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En dehors des considérations typiquement professionnelles, des rapports existent entre maîtres et serviteurs. C'est tout un jeu de droits et de devoirs qui va s'organiser entre ces deux groupes que Cissie Fairchilds caractérisera, en guise à titre de son ouvrage, de « domestic enemies »102.

Si la situation au Canada en 1681 semble diverger en divers points de celle dans la métropole - du fait notamment des conditions particulières qui entourent l'implantation d'une société sur un territoire vierge - certaines coutumes, certaines règles restent d'actualité, surtout lorsqu'il s'agit de règles établies par la bienséance ou par une de ses garantes : l'Église. Ainsi, bien que certains contemporains se soient, de leur temps,

plaint d'une certaine dégradation des relations de soumission que le peuple se doit d'observer face surtout à la noblesse, on peut affirmer que l'état des relations entre employeurs et domestiques a survécu à la traversée de l'Atlantique, au moins dans certaines classes de la société.

A-1. Subsistance, occupation, correction : les trois devoirs du maître.

La religion catholique est très présente dès les premières années de la colonie, et la paix dans les ménages est une de ses préoccupations. Ainsi, ce sont des textes comme ceux de l'abbé Fleury qui vont, en métropole103, régler les relations que doivent entretenir les maîtres avec

leurs domestiques et inversement. Dans les devoirs des maîtres et des domestiques104, celui-ci expose clairement quelles sont les règles de base

que doivent suivre les deux groupes afin de préserver un certain équilibre et la paix dans la société.

Le domestique est un membre à part entière du ménage et doit être traité comme tel. Ainsi, son employeur se doit de lui réserver le même traitement qu'il accorderait à sa femme ou à ses enfants. Ainsi, en plus de lui fournir un emploi, le maître est chargé de donner à chaque domestique une certaine sécurité, tant physique que financière, ce que l'abbé Fleury regroupe sous les termes « subsistance, occupation et correction » : les travaux qui attendent les serviteurs doivent être assez nombreux pour que ceux-ci ne s'abandonnent pas au péché d'oisiveté, mais en quantité raisonnable afin de rester à leur portée. De la même manière, le maître doit offrir une rétribution à ses employés, « les mœurs de la France [...] ne souffrant point d'esclaves.» L'éducation, tant scolaire que religieuse et

io3 en métropole...et donc au Canada? La question subsiste. io4 FLEURY., op. cit.

morale, des domestiques fait aussi partie des devoirs des maîtres. Enfin, l'employeur doit veiller à ce qu'une trop grande familiarité n'apparaisse pas entre les membres de la famille et les domestiques ou encore entre les domestiques eux-mêmes, « surtout entre sexes opposés .»

En dernier lieu, l'abbé Fleury admet l'idée qu'il est tout à fait possible que les employés quittent un jour cette profession. Dans ce cas, il incombe à l'employeur de veiller à ce que les domestiques partent avec assez d'argent en poche pour faire un « bon mariage » et s'installer convenablement ou bien encore de superviser un éventuel changement de maître, celui-ci devant faire preuve de bonnes mœurs autant que les domestiques qui vont être amenés à vivre sous son toit et sous son influence.

Ceci explique une tendance parfois relevée chez certains employeurs à ne pas verser de manière régulière la totalité du salaire des employés domestiques, en gardant une part substantielle de côté afin de reverser la totalité de ces retenues en une fois, lorsque le contrat, oral ou écrit, du domestique touche à sa fin.

Même si nous ne possédons que très peu de renseignements sur sa valeur effective, il reste que la rémunération du travail était très importante pour les domestiques. Le niveau de vie que leur apportait cette mise volontaire en position de soumis ne pouvait être, en général, que supérieur à celui qu'ils connaissaient dans leur milieu d'origine105. Cette

situation leur permet donc d'échapper aux petites misères quotidiennes : le domestique fait partie à part entière du ménage qui l'emploie : « les Romains agissaient déjà de la sorte. Il serait donc honteux pour un chrétien de prendre moins bien soin des domestiques que ne le faisaient

•os On note de rares exceptions comme Marie Pinard, fille de chirurgien, ou Jean-Baptiste Quenneville, frère d'un maître tailleur d'habits et huissier seigneurial, placés comme domestiques.

ces païens. Alors qu'ils le faisaient par intérêt, un chrétien doit le faire par charité uniquement »106.

