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Chapitre 3 : Des métiers à « incidents émotionnels »

3.1. Les métiers de service, des métiers à incidents émotionnels

Tout métier de service, de relation, de contact avec un public, induit des incidents

émotionnels. Les émotions, vécues par les professionnels exerçant une telle activité, s’avèrent,

suivant les cas, plaisantes, neutres ou déplaisantes. Néanmoins, l’« incident émotionnel »

survient lorsque le professionnel fait l’expérience d’une ou plusieurs émotions dans le

cadre de son activité. Les métiers sujets à « incidents émotionnels », métiers de « tensions »

par les doubles prescriptions qu’ils renferment - prescriptions de l’organisation, prescriptions

du public -, exigent du professionnel de trouver une « juste distance », avec le public, lors du

travail émotionnel. L’objectif principal de l’exigence émotionnelle que constitue le travail

émotionnel demeure la qualité du service rendu, malgré les incidents émotionnels auxquels le

professionnel se retrouve confronté. Or, la littérature n’est pas unanime quant à une définition

spécifique de la qualité de service au public, client ou usager. Les différentes réformes

s’inspirant du New Public Management (NPM) modifient le rapport de l’agent au Service

Public : la distinction traditionnelle entre usager et client s’estompe ; le souci de rentabilité,

parallèlement, s’affirme, en opposition avec les valeurs historiques du service public, telles

que sa continuité, l’égalité de son accès dans tout le territoire, voire même sa gratuité

(enseignement obligatoire). Désormais, l’agent sert un usager-client (Benmansour, 2011). De

plus, l’économie de service limite la possibilité de mesurer et d’évaluer la productivité réelle

du professionnel, car le travail fourni par ce dernier relève en grande majorité d’un aspect

comportemental (Skogan, 2005).

3.1.1. Métiers de service, métiers d’émotions

Goffman pose les jalons théoriques de la relation de service (Goffman, 1959). Partant

du métier de réparateur, il définit la relation de service sur la base de trois dimensions :

technique, contractuelle et de civilité. La dernière dimension se réfère à l’aspect émotionnel

au travail, et fait référence aux moments de contacts et d’interactions du professionnel avec un

public : « les échanges de politesses accompagnés de quelques amabilités et de menues

marques de respect » (Goffman, 1969 : 383), que Soares qualifie de « travail discret et

intangible » (Soares, 2002 : 231).

La tertiarisation de l’économie n’a pas pour autant affranchi l’Homme de la pénibilité

au travail (Detchessahar, 2011) : l’intensification physique, mais aussi cognitive ou subjective

du travail (Clot, 2010) met le professionnel à l’épreuve. L’ouverture sur l’usager, de plus en

plus exigeant, de plus en plus difficile, engendre une charge émotionnelle et cognitive non

négligeable pour le professionnel ; celle-ci provoque des émotions déplaisantes, dont le

caractère désagréable se trouve en relation avec le système dit « aversif » (Frijda, 1994 ;

Garcia & Herrbach, 2006), relié à la recherche de l’évitement. Il existe des situations de

contacts parfois pénibles, voire violentes dans certains métiers « à risques ». Les métiers de

service engagent émotionnellement les agents (Thévenet, 2002). Ils requièrent de l’individu

une importante régulation des émotions, et sont décrits dans la littérature comme source de

stress, d’épuisement professionnel, de malaise au travail (Villatte & al, 1993 ; Loriol & al

2006). Les professionnels de métiers de service en arrivent à se sentir « vidés » et épuisés

suite aux pressions extrêmes exercées par les clients, ou usagers (Freudenberger, 1974). Les

tensions psychiques, courantes dans les métiers de relation et de service se retrouvent

potentiellement à l’origine de pathologies plus ou moins aigües : troubles gastro-intestinaux,

troubles du sommeil, dépressions, voire suicides (van de Weerdt, 2011). La durée des

interactions est corrélée à l’épuisement (Cordes & Dougherty, 1993). Le professionnel doit

produire un travail sur ses représentations (Hochschild, 2003b) afin de modifier sa perception

de la situation et neutraliser certaines émotions déplaisantes.

