• Aucun résultat trouvé

Agathe Dirani, CREAD, université Rennes 2, IREDU, université Bourgogne Franche-Comté

L’analyse du rapport au travail d’étudiant·es issu·es de milieux populaires prolonge l’entrée par les publics, initialement adoptée dans cette enquête, afin d’interroger la construction du rapport au travail, tout au long du parcours, d’un groupe social particulier.

L’étude des trajectoires de jeunes issus de milieux populaires s’inscrit dans un contexte particulier, marqué par une crise de reproduction à partir des années 1970 (Alonzo, Hugrée, 2014 ; Mauger, Beaud, 2017). Celle- ci tient à la conjonction de trois types de transformation : sur le marché du travail, où le travail peu qualifié de bureau, mal payé et féminisé se substitue partiellement à l’emploi ouvrier, dans l’encadrement politique et syndical, ainsi que dans le système scolaire qui connaît une massification quantitative, notamment par le biais de l’extension des filières professionnelles.

Compte tenu de ces transformations, il s’agit d’interroger la construction du rapport au travail dans la perspective de comprendre le rôle qu’elle peut jouer dans les trajectoires étudiantes, de manière complémentaire à d’autres travaux qui rendent compte du travail ou du rapport au travail des étudiant·es. En effet, le travail étudiant, dans sa forme salariée, a été analysé pour interroger ses effets sur la trajectoire universitaire (Béduwé et al., 2019) ou l’insertion professionnelle (Béduwé, Giret, 2001). Le rapport au travail des étudiant·es an tant que révélateur de leur rapport à l’avenir, a été exploré à travers les expériences du travail en cours d’études (Pinto, 2014). Nous nous intéressons ici au rapport au travail en tant qu’ensemble d’attentes à l’égard de l’activité professionnelle espérée à l’issue des études. Cela nous permet d’interroger les spécificités des étudiants issus de milieux populaires et de mettre en avant des éléments de la socialisation susceptibles d’éclairer la construction de cette forme anticipée du rapport au travail.

Dans la revue de littérature réalisée par Loriol (2017), quelques spécificités du rapport au travail des jeunes des catégories populaires ressortent des travaux analysés. Deux éléments en particulier sont soulignés. Il s’agit de la recherche de l’indépendance économique, par opposition à celle de l’épanouissement et du contournement des logiques de subordination exercées par l’employeur. Cette distanciation à l’égard des conditions de travail de leurs parents est très présente dans les trajectoires d’individus ayant connu une mobilité sociale (Naudet, 2012), notamment chez les agents de la fonction publique issus de milieux populaires (Gollac, 2005). Elle transparaît également dans le rapport au travail des jeunes agents de la RATP (Thibault, 2017) ou encore dans l’analyse de l’expérience des limites d’artistes issus de milieux populaires (Roux, 2015).

À partir de l’analyse des entretiens, nous cherchons d’abord à savoir dans quelle mesure transparaît la distanciation à l’égard de l’expérience de leurs parents. Cette distanciation devrait se traduire par une place

importante laissée à la dimension expressive dans les attentes à l’égard du travail, c’est-à-dire à la possibilité d’exprimer une certaine singularité et réalisation de soi, favorisée par l’activité elle-même ou encore par l’ambiance de travail et la progression dans la carrière. Celles-ci ne s’opposent pas forcément aux attentes à l’égard de la dimension instrumentale du travail, qui recouvre les revenus, statuts et avantages d’ordre matériel et symboliques permis par une activité professionnelle (Méda, 2010).

Dans un second temps, nous cherchons, à partir du discours des jeunes, à comprendre la construction de ces attentes via leurs différentes formes de socialisation. Nous interrogeons alors l’articulation entre l’origine sociale, le parcours scolaire et d’autres espaces de socialisation (famille, intégration à des dispositifs tiers, expérience du travail en cours d’études) dans la construction du rapport au travail des jeunes issus de milieux populaires.

Les entretiens sélectionnés pour l’analyse sont ceux d’étudiant·es dont les deux parents appartiennent aux milieux populaires. Comme le souligne Schwartz (2011), ces catégories, hétérogènes, se concentrent autour de trois caractéristiques : la petitesse du statut professionnel ou social, l’étroitesse des ressources économiques ainsi que l’éloignement par rapport au capital culturel. Dans la sélection des entretiens issus du corpus collectif, nous avons choisi de retenir des critères relativement étroits, même si nous ne prétendons pas figer les contours de la catégorie des étudiants issus des milieux populaires par cet ensemble d’entretiens.

Les jeunes interrogés sont inscrits dans différentes filières et à différents niveaux de l’enseignement supérieur. La plupart d’entre eux, 11 au total, sont inscrits dans une filière universitaire : un en 1re année de licence, deux en 2e année de licence, 4 en 3e année de licence, un en 1re année de master, deux en 2e année de master. L’une d’entre eux est en 2e année de BTS. Trois d’entre eux suivent une formation en institut de formation aux soins infirmiers (IFSI), en 1re ou 2e année. L’une d’entre eux est en 1re année d’institut universitaire de technologie (IUT). Deux étudiant·es sont en classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE), l’un en 2e année, l’autre en 3e année. Deux étudiant·es sont en école supérieure, l’un en 1re année d’école d’ingénieur et l’autre en 3e année d’école de commerce. S’ils se rapprochent des jeunes issus des classes populaires ayant bénéficié de la massification scolaire, ils ont accédé à des niveaux d’études très variés qui vont nécessairement contribuer à différencier leurs représentations de l’avenir. Ils ont tous passé le cap du baccalauréat et délaissé les incertitudes qui y sont associées, en particulier pour ceux passés par un lycée professionnel, mais ont encore la charge de convertir l’espoir d’ascension sociale (Beaud, Mauger, 2017) en réalité dans leur parcours.

Ils partagent le fait d’être confrontés à des expériences que leurs parents n’ont pas connues, dans la mesure où ces derniers n’ont pas poursuivi d’études supérieures. Ainsi, ils sont conduits à anticiper des activités professionnelles différentes de celles de leurs parents. (Voir en annexe la description des profils scolaires et sociaux).