La recherche du pain quotidien n'est donc plus un problème pour ces servants qui bénéficient des réserves de leurs maîtres, y compris pendant les périodes de disette ou de famine. Ainsi, la nourriture, le toit, le linge et la sécurité physique des domestiques sont l'affaire des maîtres, certains allant même, selon Jean-Pierre Gutton, jusqu'à s'assurer que ceux-ci reçoivent des soins médicaux dans la maison ou à l'hôpital en cas de maladie, d'accident ou quand la vieillesse vient mettre fin à leur carrière de serviteur107. L'auteur citera donc avec raison Cervantes qui fera dire à

son Don Quichotte du fidèle Sancho, au début du XVIIème siècle : « Dors, t u n'as point de soucis. Pour le soin de ta personne, tu l'as commis à mes épaules, c'est u n fardeau que la n a t u r e et la coutume ont imposé à ceux qui ont des serviteurs. Le valet dort pendant que le maître veille, pensant comment le nourrir, l'améliorer et lui faire du bien. L'angoisse ... n'afflige nullement le serviteur, mais bien le maître qui doit sustenter d u r a n t la stérilité et la famine celui qui l'a servi pendant la fertilité et l'abondance. »108

Les devoirs des maîtres envers les domestiques exposés plus haut les font aussi, en France métropolitaine surtout, sortir des éléments caractéristiques traditionnels de la relative misère de leurs classes d'origines : l'obligation morale pour un maître d'alphabétiser ses serviteurs en est un exemple. Les domestiques, bien qu'issus en général de milieux très humbles, savent de plus en plus lire et écrire comme en témoigne l'augmentation, en France tout du moins, du nombre de contrats ou actes signés de leur main. La contre-réforme catholique exige que les pauvres tentent d'accéder au Salut, non plus par leur seul état de pauvreté, mais par une utilisation active des Catéchismes et autres ouvrages religieux. On notera ainsi pour cette période que, à Paris, « 80 à 85% des conjoints

ice FLEURY, op. cit.

io7 GUTTON, op. cit.. p. 173.

domestiques apposent leur signature sur les inventaires. »109 Cependant,

Jean-Pierre Gutton viendra nuancer ces faits en précisant que cette tendance ne reste qu'embryonnaire ; les bénéficiaires ne restent souvent que les domestiques de sexe masculin vivant dans un cadre urbain. Les domestiques agricoles ne profitent pas forcement de ces élans d'éducation que des maîtres, souvent eux-mêmes analphabètes, ne peuvent leur offrir.

A-2. Une fidélité sacrée ? Les devoirs du domestique.

A l'instar des maîtres, les domestiques n'ont, selon l'abbé Fleury, que deux devoirs : la fidélité au maître et la pratique de la religion. Le serviteur étant un membre à part entière du ménage, il doit à son employeur un respect et une obéissance au moins égaux à ceux que témoignent les enfants du ménage envers leur père. Obéissance d'une part : le maître, sévère mais toujours juste, donne à ses employés une tâche à accomplir, et ceux-ci se doivent de s'y employer. Si l'un d'eux finit plus vite que les autres, alors il ira aider ceux qui ont peine à terminer. Respect d'autre part : le terme de domestique implique aussi bien le manœuvre agricole que le secrétaire. Ceux-ci vont, par leur degré d'intimité au sein du ménage dans lequel ils vivent, entrer dans les confidences du maître. On ira parfois

jusqu'à les caractériser «d'hommes de main»110. Se penchant sur

certaines couches de la société française, Jean-Pierre Gutton va illustrer ce degré de dévouement du domestique envers son maître :

« Il [le domestique] le sert par tous les moyens : il l'accompagne, il le distrait, il parle, écrit, intrigue, plaide pour lui, il se bat pour lui, il complote, il se révolte pour lui, il le

io9 Daniel ROCHE, « les domestiques comme intermédiaires culturels », Les intermédiaires culturels. Actes du colloque du centre méridional d'histoire sociale, des mentalités et des cultures. Aix-en-Provence, Publications Université de Provence, 1981.

suit en exil, il l'aide contre tous, même contre le roi, même contre l'État ; au besoin, il se fait tuer pour lui. »i n

Il faut prendre soin de ne pas généraliser cette dernière idée qui concerne une fine marge du groupe des domestiques, principalement les hommes servant dans les ménages les plus aisés, surtout dans les grandes villes de la métropole.

