel, commun tant aux tribus isolées de Papouasie-Nouvelle-Guinée, qu’à l’Homme moderne de nos villes. Plaisantes ou déplaisantes, l’affinement de ses recherches porta à quinze le nombre de ces émotions universellement identifiables (Ekman, 1994 et 2009). Ainsi, les expressions du visage sont-elles déterminées biologiquement (Darwin, 1972 ; Ekman, 1972, 1994 et 2009). La reconnaissance faciale des émotions, leur identification, leur perception, et leur expression, constitue la compétence émotionnelle élémentaire du modèle de Salovey et Mayer (1997 : 11).
Dans les métiers de contact avec un public, cette compétence s’avère donc particulièrement utile à l’accomplissement de la tâche. Dans les métiers de contact direct et initial avec l’usager ou le client, que nous qualifions de primo contact avec un public, l’émotion du professionnel doit être contrôlée, réprimée, simulée ou réfrénée (Jeantet, 2003 ; Hochschild, 2003a et 2003b ; Molinier & Flottes, 2012). En interaction avec son interlocuteur, l’enjeu humain pour le professionnel sera d’être capable, non seulement d’en « lire » le visage et la communication non verbale, pour y apporter une réponse adéquate, mais encore
Crédits : Photographe Charles-Édouard Gil
d’adapter lui-même son état émotionnel à la situation, en conformité avec les règles émotionnelles exigées par l’organisation ou la vie en société.
Or, l’exposition de certains professionnels à des situations de travail générant des
« incidents émotionnels », constitue une condition de travail quotidienne qui demeure obscure, pour les gestionnaires ou les théoriciens : elle ne peut s’appréhender que dans le travail réel et réalisé, sur le « terrain ». L’« incident », du latin incidere, signifiant « tomber sur », correspond à un événement survenant au cours d’une situation professionnelle, et qui peut en perturber ou en modifier le déroulement. L’« incident émotionnel » correspond, tout au long de cette recherche, à tout événement à caractère émotionnel plaisant ou déplaisant, interne ou externe à l’organisation, qui se produit pendant l’activité.
L’interaction entre les Êtres humains entraînant nécessairement une expression, une transmission, un partage, ou une régulation des émotions, tout métier de service, ou de contact avec un public, inclut des incidents émotionnels. C’est le cas, par exemple, des métiers de policier, d’infirmier, d’enseignant, de téléconseiller. Observer, cataloguer, classer, gérer, prévoir, résoudre ces incidents émotionnels, devient alors un enjeu organisationnel d’efficacité et de qualité dans l’accomplissement de la tâche.
Dans certains métiers, l’élaboration de méthodes et de stratégies de régulation des émotions, et de travail sur les émotions, a été réalisée empiriquement, sous la contrainte des nécessités du réel. Il s’agit de métiers à incidents émotionnels, qui cumulent contact avec un public et risque. Risque physique, risque psychologique, il s’agit des métiers de policiers de voie publique et des infirmiers urgentistes. Confrontés à la violence, à la souffrance, à la mort, ces deux secteurs offrent l’exemple de solutions empiriques, qui gagneraient sans doute à être fondées sur une solide base théorique, actuellement lacunaire.
Au niveau du professionnel des métiers à incidents émotionnels, le travail sur les émotions représente un enjeu individuel double : se préserver en se mettant en sécurité psychique, et réguler les émotions de l’interlocuteur, afin d’intervenir de manière adéquate.
Pour réguler les émotions, le professionnel doit nécessairement en reconnaître les
expressions et les manifestations, chez lui et chez l’interlocuteur. L’infirmier devra ainsi
établir la juste distance avec le patient, pour ne pas répondre en miroir à sa douleur ou à sa
détresse, tout en maintenant avec lui une certaine empathie. De même, le policier, d’une part,
repère et interprète le comportement non verbal des mis en cause, pour pouvoir anticiper leurs
éventuels violents passages à l’acte, ou mettant en échec leur intervention, tout en assurant la
sécurité dans le collectif de travail. Et d’autre part, il contrôle et régule son comportement : il
patiente discrètement en planque, masque sa fébrilité ou sa peur, contient sa colère, joue
l’indifférence devant les insultes, affiche calme ou autorité. Pour des raisons de pertinence, de pragmatisme et d’actualité, qui seront justifiées dans le corps de la thèse, le métier de policier représentera, dans cette recherche, le secteur d’activité archétypal de référence.
Et ce double enjeu individuel a une portée sanitaire, sociale et Politique, au sens étymologique du terme. En effet, travail et émotions, en agissant sur le corps et le psychisme de l’individu, se répercutent sur sa santé et son bien-être professionnel.