La gestion du stress a été traitée dans différents métiers de service, pour en explorer

les facteurs organisationnels (Boussard & al, 2004). Afin d’étudier le stress et les émotions

déplaisantes dans les métiers de service, l’approche organisationnelle est préférable aux

approches individuelles (Loriol & al, 2006). Les activités de services incluent une diversité

de sources de prescriptions. Dans les métiers de contact avec un public, deux prescriptions au

moins se cumulent : celles de la Direction et celles du public. Or, ce dernier, qu’il soit patient,

client, usager, devient de plus en plus informé et exigeant ; le public « étant roi », sa place

devient prépondérante au sein de la stratégie de l’organisation (Jeantet, 2003). Certains

publics exigeants, qualifiés de demanding publics (Williams, 2003), transgressent certaines

limites pourtant considérées comme légitimes par le professionnel. Ces difficultés

s’exacerbent quand le management poursuit des objectifs contradictoires.

Les professionnels des relations de service, face à un public dit « sensible » ou en

difficulté, essayent de contrôler leurs réactions et comportements, afin de maintenir un point

de vue objectif sur la situation. Le professionnel a le choix alors entre deux attitudes :

« l’attitude distanciée » (Hughes, 1996) et la capacité à relativiser. Par l’attitude distanciée

avec son interlocuteur, le professionnel cherche à conserver sa position, son rôle social et

professionnel, en contenant le stress et les émotions déplaisantes. Boujut (2005), dans son

étude sur le métier d’assistant social, met en exergue l’importance de la régulation

émotionnelle du professionnel, ainsi que l’établissement de cette « juste distance » vis-à-vis

des usagers : « l’absence d’émotions, ou du moins le contrôle de leur manifestation, est une

base du travail social quand toute réaction de cet ordre est susceptible d’altérer la position du

travailleur social » (Boujut, 2005 : 149) ; « la déstabilisation de la position professionnelle

s’observe quand des émotions et un sentiment d’injustice se combinent au moment où les

travailleurs sociaux sont sollicités » (Boujut, 2005 : 150).

Beaucoup de métiers de service nécessitent un « travail de reproduction », nommé

reproductive labor (Duffy, 2007). Ce travail, appartenant initialement à la sphère privée,

domestique, s’est transplanté dans l’économie de marché : il s’agit de préparer à manger, de

s’occuper des enfants ou des personnes âgées (Wharton, 2004). Ces tâches, apparentées aux

activités soignantes, de care, historiquement effectuées par les femmes dans un cadre

domestique, nécessitent désormais une régulation des émotions au travail (Wharton &

Erickson, 1993), et peuvent conduire l’individu à éprouver une aliénation au travail, une perte

de contact avec ses émotions et avec soi-même (Hochschild, 2003b). Dans ces cas de

reproductive labor, la nature des émotions sollicitées diffère, entre sphère privée et sphère

professionnelle : les individus contrôlent personnellement leurs émotions dans le cadre privé,

alors que les émotions sont contrôlées par l’organisation dans celui de la sphère

professionnelle (Hochschild, 2003b). Ces activités relevant de deux sphères différentes

conduisent l’individu à convoquer deux formes de travail émotionnel. S’il y a conflit entre les

deux sphères, un stress potentiel apparaît. En revanche, si le travail émotionnel des deux

sphères s’avère identique, l’individu remplira des rôles qu’il percevra de la même manière.

Une continuité entre les sphères permet même un transfert de compétences de l’une à l’autre

(Wharton, 2004). Néanmoins, si l’activité exercée dans les deux sphères consiste à

« s’occuper d’autrui », l’individu pourra éprouver un surmenage, une surcharge de travail,

voire un épuisement professionnel (Wharton, 2004).

Malgré les charges émotionnelles et cognitives, inhérentes aux métiers de contact avec

un public, les métiers à fort travail émotionnel sont aussi source de satisfaction au travail

(Adelmann, 1995). Il convient de différencier les demandes émotionnelles et les demandes

interactionnelles (Brotheridge & Grandey, 2002) : être en interaction avec autrui constituerait

une caractéristique désirable pour certains individus, alors que d’autres la percevraient comme

pénible (Glomb & Tews, 2004).

