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C) De la création de l'identité du lecteur.

1. Maïeutique littéraire.

1. a) Renaissance par le livre.

"Le chemin qui mène à la vérité du texte doit toujours être celui qui conduit à la vérité de soi"374

La maïeutique est une méthode, dialoguée, très utilisée par Socrate, permettant, en questionnant son interlocuteur, de le faire parvenir lui-même à la connaissance. Le débat ne cherche nullement à imposer un point de vue, mais plutôt à faire prendre conscience à l'autre ce qu'il sait, afin qu'il parvienne à l'exprimer, le comprendre et, le remettre en question. Cette méthode, Socrate la définit comme l'accouchement des cerveaux, permettant, par la remise en question qu'elle suppose, de parvenir à une connaissance plus stable et en accord avec le monde et soi-même. Le Comte de Monte-Cristo, étant fiction, n'impose aucune connaissance ou image, le lecteur en rentrant dans le monde de Dumas sait pertinemment qu'il n'y rencontrera pas la réalité (du moins, noir sur blanc). Cependant par l'échange qui s'établit entre eux on peut ici parler d'une forme de maïeutique littéraire car le lecteur en se confrontant à cet autre qu'est le livre, remet en question son monde et son être. La suspension de jugement qui s'y établit lui permet par la suite de "renaître" car ayant fait éclore sa pensée loin de toutes tentations ou déviances. Nous avions vu que la lecture permet de suspendre notre volonté, faisant de notre pensée quelque chose de plus "pure" et neutre, permettant donc cette rencontre renaissance neuve et productrice. "[...] un homme comme M. le Comte, qui tient notre vie à tous entre

ses mains ?"375 : si il tient notre vie entre ses mains, il ne peut cependant pas en

user comme il le fait avec celle des autres personnages, mais c'est en se

373 Ibid. Page 20.

374 Corpus, Le lecteur. III. Portrait du personnage en lecteur. Texte XXVII. Saint-Augustin. L'exepérience spirituelle du lecteur. Flammarion, Paris, 2012. Page 184.

confrontant à ce risque que le lecteur perçoit l'importance d'obtenir l'indépendance et la force d'une pensée, ainsi commence la maïeutique, par expérience de la possible dépossession et remise en cause de soi. Pour Ricoeur, la lecture est expérience de dépossession de soi grâce à la phénoménologie herméneutique: le texte est ce qui permet de se confronter à notre propre contingence. L'herméneutique est nécessaire à l'homme en ce qu'elle permet l'éveil à soi, elle devient ce qui lui ouvre les yeux sur sa propre condition. Cette herméneutique est phénoménologique car elle cherche à expliciter le phénomène de l'être et du monde face à leurs propres dissimulations dans l'habitude, les bavardages… Cette phénoménologie, pour expliciter ce phénomène, ne doit pas s'en tenir aux perceptions premières, elle a donc, réciproquement, besoin de l'herméneutique pour atteindre le dévoilement. Or cette double utilisation de la phénoménologie et de l'herméneutique est le propre du récit littéraire. L'herméneutique s'attaque à la destruction des couches qui dissimulent l'homme à lui-même et la phénoménologie herméneutique est alors promût au rang de révélateur de l'être à lui-même. En étant ainsi explicité par la lecture, l'homme produit sa propre renaissance, de même que "Dantès [qui] peut bien se ré-engendrer sans

femme : l'essentiel, son existence à lui, étant acquis"376. La renaissance de

Dantès n'est pas physique, elle est symbolique, psychique, morale, d'autant plus qu'elle a lieu dans l'eau, la mer, lors de la sortie du sac symbolisant, lui, la mort : la renaissance est donc davantage affaire d'existence(s) et de choix. La lecture introduit à autre chose, induit un changement, une transformation ou une métamorphose : "devenir un lecteur, c'est franchir un seuil entre l'enfance et

l'âge adulte"377. La lecture est invitation à l'écriture de soi, la renaissance devient

effective lorsque le lecteur, tel Monte-Cristo auteur de son propre personnage, prend conscience de sa possibilité d'existence, après s'être actualisé en tant qu'être, par la renaissance.

