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I. Introduction : Scénarios d’aveuglement dans la littérature contemporaine

2. Méthodologie, recension des écrits

Afin de traiter ce vaste sujet, l’approche adoptée sera interdisciplinaire, un croisement entre études littéraires et philosophie. Je devrais aussi mentionner quelques études importantes dans l’histoire de l’art, indispensables pour la compréhension du contexte historique présenté par Orhan Pamuk (les études

13 Voir les analyses de la perplexité en lien avec le livre de María Zambrano, L’inspiration continue,

Grenoble, Editions Million, 2006, dans le chapitre « La fin de la civilisation » de la quatrième partie de ce livre, Une épidémie à cause inconnue.

21 d’Oliver Leaman, Fereshteh Daftari, Feride Çiçekoglu, Svetlana Alpers), l’interpretation psychanalytique du Rapport sur les aveugles d’Ernesto Sábato, faite par Julio Woscoboinik, ainsi que les rapprochements théoriques entre les figures de l’inceste et de l’aveuglement et la quête de l’absolu, dûs à Roger Caillois, Michel de Certeau et Henri-Daniel Pageaux, utilisés dans l’analyse du roman de Sábato. Quant au roman-essai de José Saramago, j’ai utilisé plusieurs stratégies, au croisement des domaines suivants: l’essai politique de Michael Keren, «The Original Position in José Saramago’s Blindness », qui discute le rajustement de la théorie du contrat social à travers l’audace litteraire de Saramago, plusieurs études en litterature comparée, qui mettent en parellèle L’aveuglement et La Peste de Camus (José N. Ornelas), l’anti-utopie d’Orwell (Christopher Rollason) ou H.-G. Wells (David Frier). Dans le même contexte de L’aveuglement, j’ai aussi employé des études spécialisées sur les maladies contemporaines et anciennes, qui mettent en valeur surtout leur potentiel sociopolitique et métaphorique (Susan Sontag, Illness as

Metaphor and AIDS and Its Metaphors, Jacqueline Foertsch, Ennemies Within : The Cold War and the AIDS Crisis in Literature, Film, and Culture, Raymond

Stephanson, « The plague narratives of Defoe and Camus : illness as metaphor »). Le style de l’analyse est surtout celui d’un essai. La thèse se divise en trois chapitres, chacun analysant l’œuvre d’un auteur, mais établissant aussi des croisements et des connections avec les autres chapitres.

Dans le contexte décrit par le roman Mon nom est Rouge, Ece Aykol fait le lien entre le point de fuite de la mélancolie de l’hüzün et « l’odyssée de l’aveuglement », en les considérant comme des catalyseurs du passage de l’histoire à

l’œuvre de fictionnalisation. La métaphore de l’aveuglement est un trope très important pour cette réécriture de l’histoire, qui passe par la reconstruction de la mémoire. À notre avis, dans l’équation mémoire (des ténèbres)–vision–cécité, l’aveuglement est doublement connoté comme maladie et comme état mystique, ce qui implique deux rapports non-saturés, le rapport non-saturé avec Dieu et le rapport injuste avec l’histoire.

Par la suite, je soutiens la thèse que toute manière de voir le monde (et implicitement toute manière de s’aveugler au monde) implique une décision d’ordre conceptuel et une culture visuelle spécifique, une décision de voir ou de ne pas voir ce qui semble le plus évident. J’emprunte le terme « culture visuelle » de Svetlana Alpers, qui à son tour l’emprunte de Michael Baxandall, afin de mettre en valeur les différences spécifiques entre l’art européen, parfaitement verbalisé, et l’art islamique, qui se soutient sur l’interdit de l’image. Alpers introduit aussi la différence entre le modèle narratif (italien) et le modèle descriptif (néerlandais) dans la peinture, en soulignant la reformation et l’autonomisation de l’image, qui se trouvent au centre de la peinture néerlandaise.

C’est grâce à une étude de Feride Çiçekoglu, « A Pedagogy of Two Ways of Seeing: A Confrontation of «Word and Image » in My Name is Red », que j’ai été capable de mener plus loin cette transformation à l’interieur de la peinture ottomane des miniaturistes. Par rapport à la peinture neerlandaise, qui a mené à bout l’autonomisation de l’image, à travers une longue et penible Reformation, en détachant le pouvoir descriptif de l’image de son support narratif, la peinture en Islam est restée suspendue, d’une certaine façon. Le manque de reformation dans

23 l’art islamique le rend fragile face au portrait réaliste de la Renaissance italienne. Ce que j’ai envisagé à prouver dans ce chapitre est le fait que l’heurtement mortel entre la peinture en Islam et l’art de la Renaissance est dû plutôt à une crise auto-générée, à une mutation intrinsèque, qui relève des plusieurs traditions en peinture (Perse, Inde, L’Empire Ottoman).

De plus, j’ai aussi souligné le fait que plusieurs concepts qui nous semblent évidents dans l’art islamique sont plutôt des rapprochements ou des préjugés de l’art occidental. Même l’étude de l’art islamique serait, d’après Fereshteh Daftari, une invention occidentale qui date de 1860.

