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L’inceste et l’aveuglement La quête de l’absolu

III. Un mythe hérétique de la caverne

8. L’inceste et l’aveuglement La quête de l’absolu

Parmi les penseurs qui ont fait des recherches au cœur du mystique, il y en a qui disent que, de façon paradoxale, l’inceste et la quête de l’absolu seraient profondément liés, par ce retour même à un autre ordre d’existence, un ordre renversé. De plus, ils disent que les deux figures feraient référence à une métaphore de l’absolu qui dépasserait les contradictions temporelles. Roger Caillois dans Le

mythe et l’homme s’exprime à ce propos, en écrivant que l’inceste est une

caractéristique du chaos, les deux s’impliquant mutuellement. Le chaos serait le temps des incestes mythiques, des catastrophes cosmiques. C’est aussi l’opinion de

200 E. Sábato, « Rapport sur les aveugles » in Héros et tombes, p. 365. La version définitive de 1990

devient tragiquement sexuelle, d’une voracité extrême. Par rapport à la variante de 1965, citée par Woscoboinik à la page 67, où Fernando écrit « porque lo ignoro, y nunca lo sabré, cuánto duró aquel diaboolico ayuntamiento, pues an aquel antro no había noche ni día y todo fue una única e infernal jornada », la version de 1990 est destructive, auto-destructive : « Como una bestia en celo corrí hacia una mujer de piel negra y ojos violetas, que me esperaba aullando. Sobre su cuerpo sudoroso veo todavía su sexo abierto, entré con furia en aquel volcán de carne que me devoró. Luego salí y ya sus fauces sangrientas ansiaban un nuevo ataque (…) En medio de una tempestad, entre relámpagos, fue prostituta, caverna y pozo, pitonisa. »

Michel de Certeau dans ses recherches sur La fable mystique201 : l’inceste sous-tend

de toute évidence l’expérience mystique :

« Il est incontestable que l’amour mystique a des traits incestueux, dans la mesure où il vise à surmonter cette coupure généalogique, à rejoindre ou retrouver une union entre le père (ou la mère) et la fille (ou le fils), à dépasser ainsi la classification qui institue la société. Les éclats de ce désir insensé zèbrent les textes mystiques. L’interprétation reste à faire, même s’il est déjà clair et bien connu que quelque chose de ce désir renvoie à l’expérience originaire du sein maternel. » 202

L’inceste comme tel représente le renversement de tout ordre établi et par conséquent il est la voie royale vers une sorte de barbarie qui met en scène les premiers rudiments de l’inacceptable social. Il est aussi le symbole de la recherche du Mal, d’un furor autodestructif, dont les personnages sábatiens ne peuvent aucunement se soustraire. Fernando Vidal est la plus « pure incarnation » du Mal, mais les autres lui sont aussi soumis : la relation incestueuse entre les deux frères Nacho et Agostina dans le roman L’ange des ténèbres est une reprise de la relation incestueuse de Fernando et d’Alejandra. Il ne s’agit pas seulement du fait que les personnages errent en leur chemin vers la vérité, vers l’absolu ; ce cheminement même est bafoué dès le début par leur condition duale. C’est aussi la condition de l’écrivain, exposé au mystère irrésolu de l’âme humaine, prise entre la lumière et les ténèbres, entre le Diable et le Dieu.

Il me semble que l’hypothèse de lecture proposée par Daniel-Henri Pageaux dans son livre Ernesto Sábato. La littérature comme absolu est tout à fait éclairante

201 citées par Henri-Daniel Pageaux dans Ernesto Sábato. La littérature comme absolu, à la p. 69. 202 Michel de Certeau, Cahiers pour notre temps, Centre Georges Pompidou, Paris, 1987, p. 185.

137 pour un mythe renversé de la caverne, pour une forme de barbarie qui se dresse contre l’ordre – une attaque dans le régime de l’absolu contre l’absolu même. Il s’agit à vrai dire de plusieurs figurations d’écriture romanesque (comme c’était aussi le cas avec Pamuk). Dans Rapport sur les aveugles il s’agit d’une métaphore de

l’écriture romanesque même, qui devrait, d’après Sábato, exprimer l’Absolu. Dans Mon nom est Rouge, l’aveuglement représentait la voie royale d’union avec Dieu. Ici

il s’agit de la possibilité d’un art hybride, impur, comme c’est le cas du roman, d’une traversée de la mort, une forme d’éterniser l’homme, de le circonscrire entre l’alpha et l’oméga de l’art :