Ressentir ou jouer des émotions mobilise le corps et la psyché du professionnel (Selye, 1974 ; Charpentier, 2000 ; Dejours, 2001 ; Hochschild, 2003a ; Mikolajczak & al, 2009 ; Molinier &
Flottes, 2012), et s’y inscrivent avant de devenir des comportements. Face à des événements stressants, l’émotion agit chimiquement sur le corps et conditionne la cognition et le passage à l’acte. L’événement une fois passé, la médecine démontre que le système nerveux parasympathique fait revenir l’individu à un niveau émotionnel plus paisible (Beatty, 2001 ; Davezies, 2013). Ce processus homéostatique salutaire maintient l’équilibre mental et psychique. Cependant, si l’émotion déplaisante au travail s’inscrit dans la chronicité, alors elle devient source pathogène. L’efficacité des mécanismes chimiques internes de protection du corps s’émousse, s’use ; l’individu, dont le corps réagit à la chronicité des états affectifs déplaisants par retrait et auto-conservation (Selye, 1974), impliquant un « désengagement émotionnel » (Davezies, 2013), peut alors connaître des pathologies psycho-somatiques et inflammatoires ayant des manifestations localisées (maux de dos, migraines, troubles musculo-squelettiques (TMS)), ou de « bas grade », responsables de phénomènes douloureux diffus (Beatty, 2001 ; Davezies, 2013). Ces troubles de la santé aboutissent potentiellement à une décompensation somatique ou psychopathologique, durant laquelle l’individu ne peut plus retourner au travail : c’est l’épuisement professionnel. Au début de l’année 2017, l’intérêt général de ce problème amène la Commission nationale des affaires sociales de l’Assemblée nationale
1, à s’intéresser à la question de savoir comment reconnaîre ce syndrome comme maladie professionnelle, alors même que le détail du mécanisme menant à cet état ne fait pas consensus dans la théorie.
Toujours est-il que le rapport étroit entre travail et santé conduit les professionnels de la fonction RH et de la santé au travail à s’emparer de la question des émotions, par une approche organisationnelle sous l’angle des risques psychosociaux (RPS), vision pathogénique de la Santé et Sécurité au Travail (SST), et / ou sous l’angle de la qualité de vie au travail (QVT), du bien-être au travail, processus salutaires. Dans le secteur privé,
1 http://www2.assemblee-nationale.fr/documents/notice/14/rap-info/i4487, site consulté le 10 mars 2017
l’institutionnalisation des RPS et la considération de la santé du professionnel par la Gestion des Ressources Humaines (GRH), s’inscrit dans la directive-cadre européenne de 1989, la loi française de modernisation sociale du 17 janvier 2002, l’accord-cadre européen sur le stress au travail du 8 octobre 2004, l’ANI sur le stress au travail du 2 juillet 2008 débouchant sur des accords d’entreprise, l’intégration de la QVT dans l’ANI du 19 juin 2013, la loi Rebsamen du 17 août 2015. La prise en compte des facteurs de risques au travail pénètre des instances comme la Commission Européenne, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’Agence Européenne pour la Santé et la Sécurité (AESS) (Zawieja & Guarnieri, 2014), et se traduit dans les articles L4121 et L4131 du Code du Travail. Au sein de la fonction publique, qu’il s’agisse du secteur de la santé, de la sécurité, ou de l’enseignement, la qualité de la GRH, de la formation, la mise en place d’une politique de prévention des RPS ou d’une politique de QVT, formelle et opérationnelle, ainsi que la modernisation des politiques RH, constituent une priorité actuelle
2. Par ailleurs, un accord-cadre portant sur un plan national d’action pour la prévention des RPS dans la fonction publique a vu le jour le 22 octobre 2013 : il oblige chaque employeur public à élaborer un plan d’évaluation et de prévention des RPS pour l’année 2015. L’accord-cadre sur la QVT dans la fonction publique du 12 janvier 2015 complète cette approche pathogénique des risques de la SST.
Alors que le rapport de Gollac et Bodier (2011) met en évidence la composante émotionnelle au travail, dans la souffrance ou le bien-être ressenti par le professionnel, que cette composante retentit sur la santé de celui-ci (van Hoorebeke, 2008b), et que l’enjeu devient juridique en conférant, à la GRH, parallèlement aux services de santé au travail, de plus en plus d’attributions d’actions (Ughetto, 2011 ; Leroux & van de Portal, 2011), celle-ci peine à s’approprier tous ses rôles nouveaux dans le domaine émotionnel : la littérature apparaît éparse, contradictoire, ou lacunaire, et les pratiques improvisées, empiriques, et aléatoires. La GRH serait-elle alexithymique
3?
Ayant été historiquement prise en considération par les disciplines de la psychologie, de la neurologie, de la sociologie, la question des émotions pénétra les théories de l’organisation à partir du courant des Relations Humaines et de l’approche socio-technique, dans les années 1940. Les travaux de March (March & Simon, 1958) en théorie des organisations, et ceux du neurologue Damasio (1994) établirent plus tardivement les émotions comme nécessités dans la prise de décision. Au niveau des théories psychosociologiques, les
2
Bilan 2013 des pratiques de GRH, Ministère de la Fonction Publique, Direction Générale de la Fonction Publique (DGFP)
3