Parmi ces grands préjugés, que j’ai disséqués dans mes analyses dediées au pouvoir de la vision, le plus important est le manque de réalisme en Islam. Je soutiens que le réalisme se developpe en Islam en pleine harmonie conceptuelle, grâce à la doctrine soufi, qui rapproche le monde d’ici-bas et le monde de Dieu, dans un concept qui est assez éloigné de la tradition occidentale, à savoir le monde

imaginal. Dans mes démarches de prouver que le mundus imaginalis est la porte

d’entrée vers le monde de la miniature persane, je suis d’une part Henry Corbin, qui soutient que la dimension de l’imagination qui sous-tend le monde imaginal n’a pas d’équivalent dans la métaphysique occidentale; et d’autre part Oliver Leaman, qui soutient que pour un illuminationiste, le monde imaginal a autant de réalité que le monde réel. Ma thèse dit que ce que les peintres miniaturistes apprennent à voir, dans leur perspective « réaliste », n’est pas le monde réel, mais le monde imaginal.

Les démarches théoriques présentées dans le deuxième texte analysé, Rapport

Sábato même, dans des livres comme L’écrivain et la catastrophe, Mes fantômes et

Avant la fin, où l’écrivain affirme la condition hybride de la littérature, le pouvoir de

catalyseur de la fiction, capable d’assurer la survie de l’espèce et d’une nation. Cette opinion est soutenue aussi dans « Fiction and Politics: Interview with Ernesto Sábato », une entrevue donnée à Geoffrey Fox en 1988, et aussi dans l’article de M.R. Lojo, « Ernesto Sábato, el arte de ver en la oscuridad ».

La force de la figure de l’aveuglement chez Sábato est, quant à elle, soutenue dans une étude qui date de 200914, où Robert A. Hunter affirme que l’aveugle sábatien, par rapport aux autres figures d’aveugles dans la littérature espagnole et hispano-américaine15, est capable de formuler une diagnose du monde contemporain

d’une force inégalable. Il n’est pas seulement quelqu’un qui déclenche des forces psychanalytiques incommensurables, mais aussi quelqu’un qui a accès à des vérités enfouies dans les grands lieux communs contemporains. Pour l’aveugle sábatien, l’exploration « topologique des contrées inconnues de l’âme humaine », le voyage au-dedans, ont autant de réalité que « l’exploration de l’Amazonie ou du centre de l’Afrique ». Ce voyage et ce langage second ont été, selon Sábato, rarement mis en valeur dans l’histoire de l’humanité. On peut retrouver de petites épreuves éparses de cette éducation de la partie dionysienne de l’être dans la tragédie grecque, dans le romantisme allemand, ainsi que dans les œuvres des poètes et des écrivains « maudits », comme Rimbaud, Lautréamont, Artaud, et Strindberg.

14 Robert A. Hunter, « The Theme of the Sightless Asexual as Seen in the Novels Santa by Federico

Gamboa and El túnel by Ernesto Sábato », in Hispania, Vol. 92, No. 4 (Déc., 2009), pp. 664-672.

15 Santa de Federico Gamboa, El concierto de San Ovidio, La llegada de los dioses et En la ardiente

oscuridad d’Antonio Buero Vallejo, Max Estrella, le poète aveugle dans Luces de Bohemia, « el ciego

25 Ce genre de révélation représente à mon avis un renversement du mythe de la caverne platonicienne, en mettant en valeur la méditation sur les vérités des ténèbres, sur le rôle de Dieu dans la création et sur l’inexistence du hasard. Ce qui est important de mentionner ici est le rôle du corps dans cette grande initiation, un corps qui n’est pas réduit à la vision des yeux, mais capable de voir et de connaître, récipiendaire d’une vision à la limite de la différence anthropologique (j’ai inséré ici, même si de façon fragmentaire, les méditations de Maurice Merleau-Ponty sur l’insertion de la chair dans l’ordre de la connaissance, du visible, dans le livre Le

visible et l’invisible). En d’autres mots, le corps serait l’espace de croisement entre

deux possibles aveuglements : l’aveuglement-châtiment, menacé par la rechute dans l’animalité ; et une forme d’aveuglement mystique, visionnaire, qui s’interroge sur la consistance du réel, sur la cohérence de la connaissance humaine, et sur le principe créateur de l’Univers.

Ces deux formes de descente (ou de soulèvement) de l’être ont évidemment beaucoup d’affinités avec la « conversion de l’âme vers les yeux du dedans », dont parle Derrida. À cet égard, c’est Derrida aussi qui avance l’idée que la spéléologie platonicienne serait complétée ici par une spéléologie différente, où la distinction entre le sensible et l’intelligible est élargie par une autre catégorie, qui réclame l’intensité visionnaire, et qui dissout la logique binaire. La connaissance n’est pas ainsi exclusivement l’apanage de la raison. Par contre, elle a des affinités avec ce que Derrida appelle la « vue transcendentale », liée à un long exercice de regard.

