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Les « malmenés » : l’épreuve de la précarité

Ce texte repose sur l’analyse de 24 entretiens 2 menés par les étudiants Carrières sociales de la promotion 2017 2018 de l’IUT du Havre Ces entretiens, qui respectent les principes d’anonymat et de confidentialité, ont une durée

4. Les « malmenés » : l’épreuve de la précarité

Les « malmenés » sont des jeunes qui présentent généralement un bas niveau de formation ou un diplôme à faible employabilité et qui savent que leur insertion sur le marché du travail est vouée à être lente et précaire au gré d’une alternance de moments de chômage et d’intérim. Dans ces conditions, ils se trouvent contraints d’accepter des postes qu’ils n’aiment pas et dans des conditions telles qu’elles les conduisent à l’expérience et à la conscience de leur précarité. Ils supportent temporairement ces situations

précaires, mais avec l’idée en permanence présente de partir pour s’y soustraire, là aussi au moins provisoirement. Au total, ils entretiennent un rapport tout à fait négatif au travail, qui les touche et les atteint parfois dans leur personne même, dans leur estime et leur confiance en soi. Bien qu’ils soient jeunes, ils font d’ores et déjà montre d’un certain pessimisme face à l’avenir. Certains d’entre eux l’analysent comme une difficulté liée non pas à leur formation ou à leur niveau de diplôme, mais aux conditions professionnelles qu’ils apparentent tout simplement alors, dans une veine très fataliste, à une sorte d’ordre naturel des choses.

Issue des classes populaires, Estelle (22 ans, BTS banque, E73) travaille actuellement en tant que vendeuse dans une grande enseigne que nous avons renommée « Vêtements pas chers ». Elle n'est pas satisfaite de cet emploi où elle est rémunérée au SMIC. Les conditions de travail ne sont pas du tout celles auxquelles elle s'attendait lorsqu'elle a passé son entretien d'embauche :

« Comment dire que « Vêtements pas chers » c’est une arnaque. À l’entretien ils te font de belles promesses, comme quoi tu as le droit aux tickets restaurant, que tu es payée plus que le SMIC, que tu vas travailler que trois jours par semaine, arrivé à la signature du contrat, ce n’est pas du tout ça. Ils te disent que les tickets restaurants ça se mérite, que pour les avoir, il faut travailler 6 heures à la suite, sauf que les horaires c’est cinq heures à la suite, donc je n’avais pas de tickets restaurant. Que finalement tu ne vas pas travailler trois jours mais cinq. Et en plus de cela tu es au SMIC. Bienvenue chez « Vêtements pas chers » [en haussant le sourcil]. »

(Estelle, 22 ans, BTS banque, E73.)

De fait, les considérations au nom desquelles elle avait accepté cet emploi ne sont désormais plus réunies. La trahison des promesses faites lors de la phase de recrutement alimente la relation très négative qu'elle noue avec son emploi. Ce sentiment de trahison est d’autant plus intense qu’elle avait de surcroît quitté son précédent emploi dans la restauration rapide parce que « Vêtements pas chers » offrait a priori des avantages et une meilleure rémunération. Lorsqu'elle a réalisé que tel n'était pas le cas, il était trop tard, car elle avait déjà démissionné :

« Parce qu’à l’entretien, ils ont su nous dire qu’on travaillait que trois jours, que soit on faisait le matin soit l’après-midi, et qu’on avait les tickets restaurants et ces trois éléments-là ont fait que j’ai quitté Fast Food, parce qu’au Fast Food on a vraiment rien du tout, on travaille parfois jusqu’à 1 heure du matin, on commence il est 7 heures, tout cela avec des creux énormes dans la journée, c’était que ça. Tandis que là, c’est des horaires fixes, je pouvais avoir mon soir ou mon matin tranquille. Et puis au final, quand je suis arrivée pour signer mon contrat, c’était pas du tout cela. » (Estelle, 22 ans, BTS banque, E73.)

Dès lors, l'emploi est finalement occupé au quotidien avec un mécontentement d’autant plus grand qu’elle estime en outre qu’on ne lui confie pas suffisamment de responsabilités : « Et pour les responsabilités, à part remplir les rayons, c’est tout ce qu’on fait. » Si l'enquêtée juge que ses missions manquent singulièrement de diversité ou de complexité, il n’en demeure pas moins qu’elle se déclare satisfaite en termes de rémunération :

« Vêtements pas chers » je suis payée plus qu’au Fast Food, alors que je fais le même volume horaire dans le mois. On est payé à faire du rayonnage toute la journée, on est un peu payé à rien faire. Donc franchement ça va j’ai pas à me plaindre [haussant les épaules]. » (Estelle, 22 ans, BTS banque, E73.)