Si nous limitons la question de la fidélité à un strict respect du contrat qui lie employeur et domestique, que ce contrat soit oral ou écrit, et que la bienséance, la morale ou toute autre raison ne permet plus à un domestique de respecter son engagement, c'est la législation (les jugements et délibérations du Conseil souverain) qui vient reprendre le contrôle des choses. Si « sous le régime français, les rapports entre maître et domestiques étaient excellents »112, le portrait du domestique dévoué corps

et âme dressé plus tôt reste idyllique. Bien souvent, les relations sont bien plus tendues et rejoignent la description des « domestic enemies » de Cissie Fairchilds. Ainsi, il arrive que des domestiques quittent leurs maîtres avant la fin de leur contrat. Ne pouvant plus pour diverses raisons se soumettre à leur autorité, n'acceptant plus leur condition quasi-servile : ils s'enfuient parfois.

A Québec, les autorités ont eu à délibérer plusieurs fois afin que cessent ces interruptions brutales de contrat. Une législation officielle entoure le travail des domestiques, elle est la même que celle pour les apprentis ou plutôt « l'apprenti est passible des peines prévues par les

Règlements du Conseil souverain de ce pays pour les domestiques»113.

Dans les années 1660, de nombreux employeurs se plaignent que

m Roland MOUSNIER, Les institutions de la France sous la monarchie absolue: 1598- 1789, t. 1, Paris, Presses Universitaires de France, 1974, p. 89, cité dans GUTTON, op.

cit., p. 19-20.

ii2 Pierre-Georges ROY, «Maîtres et domestiques sous l'Ancien Régime», Bulletin des

recherches historiques, vol. XXXV, n ° l l (novembre 1929), p. 6 4 1 .

« nombre de compagnons volontaires ne se gênaient pas de débaucher les serviteurs domestiques du service de leurs maîtres, en leur donnant des moyens pour les ennuyer et les obliger à les chasser », surtout en se servant de l'alcoolisme comme moyen d'y arriver114.

Le Conseil souverain de la Nouvelle-France se prononce alors une première fois le 5 décembre 1663 par une loi condamnant les domestiques abandonnant leur poste et se livrant à l'ivrognerie, mais aussi ceux qui les débauchent et ceux qui leur fournissent de l'alcool à des amendes relativement sévères.

« sur ce qui a esté représenté par le procureur general du Roy, qu'il est aduerty qu'il y a nombre de Compagnons volontaires qui font plein exercice de desbaucher les seruiteurs domestiques des habitans du seruice de leurs Mes

leur donnant les moyens dont ils se seruent pour ennuyer leurs diets Mes de leurs m a u u a i s seruices .afin de les obliger de

les chasser. Que les diets volontaires et domestiques boyvent et s'yurent scandaleusement et donnent de très mauuais exemples aux Sauuages chrétiens, et que quelque fois ces desbauches continuent plusieurs journées de suite, Et que les diets engagez ne font nulle difficultée d'hier chercher de nouueaux Mes se confians en la retraicte qui leur est donnée

en quantité de maisons, Et qu'il est apropos de pouruoir a ce desordre, A quoy faisant droict LE CONSEIL a faict et faict très expresses Inhibitions et defences a toutes personnes de quelque qualité et condition qu'elles soient, de retirer sous quelque prétexte que ce soit, a u c u n s seruiteurs, sans congé par escrit de leurs Mes a peine d'amende arbitraire, Et a u s

diets Seruiteurs engagez de quieter le seruice de leurs diets Mes s a n s congé par escrit, sous mesme peine Et de payer a

leurs diets Mes chaque journée d'abscence ou de temps perdu,

à la somme de quatre liures, En faisant declaration au greffe de ce Conseil par les Mes de la sortie de leurs vallets

incontinent après icelles. Deffences sont aussi faictes a toutes personnes de desbaucher les dits seruiteurs domestiques ny de boyre auec eux, Et a toutes personnes qui vendent vin d'en vendre ny distribuer a u s diets domestiques apeine d'amende arbitraire, comme aussi de s'enyuer apeine de dix liures d'amende payable s a n s deport... »115

L'amende de quatre livres par jour d'absence au travail, bien que déjà très lourde, ne semble pas dissuader les domestiques de quitter leur

ii4 ROY, loc. cit.

