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III. Un mythe hérétique de la caverne

4. L’existence du mal

D’après l’anti-héros de Sábato, c’est justement l’existence du mal dès le début de l’histoire, l’existence d’une force maléfique qui régit au cœur même des affaires humaines, sans l’existence de laquelle plusieurs faits historiques seraient

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109 indéchiffrables. L’imagination déchaînée de Fernando Vidal Olmos met en place le scénario fantasmagorique d’une secte qui régit le monde et qui, dès le début, agirait par l’entremise des hommes simples ou, au contraire, très puissants, « de la peste ou de la révolution, de la maladie ou de la torture, de la tromperie ou de la fausse compassion, de la mystification ou de l’anonymat, des petites institutrices ou des inquisiteurs. »142

Il est vrai que, si on cherche de donner des réponses à plusieurs dilemmes historiques, on est confronté à des paradoxes irrésolus, à des dilemmes sans issue : en règle générale, on pourrait affirmer que le progrès, l’alphabétisation, l’hygiène, l’avancement de la science devraient conduire à l’épanouissement de la race humaine. Mais le contraire s’avère aussi vrai. Un exemple que Fernando Vidal n’hésite pas à donner – un argument écrasant – est celui du peuple allemand, qui « avait institué les camps de concentration pour la torture et la crémation en masse des juifs et des catholiques. »143

Donc, pour être capable de comprendre la réalité historique, il faut supposer d’emblée l’existence du mal, un fait que la plupart des religions, des philosophies, des dogmes et des systèmes de pensée rejettent, en faveur d’une explication englobante, lumineuse. L’existence du mal, dans ses formes les plus abjectes, est le piège auquel se heurtent les consciences les plus profondes. Y compris Dostoïevski, qui, dans Les frères Karamazov, se déclare prêt à accepter la théodicée chrétienne, sauf qu’il ne peut pas comprendre comment la doctrine de la bonté divine peut aller ensemble avec les malheurs et la cruauté infligés aux enfants.

142 Ibid., p. 238.

Le même se passe avec Fernando Vidal Olmos. Sa méditation sur les vérités des ténèbres inclut de manière indirecte une méditation sur le rôle de Dieu dans la création. En tenant compte de ses raisonnements, la conclusion s’impose : soit Dieu s’absente, soit son pouvoir est passé aux mains d’une espèce ténébreuse. Cela pourrait constituer en fait une explication pour l’existence d’un royaume souterrain, de « toute une armée de voyants, sorcières de quartier, rebouteux, guérisseurs, tireuses de cartes et autres spirites. »144

La logique de nos raisonnements rationnels est mise à l’épreuve par la plupart des événements historiques. Dans ce contexte, Fernando Vidal formulera une logique symptomatique, prémonitoire, basée sur l’inexistence du hasard, qui présuppose la rencontre entre l’homme et son destin. Sans se rendre compte, il s’est déjà transformé en un représentant de la secte « qui régit le monde », en agissant par les mêmes mécanismes psychiques que les aveugles qu’il épie à tout coin. Pour être capable de comprendre les vérités de la nuit, il faut se soumettre à la logique de la nuit. Les prémisses A, B, C, qui font la fierté des raisonnements rigoureux, s’avèrent en fin de compte n’être que « des données dérisoires », sans aucun fondement.

« Que de stupidités l’on commet sous les dehors d’un raisonnement rigoureux !... C’est ce qui permet aux grands inquisiteurs de la psychanalyse de dormir tranquilles après avoir tiré des conclusions tout à fait correctes à partir des données dérisoires. »145

Un autre constat de Fernando Vidal Olmos concerne l’impossibilité de

connaissance mutuelle entre les représentants de la race humaine. Il contredit

144 Ibid., p. 238.

111 l’opinion commune, qui dit que plus les hommes se connaissent, plus ils sont capables de lier des relations basées sur le respect et la vérité. Les « lucides » par contre, en ayant accès à la vérité « de la nuit », font référence à une autre réalité. Ils ne s’intéressent pas au régime de la connaissance pure, mais au régime existentiel, qui met en jeu des forces et des instincts imprévisibles. La logique de la connaissance pure est apollinienne, la logique historique par contre est dionysiaque, tragique, mêlant bien et mal en un produit méconnaissable. En fin de compte, il ne s’agit pas de connaissance, mais de paix, qui ne peut pas être assurée, selon Fernando Vidal, qu’à travers l’ignorance réciproque. Une fois que les hommes apprennent à se connaître, le conflit est tout de suite déclenché. La loi fondamentale de l’espèce humaine ne serait pas à son avis la paix, mais le conflit :

« J’ai dû lui expliquer que la seule façon de conserver la paix entre les hommes était justement de les maintenir dans une ignorance réciproque et de les empêcher de se connaître, seules situations où ces animaux sont relativement bienveillants et justes, l’homme se montrant relativement indifférent à ce qui ne l’intéresse pas. »146

Il est certain que, pour percevoir de cette manière la présence du mal, l’absence de Dieu et la guerre entre la connaissance et la paix, le personnage doit avoir une identité menacée, alambiquée, déformée. Les catégories nocturnes impliquent un renversement, une déformation, un ancrage protubérant dans le régime du possible. La possibilité est normalement vue comme la marque du futur, de l’authenticité, de la décision. Elle équivaut au bonheur. Par contre, le réel représente un rétrécissement dramatique de « l’arbre des possibilités », une forme de limite, le royaume des

catégories diurnes. Mais si la possibilité prolifère inlassablement, si elle ne trouve pas de centres de coagulation du réel, alors elle se transforme en quelque chose de méconnaissable, en un monstre terrifiant qui menace l’identité personnelle.

« J’ignore ce qu’il en est des autres. Je puis simplement dire que je perds soudain cette identité et que cette déformation du moi prend vite des proportions énormes ; de vastes régions de mon esprit se mettent à enfler, il m’arrive même d’en sentir la pression physique dans mon corps, surtout dans ma tête ; elles s’avancent comme des silencieux pseudopodes, aveugles et mystérieux, vers d’autres régions de l’espèce, jusqu'à d’obscures et anciennes régions zoologiques. »147

Ce que Fernando Vidal avance, ce n’est plus la vision humaine, mais une vision qui dépasse les cadres de la connaissance humaine, en instituant une sorte de différence anthropologique. Elle se déclare à travers deux sortes d’aveuglement: la menace de l’animalité (l’aveuglement comme châtiment) et l’aveuglement mystique, visionnaire. Paradoxalement, la « vision » de l’animal s’approche de manière ambiguë de la vision angélique. À la limite de l’humain advient une raison inconnue, qui promet de « s’extraire du chaos et de réorganiser son univers. »148

« Commandés par le nouveau moi et le nouveau corps, les fauves et le monstres préhistoriques qui logent en nous sont prêts à se réveiller et à surgir dès que les forces, les tensions, les fils et les vis qui maintiennent le moi présent se relâchent et cèdent pour une raison ignorée de nous. Ce qui a lieu chaque nuit, quand nous dormons, devient soudain incontrôlable et finit bientôt par régner sur nous dans des cauchemars diurnes. »149

147 « Rapport sur les aveugles » in Héros et tombes, p. 246. 148 Ibid., p. 247.

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