La dernière triade que nous devrions mentionner dans ce contexte est sans aucun doute mise en lumière par la perspective psychanalytique, qui lie dans un

nœud infranchissable l’inceste, l’aveuglement et la quête de l’absolu, dans un renversement de tout ordre établi. Ceci est confirmé par les deux figurations de l’écriture romanesque que Daniel-Henri Pageaux propose dans son livre Ernesto

Sábato. La littérature comme absolu – l’inceste et l’aveuglement, qui représentent

des mises en abyme, des portraits renversés de l’écrivain dans sa recherche de vérité. En ce qui concerne le concept de mise en abyme dans l’entière trilogie sábatienne, j’ai utilisé un texte écrit par Norman Cheadle, qui s’appelle « Mise en abyme and the abyss : two paintings in Ernesto Sábato’s trilogy of novels ».

En parlant des mises en abyme successives, on pourrait affirmer que Rapport

sur les aveugles est un résumé du roman entier, qui pourrait être lu en clef

philosophique comme un mythe renversé de la caverne platonicienne.

En ce qui concerne L’aveuglement de José Saramago, les notions-noyau que les interprètes utilisent sont celles de maladie, mal, irrationalité, raison, solution totalitaire, ennemi, mémoire collective, civilisation, éthique, humanité. José N. Ornelas emprunte le concept de « double citoyenneté » de Susan Sontag, en l’utilisant dans le cas de Saramago et de Camus, tout en soulignant les différences essentielles concernant la conceptualisation de la source du mal. Alors que pour Camus, cette conceptualisation tient d’un corps politique malade ou d’une idéologie corrompue, pour Saramago elle tient de chaque individu, qui pourrait potentiellement devenir une source de contamination. Mon interprétation se propose d’analyser de manière objective les multiples formes dans lesquelles, sous différents déguisements, le corps social devient « l’ennemi absolu ». C’est le contexte dans lequel l’état essaie d’écraser toute forme de résistance individuelle, qui devrait être amputée comme une

27 partie gangrenée d’un corps malade. De l’autre côté, l’hypothèse du mal qui se cache sous la panique, la peur et la perplexité individuelles me permet de développer l’idée de l’aveuglement « symbolique », qui devance la maladie corporelle. Pourtant, je ne défends pas la thèse de Kenneth Krabbenhoft, qui explique l’origine du mal en faisant référence à la notion augustinienne de péché originaire. Le fait que le mal se trouve dans chaque individu n’a rien à voir avec la déchéance originaire de la nature humaine, ni avec la dimension morale ou la revanche divine non plus, mais avec la balance difficilement maintenue entre l’ordre social et la créativité humaine ; et avec la réponse individuelle aux notions de solidarité, d’humanité et de mémoire collective. L’hypothèse de la vue comme synonyme de l’humanité est renforcée par l’allégorie : l’aveuglement signifie une rechute dans la pré-histoire de l’humanité. Cette rechute est accompagnée par ce que Raymond Stephanson appelle « le vide imaginatif », rendu possible par l’exile intérieur et par l’aliénation, et symbolisé par l’image de l’église où toutes les figures sacrées de la religion chrétienne ont les yeux bandés.

Ce qui reste quand même comme un point d’ancrage dans la théorie de la déchéance originaire de la nature humaine de Krabbenhoft est l’idée de succession perpétuelle dans l’histoire de l’humanité des deux phases, la phase augustinienne (pessimiste) et la phase pélagienne (optimiste), à la base de toutes les théories socio- politiques. Cette succession est aussi mentionnée dans le roman The Wanting Seed, écrit par Anthony Burgess.

Dans l’essai de destituer les démarcations entre la fiction et la non-fiction, Christopher Rollason trace le parallèle entre Saramago et Orwell, qui démontrent

sans droit d’appel comment, à travers une épidémie de panique, les totalitarismes se mettent en place sans trop tarder. Le Ministère de la Santé dans le roman de Saramago représente l’image la plus convaincante de la solution totalitaire, qui transforme la raison en un instrument d’intolérance, d’oppression.

En essayant d’établir une classification des récits des épidémies, Jacqueline Foertsch distingue des genres pré-épidémiques et alter-apocalyptiques d’une part, de meilleurs temps où les maladies, dans leurs formes concrètes ou métaphoriques, ne s’étaient pas encore déclenchées ; d’autre part, elle parle des genres intra-

épidémiques et post-apocalyptiques, qui se développent au centre même de l’horreur.

Dans ce contexte, je place L’aveuglement dans le genre intra-épidémique, qui exploite les conséquences socio-politiques d’une maladie biologique « à cause inconnue ».

Mais outre les hypothèses épidémiques et pandémiques, outre la conceptualisation de la source du mal, de la revanche divine ou éthique, l’hypothèse que j’ai le plus exploitée efface la catégorie de châtiment ou de punition et la remplace par la logique des relations humaines et des nouvelles vérités à découvrir, une fois le contexte « pandémique » installé. C’est justement cette reconfiguration et la nouvelle logique engendrée par elle qui sont plus importantes que le contexte déclencheur d’événements. Cette dystopie critique est précisément le lieu où une nouvelle réalité, « non-aveugle », pourrait apparaître.