3.1.2. Le travail émotionnel dans les métiers de service

Le travail émotionnel a été largement étudié dans la littérature traitant des métiers de

service, en particulier par la sociologie du travail et des organisations. Le travail

émotionnel constitue une part essentielle des métiers de service, en contact avec un

public (Jeantet, 2003), dont le degré d’intensité est plus ou moins fort (Wharton & Erickson,

1993 ; Hochschild, 2003b). Les professions relationnelles comprennent des exigences

émotionnelles, du travail émotionnel, du fait des attentes institutionnelles d’expression chez

les professionnels (Dagot & Périé, 2014), révélant la centralité du travail de l’émotion dans

les échanges de service (Newman, 2009). Il s’agit de cacher les émotions, à cause du public

(Gollac & Bodier, 2011), et à cause de l’organisation du travail : les professionnels doivent

représenter et conserver l’image de l’organisation face au public rencontré. Ce travail

invisible des salariés en face to face (Goffman, 1973) répond aux prescriptions émotionnelles

organisationnelles. En effet, un ensemble de normes de comportement régit les interactions

quotidiennes au travail : les individus jouent alors des rôles et donnent une certaine image

d’eux-mêmes pendant l’interaction avec le public (Goffman, 1959), devenant ainsi des

emotional laborers (Brotheridge & Grandey, 2002).

La littérature qualifie ces prescriptions sociales émotionnelles, organisationnelles, de display

rules, ou « affichages émotionnels » : « les attendus émotionnels sont définis par des règles

d’affichage, c’est-à-dire les règles qui indiquent la nature des émotions que les employés sont

autorisés à exprimer et qu’on attend d’eux qu’ils expriment dans leurs interactions avec les

clients » (Wilk & Moynihan, 2005). Des différences culturelles, suivant les métiers, existent

et régissent ce que le professionnel doit exprimer ou inhiber (Mann, 1999). Ainsi, le rire sera

mal venu dans les métiers de gestion de la détresse, comme la police (van Hoorebeke, 2003 :

7). En revanche, le sourire correspondra à l’expression la plus appropriée dans le secteur de la

santé, tout comme le sérieux et les marques de compréhension (van Hoorebeke, 2003). Dans

la plupart des métiers de service, exprimer et afficher des émotions plaisantes constitue

l’essentiel du travail des professionnels, afin de satisfaire le public rencontré (Grandey, 2003).

En fonction de la situation, le professionnel doit exprimer et afficher des émotions plaisantes

comme l’entrain, l’intérêt, des émotions neutres ou déplaisantes, comme la colère, ou une

sensibilité envers autrui, comme l’empathie, la sollicitude (Zapf & al, 2003). Avec

l’ancienneté, le professionnel automatise ses affichages émotionnels. Cette « automatisation

de l’émotion » (Ashforth & Humphrey, 1993 ; Briner, 1999) concerne les mimiques, les

phrases, les tons, alors intégrés et devenus routiniers.

Les femmes étant surreprésentées dans les métiers de service, en particulier ceux qui

impliquent un contact direct avec un public, elles se retrouvent davantage susceptibles de

devoir effectuer un travail émotionnel dans le cadre de leurs fonctions, que les hommes

(Hochschild, 2003b). Les postes à fort travail émotionnel se trouvent majoritairement occupés

par les femmes (Bhave & Glomb, 2009).

Le travail émotionnel fourni par les professionnels des métiers de contact avec un

public, s’il correspond aux prescriptions organisationnelles et aux attentes du public, sert la

qualité de service.

3.1.3. La qualité de service : définition et évaluation difficiles

L’exception française du « service public » focalise initialement sur l’offre, sans

forcément répondre aux demandes des usagers (Osborne & Gaebler, 1995). L’exigence

principale de la tradition administrative française, une prestation de qualité dans le respect des

principes de neutralité, de continuité et d’égalité, se transforme en source de tension, au cours

des évolutions organisationnelles de la fin des années 1970, comprenant de nouvelles

techniques de production, une économie mondialisée, des consommateurs souhaitant un

service personnalisé, une concurrence accrue (Pollitt & Bouckaert, 2000). La question de la

qualité des services publics devient alors sensible, car le socle de la conception française du

service public acquiert une dimension mythique, par l’amalgame entre fonction et organe

publics (Benmansour, 2011). Depuis les années 1980 et les premières réformes s’inspirant du

