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D) Symboles et possibilités : le début de la pensée.

1. Différences et répétitions.

"4. Toute relecture d'un classique est en réalité une découverte, comme la première

lecture"391

Infinité de la lecture montrant que, dans un geste répétitif (relire le même), il existe de la différence, de la nouveauté, de la création. Que ce soit dans nos lectures personnelles / individuelles - quand nous relisons un livre déjà lu auparavant - l'acte répétitif s'avère être initiateur de différences, car redécouverte. Il faut donc dépasser l'idée fixe du "re" pour mieux percevoir la force du "découverte". Mais également, et plus visiblement, dans l'acte de lecture en général, qui renaît à chaque lecture, dans chaque lecteur qui devient "père/paire" du livre. Jean Vilar392 parle du metteur en scène comme de celui qui

met au monde l’œuvre d'un autre. Or le lecteur acquiert le même rôle : à chaque lecture Le Comte de Monte-Cristo renaît dans l'esprit du lecteur, répétition donc, mais toujours différente :

"Dans le texte de plaisir, les forces contraires ne sont plus en état de refoulement, mais en devenir : rien n'est vraiment antagoniste, tout est pluriel"393

On retrouve ici les idées développées par Deleuze394, pour qui rien ne se

répète jamais vraiment à l'identique. Comme Héraclite pour qui on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve car, l'eau ne cessant jamais de couler, le fleuve se change indéfiniment en un autre. Le monde s'apparente également à un flux perpétuel pour Deleuze, où chaque retour est nouveauté. L'être se dit, de ce fait, du devenir car il n'y a jamais de répétitions que de la différence. On retrouve les thèmes chers à Monte-Cristo du changement et la transformation. On peut rencontrer dans le livre des exemples grossissants les idées développées par Deleuze, mais permettant d'illustrer et comprendre cette pensée. Tout, dans le livre de Dumas, n'est qu'une suite de différence et répétition : dans sa vengeance le Comte utilisera de manière subtile l'effet miroir. En effet on retrouvera certains procédés, certaines paroles, certaines circonstances, qui semblent répéter ce que lui-même a vécu. Mais cet effet répétitif n'est utilisé par le comte que pour introduire de la différence dans la répétition, faisant de l'effet miroir un procédé créateur, permettant à sa vengeance d'atteindre une telle envergure. C'est le cas notamment dans l'utilisation qu'il fait des lettres, citée précédemment, mais également dans

391 Nadine, Toursel. Jacques, Vasseviere. Littérature : textes théoriques et critiques. Armand Colin, Paris, 2010. Chapitre 10 "Le destin d'une oeuvre, qu'est ce qu'un classique ?". Texte 44. Italo Calvino. La machine littérature (1984). Page 136.

392 Jean, Vilar. De la tradition théâtrale. L'arche, Paris, 1999. 393 Roland, Barthes. Le plaisir du texte. Seuil, Paris, 1973. Page 45. 394 Gilles, Deleuze. Différence et répétition. PUF, Paris, 2011.

l'interruption de la noce de Mademoiselle Danglars avec le faux prince Cavalcanti par la police, qui rappelle et renvoie à la noce d'Edmond395 lui-même.

Ou encore lorsque Monte-Cristo force la chambre de Maximilien et le trouve au bord du suicide. Cette scène n'est pas sans rappeler celle où Maximilien lui- même interrompt son père, prêt à se donner la mort396. De même dans

l'ultimatum qu'il donne à Maximilien, le comte réitère le geste qu'il avait prodigué avec Morrel père : de nouveau il se donne un mois, jour pour jour, afin d'arranger les problèmes et douleurs de cette famille397. On remarque

cependant que d'un problème financier on est passé à un problème amoureux, illustrant également la différence s'introduisant dans le personnage de Monte- Cristo qui redevient, petit à petit, un homme, se liant à des intrigues plus "humaines", plus naïves, moins personnelles et moins marquées par la corruption de la société. Répétition également dans le retour de Monte-Cristo au château d'If398, cette fois-ci en homme libre et vengé, qui, pourtant, dans l'ombre

du doute (répétant le doute et l'incompréhension lors de sa première incarcération) retourne au fond du gouffre, pour comprendre et illuminer sa pensée. L'arrestation de Danglars par Vampa et sa détention dans les catacombes rappelle celle d'Albert de Morcerf399, et la manière de l'affamer

rappelle, elle, la mort du père d'Edmond : "des instants de délire pendant

lesquels il croyait, à travers les fenêtres, voir dans une pauvre chambre un vieillard agonisant sur un grabat"400. Le Comte de Monte-Cristo utilise donc

l'effet miroir comme révélateur du changement dans le même, prouvant que :