« Il semble donc possible de poser l’hypothèse de lecture suivante : la recherche de l’Absolu, son expression dans et par la littérature, est une préoccupation constante de l’essayiste Sábato ; dans ses fictions, Sábato inscrit cette préoccupation ; mais, en la transformant en matière de fiction, il la dégrade par le crime et l’inceste. Il la dégrade, c’est à dire qu’il la transforme en roman… L’inceste serait donc une des figurations de l’écriture romanesque… L’inceste, un des fantasmes du romancier ? Sans doute, comme les Aveugles. »203

À un autre niveau, ontologique, les Aveugles jouent le rôle d’une mise en abyme, un portrait renversé de l’écrivain dans sa recherche de vérité. Il est vrai qu’on ne peut pas comprendre l’œuvre sábatienne de façon fragmentaire. Les fragments font appel à une unité intégrale, d’autant plus que les divers personnages représentent des dédoublements de Sábato l’écrivain, et les diverses situations sont des icônes métaphoriques, reprises à un autre niveau dans les romans suivants. C’est l’hypothèse soutenue par Daniel-Henri Pageaux204, ainsi que par Norman Cheadle dans son texte « Mise en abyme and the abyss : two paintings in Ernesto Sábato’s

203 D.-H. Pageaux, Ernesto Sábato. La littérature comme absolu, p. 69. 204 Ibid., p. 71.

trilogy of novels »205: le Rapport sur les aveugles joue à l’interieur du roman Héros

et tombes le rôle d’une mise en abyme du roman tout entier (« solipsisme total,

narcissisme exacerbé du personnage, communication impossible, solitude absolue »). De plus, le Rapport integre la mise en abyme du Tunnel, où Castel est le double paradigmatique de Fernando.

Toutes ces mises en abyme aboutissent à reconfigurer le message sotériologique de l’œuvre sábatienne qui, même en l’absence d’un principe unificateur, rend possible un profond exercice de mémoire, de destin, une métaphore de l’écriture et un raccourci de l’histoire, tous vus dans le miroir déformateur de l’aveuglement. L’aveuglement est pour Sábato le catalyseur, le témoin de l’intensité négative, des turpitudes charnelles et de la menace de l’enfer, qui jette une ombre démoniaque sur tout projet rationnel. L’écrivain avance à tâtons, sans jamais réussir à poursuivre jusqu’au bout le chemin de sa quête, en raison du fait qu’il ne connaît pas d’autres régions qui pourraient être explorées autrement que par le moyen de la folie, de l’aveuglement, et de l’inceste. Mais finalement il ne s’arrête pas ici. Même si les trois figures de style, qui s’entrecroisent, sont des métaphores du travail de l’écrivain, en lutte avec ses démons intérieurs, elles ont en même temps une profonde valeur réparatrice, une valeur cathartique. « Avec Fernando pour guide, comme Dante avait pris Virgile, Sábato, guidé par un double fou, traverse ses propres ténèbres pour remonter vers la lumière. »206

C’est la passion qui le sauve, la passion d’écrire la vie sans brouillon, dans une transparence déchirante, faisant défaut aux idées. « Je dis la verité lorsque

205 N. Cheadle. « Mise en abyme and the abyss: two paintings in Ernesto Sábato’s trilogy of novels »,

in Hispanic Review, vol. 63, (Aut, '95), pp. 543-53.

139 j’affirme que je ne connais pas d’autres régions, et que mon ignorance d’autres realités est immense, mais en revanche je peux révendiquer la passion avec laquelle j’ai suivi le chemin de ma quête. »207

Bien qu’il soit terrible de l’admettre, l’homme ne peut pas se sauver dans la région des idées pures. Les idées pures sont en fait un aveuglement face à son caractère d’homme concret, tiraillé entre des contradictions, des souffrances et la conscience de la mort. La caverne sábatienne est beaucoup plus angoissante que la caverne platonicienne, parce qu’elle ne met en jeu que l’ignorance et l’imperfection dans l’ordre de la connaisance, mais aussi la désorientation existentielle, l’exploration regressive d’un univers des ténèbres.

« La véritable patrie de l’homme n’est pas l’univers pur qui fascinait Platon. Sa véritable patrie, à laquelle il revient toujours après ses détours dans l’idéal, c’est cette region intermédiaire et terrestre de l’âme, ce territoire de déchirements où nous vivons, aimons et souffrons. »208

Une affirmation qui paraît tout à fait evidente, mais qui est devenue inapparente, de même que la quête de l’Absolu est devenue une quête de « perspective juste ». Le chemin à rebours passe par conséquent par une recherche inquiétante, une enquête sur le Mal, à travers des dedoublements, des travestissements et des inversions.