NPM, la thématique de la qualité des services publics devient récurrente et se conforme aux

pratiques du management privé (Hood, 1991). Le NPM propose un processus de régulation de

l’offre par le consommateur (Hood, 1991), afin de répondre aux attentes des «

usagers-clients » (Benmansour, 2011), dirigeant ainsi la culture organisationnelle des services publics

vers la recherche de la qualité, orientée vers la personne qui reçoit le service. Cependant,

aucune définition précise de la qualité de service et des résultats souhaités, ni de

formulation claire de l’évaluation et de la mesure de cette qualité ne se dégagent, ni ne

font consensus en France.

La conception historique de l’exception française de l’administration publique donne

un sens technique au concept de qualité (Maram, 2008), et s’oppose aux valeurs véhiculées

par le NPM (performance, compétition, réduction du nombre de fonctionnaires) (Benmansour,

2011 : 137). Traditionnellement, la qualité du service public dépend des savoir-faire

techniques et de l’expérience des fonctionnaires, et non de la qualité relationnelle de la

prestation de service. La norme ISO 8402

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propose la définition de la qualité suivante :

« l’ensemble des propriétés et caractéristiques d’un produit ou d’un service qui lui confèrent

l’aptitude à satisfaire des besoins exprimés ». Ainsi, la qualité de service relèverait de la

satisfaction des besoins et des attentes de l’usager (Froman, 2003). Or, le service

correspond à une situation unique, à un contexte, ce qui le rend contingent, difficilement

quantifiable par des instruments de mesure (Dupont, 2003). La notion de « bon service

public » dépend des usagers, des professionnels, des situations, des missions, des priorités,

paramètres sujets à changements (Peters & Savoie, 2001).

L’économie de services présente donc une difficulté quant à la mesure de la

production et à l’évaluation de la productivité du professionnel (Gadrey, 2003), en raison de

l’invisibilité et de « l’intériorité » du travail émotionnel. L’organisation détermine parfois

explicitement la qualité du service (Jeantet, 2003), comme, par exemple, quitter un client

satisfait. Concernant le métier de policier, évaluer la satisfaction des usagers dépend du

positionnement de ces derniers : victimes ou délinquants, parfois même, les deux

simultanément.

Afin d’étudier la question de la qualité du service, Buttle (1996) précise qu’il ne suffit

pas d’évaluer le résultat du service, mais qu’il convient de s’intéresser aussi au processus de

prestation de service. La plupart du temps, dans les métiers en contact avec un public, la

qualité de service comprend le fait de se montrer souriant, bienveillant, sympathique,

empathique, de respecter les contraintes organisationnelles, d’exprimer la bonne émotion au

bon moment et de savoir faire preuve de fermeté (Lewig & Dollard, 2003).

Le comportement du professionnel influence celui du client (Rind & Strohmetz, 1999), de

l’usager. De manière générale, la qualité du service se mesure par la qualité de la relation

avec le client ou usager, qui dépend du travail émotionnel fourni par le professionnel :

c’est lorsqu’il fait défaut que le travail émotionnel révèle toute sa nécessité dans

l’accomplissement du service (Desprat, 2015). Afin d’être efficients dans leur rôle, les

professionnels des métiers de contact doivent se montrer sensibles à l’expression émotionnelle

face aux publics rencontrés (Dechurch & al, 2011).

Les compétences émotionnelles, essentielles pour le professionnel lors de l’exercice

d’une activité de service impliquant différentes relations avec un public, jouent un rôle non

négligeable sur la performance au travail. À propos de la mesure de l’influence de la

régulation des émotions sur la performance et l’efficacité des professionnels, les compétences

émotionnelles constitueraient le concept le plus adéquat concernant la relation personnalisée

avec un public, alors que le travail émotionnel s’adapterait davantage aux services dits « de

masse » (Othman & al, 2008).

Les métiers d’infirmiers et de policiers, métiers de service, sujets à incidents

émotionnels et nécessitant un travail émotionnel important de la part des professionnels,

incluent d’importants risques, physiques et / ou psychologiques, pouvant impacter la santé du

professionnel, ainsi que l’efficacité de son travail, l’accomplissement du « travail bien fait ».