"la lecture ne se contente pas de détourner : [...] elle invite à rejouer notre accès [...] à notre propre environnement, et par conséquent, déjà, à modifier cet environnement"401

Appel au changement dans l'identique, Monte-Cristo illustre que la répétition doit-être persévérance ; on retrouve cette idée au théâtre - quand les acteurs répètent plusieurs fois la même scène, toujours autre, toujours différente, essayant d'introduire de l'amélioration dans la répétition. Répéter les choses devient une pratique du changement, c'est ce que nous dit Deleuze, et c'est ce à quoi nous invite la lecture de Monte-Cristo. On retrouve de nouveau l'enjeu de l'acceptation du double, dépasser cette idée de l'unique, du stable de l'unilatérale, aussi bien dans le monde, que dans son identité. Ainsi, on peut ici

395Alexandre, Dumas. Le Comte de Monte-Cristo. Tome II. Pocket classique, Paris, 1995. P. 492. 396Ibid. Page 588.

397Ibid. Page 598. 398Ibid. Page 691. 399Ibid. Page 717. 400 Ibid. Page 733.

expliquer la nuance établit par Ricoeur dans l'expression de "soi-même comme un autre" que nous avons utilisé pour expliquer l'intersubjectivité en seconde partie. Soi-même peut-être comme un autre car il ne coïncide pas avec son "je", car il n'est pas même. Il est soi-même mais il le devient en tant que dualité. La distinction s’opère entre l'identité au sens d'un « même » (idem) et « soi- même » (ipse) : il y a de l'autre jusque dans le même à soi, et de la différence jusque dans le même. De même Ricoeur nous dit à propos de la métaphore qu'elle n'est pas produite par une "dénomination déviante mais dans la tension

introduite dans la phrase [...] le sens métaphorique comporte ainsi un travail de la ressemblance au travers de la différence"402, liant de nouveau des termes à

priori opposés, faisant un travail qui semble opposé à celui de Deleuze (lui donne à penser la différence dans la ressemblance), mais montrant tous deux que le langage littéraire permet à la pensée de s'ouvrir à de nouveaux possibles.

Deleuze nous invite à penser la répétition comme un processus de production, introduisant une nouvelle théorie de l'identité et perception du monde. Or c'est exactement ce que fait la narration de Dumas, aussi bien dans ses thèmes, que dans ses effets. Cependant il faut se garder de dire que la répétition engendre la différence car elle est différence en elle-même. Le processus engendré par Monte-Cristo n'est donc pas produit simplement par la répétition de l'acte de lecture, il est déjà présent, actualisé et découvert dans, par et grâce à la narration de Dumas. Nombreuses sont les idées philosophiques applicables et appliquées au Comte, nous avons ici choisi de développer un parallèle entre Deleuze et Dumas afin de comprendre en quoi la lecture de ce récit permet la création d'une pensée particulière. Nous allons désormais nous intéresser à la façon dont ces idées peuvent naître :

"Si Charlus est le maître apparent du Logos, ses discours n'en sont pas moins agités par des signes involontaires qui résistent à l'organisation souveraine du langage"403

Nous allons donc désormais étudier cette fonction créatrice du langage qui, en échappant, est appel à l'interprétation et devient par là même dynamique de la pensée. Ainsi nous allons voir comment le symbole, dans sa dualité, permet à la réflexion de débuter et de s'auto-dépasser dans l'interprétation qu'elle fait du langage dans le récit. Charlus, comme Monte- Cristo, laissent parfois transparaître plus que ce qu'ils ne voudraient, et

402Biographie de Ricoeur par François Dosse et Olivier Abel. Source : http://www.fondsricoeur.fr/fr/pages/biographie.html.

403 Gilles, Deleuze. Proust et les signes ; Conclusion "Présence et fonction de la folie : l'Araignée". PUF, Paris,. 2014.

illustrent par là même la façon dont le récit peut devenir sujet d'un échange avec moi-même : il m'échappe, bien sur, mais surtout, il s'échappe à lui-même, ayant, lui-aussi, besoin de notre concours pour devenir lui-même.