C’est pour cette raison que la fictionnalisation de l’histoire (qui dans notre analyse du roman Mon nom est Rouge était censée à recuperer la nostalgie du passé) – a ici un tout autre rôle, celui de mettre en évidence des personnages qui pourraient

207 E. Sábato, Avant la fin, p. 108. 208 Ibid., p. 90.

renouer, par leur destin tragique, avec une transcription sotériologique du destin. Le fait que Fernando existe fait en sorte que d’autres personnages, tels que Hortensia Paz, le camionneur Busich ou Barragan le fou, le prophète de quartier, puissent aussi prendre leur place dans la galérie des personnages sábatiens. L’ecrivain avoue être en posséssion d’une collection de découpages de journaux, où les actions de personnages humbles, anonymes et impuissants lui redonnent l’espérance, en l’aidant à pouvoir survivre dans un monde anéanti par l’argent, le matérialisme et le pouvoir technologique. La logique qui met en marche le monde est secouée chaque fois qu’un tel personnage agit. En fin de compte, ce n’est pas son effort de compréhension qui pourraît sauver l’écrivain, mais l’existence de ces êtres, qui défit la mécanique de la mort:

« Moi, par contre, un être rempli de très graves défauts, de personnages aussi effrayants que Fernando Vidal Olmos. Mais j’ai aussi frissonné en écrivant ces passages où apparaissent des êtres infiniment bons comme Hortensia Paz, le camionneur Busich ou Barragan le fou, le prophète de quartier. Ces êtres modestes, ces analphabètes pleins de bonté, et les jeunes avec leur candide espérance, ce sont eux qui me sauveront. Par contre, tout le reste, les hypothèses précaires, les idées et les théories exposées dans mes essais, rien de tout cela n’a assez de valeur pour justifier mon existence. »209

L’aveuglement est la métaphore d’une descente aux enfers qui peut par la suite retranscrire entierèment l’histoire vécue d’un peuple. D’après Sábato, le roman est

209 E. Sábato, Avant la fin, p. 108.

141 justement le genre littéraire qui peut rendre justice à l’âme d’un peuple, plutôt que n’importe quelle forme de philosophie de l’histoire, qui opère à travers l’abstraction. Les catégories diurnes ne font qu’expliquer maladroitement des realités incompréhensibles. La pensée magique par contre est capable de faire surgir le « mystère de l’âme » d’un peuple210:

« I consider myself fundamentally a novelist, because I consider the novel superior in all senses to the essay. Because it includes not only the daytime world of logic, but also the nocturnal world of magical thought. If a person can write novels, let us say novels that take place in Argentina, it will be an expression of that mysterious phenomenon which is the soul of a people. »211

À travers la fonction rédemptrice de la pensée magique, le matériel historique du roman est lui aussi restitué dans sa triple fonction dantesque de ciel (la chute d’Yrigoyen, présente dans le récit de Bruno, la chute de Péron avec les bombardements aériens prédits par Barragan), d’enfer (l’entier Rapport sur les

aveugles) et de terre, le territoire ambigu des souffrances et des punitions, habité par

des êtres comme Martin, l’adolescent idéaliste, Bruno, l’hypostase apaisée et plus contemplative de l’écrivain Sábato, le camionneur Bucich et les personnages du Bar Chichin212.

210 Ce n’est pas par hasard que Sábato a été le président de la Commission pour les Disparus en

Argentine. Il avoue que pendant neuf mois il avait entrepris une descente aux Enfers, à travers 52.000 de pages d’horreurs, de preuves concrètes, qui ont renversé le rapport avec le passé d’une nation entière.

211 E. Sábato, G. Fox, « Fiction and Politics: Interview with Ernesto Sábato » in The Threepenny

Review, No. 32 (Winter, 1988), p. 4.

212 Voici aussi l’interprétation de D.-H. Pageaux, Ernesto Sábato. La littérature comme absolu, p. 75,

où il écrit que le Mirador, lieu hors du temps, contiendrait « tout le temps de l’Argentine nouvelle qui se trouve condensé, depuis les premières années du XIXe siècle. »

L’aveuglement est une des figures de style qui transforment l’homme abstrait de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire en un être capable de faire le mal, mais en même temps capable de se sauver alors qu’il n’y a plus de solution possible :

« Et, tout comme lorsque nous nous croyons perdus et désorientés, de même notre vie prend parfois des directions en apparence hasardeuses mais en réalité choisies par une volonté inconnue de nous; et cette volonté nous conduit vers les lieux où nous allons rencontrer des gens ou des choses essentiels pour notre existence. »213

213 Avant la fin, p. 92.