Ce satisfecit circonscrit à la rémunération prend tout son sens lorsqu’on le resitue dans son parcours professionnel : l’emploi occupé intervient juste après une expérience encore moins concluante dans un Fast

Food, expérience qu'elle qualifie de fatigante et pas suffisamment payée. De ce fait, la rémunération perçue chez « Vêtements pas chers », jugée insuffisante lorsqu’elle n’est pas soumise à la comparaison, fait l’objet d’une réévaluation dès lors qu’elle est rapportée au précédent emploi. Pourtant, si elle estime être payée à ne rien faire et si elle semble plutôt satisfaite de cela, elle n’en juge pas moins ses missions inintéressantes : « C’est toujours la même chose, du matin au soir. C’est de l’esclavage. On te dit de faire ça, tu fais ça, et puis basta. Et après, ils ont le cran de venir dire qu’on l’a mal fait. » Nous comprenons ici qu'elle fait référence à ses supérieurs qui, pour elle, n'ont pas à lui dire ce qu'elle doit faire. L'enquêtée ne supporte pas la hiérarchie ; elle souhaite d’ailleurs elle-même diriger des équipes et ainsi inverser sa situation de « subalterne » :

« Je ne supporte pas le fait d’avoir un chef au-dessus de moi. Si j’avais été chef ça aurait été merveilleux, mais bon, je fais comme je peux [...] Surtout que moi je me braque facilement, donc si on me dit quelque chose de négatif, je vais me braquer et là, c’est fini, à partir du moment où je suis braquée, je me sens mal et je n’ai plus envie d’aller bosser. Voilà, moi je suis comme ça. » (Estelle, 22 ans, BTS banque, E73.)

Flavie (24 ans, bac pro de secrétariat et services à la personne, intérimaire, E19) présente un rapport au travail négatif qui s’explique par ses conditions d’emploi. Actuellement au chômage, elle n'est pas diplômée et a rencontré des difficultés pour s'insérer sur le marché du travail. De ce fait, elle critique l’attitude des employeurs à l'égard des jeunes. Pour elle en effet, les employeurs ne laissent pas suffisamment la chance aux jeunes qui n'ont pas d'expérience et cela d'autant plus s'ils ne sont pas diplômés. Cette critique est nourrie de son expérience personnelle et de celle de ses amis qui enchaînent, tout comme elle, les emplois précaires. Son rapport au travail s'est donc tout d'abord construit à travers le prisme de ces expériences de la précarité, caractérisées par la succession de missions de courte durée pendant deux ans. Par la suite, elle a occupé deux emplois à temps partiel en contrat aidé, sur une durée de deux ans également. Si les missions lui plaisaient, elle ne touchait pas une rémunération conséquente. Depuis la fin de son contrat, elle est à nouveau en recherche d'emploi et espère trouver un emploi stable d'au moins six mois. Malgré ces difficultés et ces « galères », elle conserve une certaine motivation qui la porte à discuter de son projet professionnel avec sa mère et une ancienne collègue de travail.

L’une des surprises de cette enquête est le constat que parfois, contrairement aux représentations de la jeunesse véhiculées dans les médias, les jeunes « consentent » à supporter des conditions difficiles afin d’acquérir de l’expérience et par là même d’espérer à terme obtenir progressivement de meilleures conditions de travail et d’emploi. Ils espèrent ainsi nouer un bon, ou au moins un meilleur rapport au travail. Autrement dit, de mauvaises conditions matérielles dans le présent peuvent, de manière contre-intuitive, donner lieu à un sentiment « positif » ou supportable, parce que le travail contribue à un projet plus large. Ces résultats rappellent utilement que l’élucidation du lien entretenu avec le travail ou noué au travail ne saurait être soluble dans une simple arithmétique des joies et des peines, des facteurs de satisfaction et des facteurs de mécontentement (Mélo, 2010). À distance d’une vision empreinte d’une forme de réductionnisme de type économiciste appelant à une mesure objective des poids positifs et négatifs mis en balance, il peut s’avérer, dans les faits, que les problèmes rencontrés dans le quotidien de travail, voire les souffrances endurées, n’interdisent pas une évaluation « subjective » moins sombre qu’anticipée (Dubet et al., 2006).

Il est vrai que, lorsque les conditions de travail sont difficiles et éprouvantes, « l’ennui, le découragement, la colère et le désespoir peuvent s’inviter au travail » (Fortino et al., 2015). C’est ainsi que, dans un tel cas de figure, il est judicieux de parler de « la trop grande « charge émotionnelle » supportée par des salarié·es sous pression (du public, des managers, etc.) comme d’une étape précédant les éventuelles atteintes à la santé mentale ou physique » (id.). Nous observons toutefois dans notre corpus que les jeunes ne laissent pas s’installer le mal-être trop longtemps ni la souffrance. Dans les entretiens, il apparaît que les rapports au travail se construisent tout au long des parcours (Longo, 2018) des jeunes selon les conditions matérielles et relationnelles donnant lieu à des sentiments et des émotions qui contribuent à leur tour à dégager un rapport au travail plus ou moins positif ou négatif voire mitigé. En d’autres termes, ces émotions structurent les parcours et les choix des jeunes.

Cette exploration de notre corpus d’entretiens nous a permis de dégager quatre types de rapports au travail construits en fonction des expériences vécues, de l’histoire et de la trajectoire personnelles. Le rapport au travail se construit de manière complexe comme une combinatoire et ne se réduit à aucun de ses éléments pris isolément, que cela concerne le salaire, les horaires, ou encore le relationnel, etc. Il procède de l’équilibre ou du déséquilibre entre un ensemble d’éléments. D’une manière générale, nos données tendent à montrer que les jeunes tentent de ne pas laisser des situations de souffrance au travail s’installer définitivement. Ils cultivent une conscience vive de leur valeur sur le marché, de ce qu’ils veulent et ne veulent plus et de ce qu’ils sont prêts à accepter ou pas et agissent en conséquence.

Chapitre 6. Penser le travail des jeunes à