1. b) De l'identité comme existence écrite et lue.

"Lecteur prodigieux, Don Quichotte identifie la vie et le roman ; il est, à ce égard, un mauvais lecteur de fiction puisqu'il ne sait pas faire le partage entre le monde imaginaire et le monde réel"378

En percevant le phénomène livre de manière littérale, Don Quichotte oublie d'en passer par l'herméneutique. Il ne fait que transférer ce qu'il lit sur le

376Pierre, Traounez. L'initiation par les gouffres. Le Comte de Monte-Cristo ou l'initiation par les gouffres. Littérales n°13. 1994. Page 45.

377Corpus, Le lecteur. III. Portrait du personnage en lecteur. Introduction Flammarion, Paris, 2012. Page 13.

vrai, décalquant et assimilant fiction et réalité. Or ce n'est pas ici une manière d'exister, mais bien plus de fuir ses responsabilités. La lecture ne peut devenir phénomène créateur que lorsqu'elle en passe par l'herméneutique, or Monte- Cristo, dans son obscurité, sa complexité et sa narration (le changement brutal de point de vue) implique et oblige presque chaque lecteur à en passer par ce processus d'interprétation, du texte d'abord, du monde ensuite, et de soi enfin. Le sujet est donc construction, il doit s'examiner (phénoménologie) et se raconter (herméneutique), et cela passe en majeur partie par la poétique et le récit qui sont des éléments constitutifs de l'homme : "je bâtirais mon livre, je

n'ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale mais tout simplement comme une robe"379. Le monde fictif du langage poétique peut et doit être habité

par l'homme, devenir l'espace-temps où ce dernier fait l'expérience neutre du monde et de lui-même pour ensuite le réinterpréter dans les cadres de la réalité. On retrouve cette idée d'écriture de soi dans le roman d'Orwell 1984380. Winston

Smith trouve son identité en tant qu'individu via l'écriture (son journal intime) qui lui permet de passer au véritable "Je", au soi, d'actualiser, donc, son être au cœur de cette société dictant à chacun la manière de vivre sa vie. La littérature apparaît comme une certaine sauveuse de soi, que ce soit dans la lecture ou dans l'écriture. Si l'écriture de soi n'est pas effective (chaque lecteur ne va pas écrire sa propre histoire de manière littérale après chaque livre), elle est symbolique, tout comme l'est la renaissance de Dantès. Le roman de Dumas est donc phénomène créateur dans cette invitation à s'écrire comme personnage libre, à l'image du héros, Monte-Cristo, faisant de la maïeutique, le départ d'une vie pensée sous la forme d'un roman, d'une existence nouvelle. Dans le roman d'Orwell le pouvoir totalitaire a pour fantasme d'écrire la vie de chacun. L'auteur fait de la la liberté la capacité a se détacher d'un langage imposé, d'une "langue de bois". Si le langage est pensé, il devient pouvoir d'existence, et c'est cela que la littérature nous apprend (Dumas le fait tout particulièrement via l'étude qu'il propose du langage dans son roman). On remarque que, comme souvent, la renaissance de son existence passe par une forme de refus du monde connu, aussi bien dans le roman d'Orwell où l'existence devient combat, que dans Monte-Cristo où, pour vivre, il faut apprendre à se jouer du monde dans lequel on évolue. Parvenir à soi passe par l'idée d'une forme de marginalité, aussi bien dans le retrait, que dans l'activité interprétative et créatrice qu'elle suppose derrière. Nous allons donc nous

379Proust. Le temps retrouvé. Tome II. https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_- _Le_Temps_retrouv%C3%A9,_tome_2.djvu/245

380 George, Orwell. 1984. Folio édition Gallimard pour la traduction Française, Maury-Eurolivre. 1950.

intéresser désormais à cette création en réaction : l'opposition comme construction.