maison pour s'enfuir, puisque la précédente décision est rappelée et révisée de nombreuses fois par la suite. Une ordonnance du 14 mars 1667 ramène les amendes à cinquante sols par journée d'absence, avec « liberté accordée à leurs maîtres de conclure contre eux à tels dépens, dommages et intérêts qu'ils jugeront bon être pour retardement de service,

dépérissement de bestiaux et autres de pareille nature ».116 Le 18 mars

1671, le Conseil condamne le domestique en fuite Le Jemble à ne pas recommencer sous peine d'être jeté en prison, profitant de l'occasion pour annoncer par arrêt officiel que c'est là la peine qui attend « toutes autres personnes qui peuvent être soupçonnées de fuite. »117

C'est la fuite en 1673 d'un domestique particulier qui va apporter les plus profonds changements dans les peines infligées aux fuyards : Marin Varin, dit La Gaudriole, alors domestique de Charles de Tilly118. Celui-ci

s'est enfui et a trouvé refuge chez plusieurs nouveaux maîtres, qu'il a aussi quittés pour diverses raisons. Suivant les ordonnances des sessions précédentes du Conseil, Marin Varin est condamné à cinquante sols d'amende par jour d'absence et à finir le temps de service stipulé dans son contrat d'engagement. De la même manière, ceux qui ont recueilli le fuyard sont condamnés à des amendes. Mais Marin Varin sera aussi le premier à subir les nouveaux châtiments que le Conseil va mettre en vigueur à l'occasion de cette affaire : il devra être mené sur la place publique de la basse-ville et sera appliqué au carcan pendant deux heures, devant la population, avec un panneau sur la poitrine sur lequel on pourra lire : « serviteur engagé qui a délaissé le service de son maître. » Les ordonnances antérieures se voient alors allongées par une nouvelle mesure :

ne JDCS, 23 décembre 1669, vol. 1. p. 589-590. n7 JDCS, 18 mars 1671, vol. 1, p. 652-653.

« Le Diet Conseil [...] faict inhibitions et defenses a tous engagez outre les peines portées par les dictes ordonnances de delaiser et abandonner le seruice de leurs maistres apeine d'estre apliquez au Carcan pour la premiere fois. Et pour la seconde d'estre b a t t u s de verges Et de leur estre apliqué l'impression d'une fleur de lys ; Defenses sont aussi faictes a toutes personnes de leur donner retraicte s a n s congé par escrit soit de leurs Maistres, soit du commandement, juge ou Curé du quartier, a peine de vingt liures d'amende Et de payer chaque journée d'absence du diet seruice a cinquante sols comme responsables des faicts des fugitifs. »119

Les premières mesures ne semblaient pas assez dissuasives : ce sont donc des châtiments corporels et l'opprobre qui deviennent l'option choisie par le Conseil souverain afin de faire face à un phénomène de désertion apparemment de plus en plus fréquent, désertion qui devient à partir de ce

moment une faute pénale120. On retrouve encore plusieurs cas de

désertion durant les mois et les années qui suivent, notamment en 1673121, si bien que l'ordonnance du Conseil souverain se trouve réinscrite

dans les Règlements Généraux pour la police, le 20 mai 1676122.

Les relations tant professionnelles que personnelles entre employeurs et domestiques sont donc soumises à un code particulier, basé sur la morale chrétienne mais aussi sur la loi qui prend la relève des protagonistes en cas de litige entre les parties.

Le maître a des devoirs envers ses domestiques. Tels ses propres enfants, il se doit de leur apporter toute la protection et l'attention qu'il peut afin d'en faire des personnes à la morale irréprochable, des bons catholiques et des bons employés. Les textes et guides de l'époque allient ainsi parfaitement les conseils pour être un bon employeur mais aussi pour devenir un agent d'éducation et de formation d'un groupe de

ii9 JDCS, 2 juin 1673, vol. 1, p. 744-746. 120 HARDY, R U D D E L , o p . cit., p . 7 4 .

121 JDCS, 14 août 1673, vol. 1, p. 762-763. JDCS, 30 octobre 1673, vol. 1, p. 777-778. 122 JDCS, 20 mai 1676, vol. 2, p. 70.

personnes qui seront sans doute un jour amenées à devenir des époux, des parents, des propriétaires, et, dans certains cas, des employeurs de domestiques. Ces derniers sont également soumis à des règles précises dictant leurs droits et devoirs. Alors que les employeurs sont plutôt guidés par la morale, c'est le Législateur qui dictera la ligne de conduite des employés de maison pendant leur durée de service.