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II. La violente beauté du monde

1. La beauté et l’assassinat

Le fait que l’assassinat et la cécité se trouvent au cœur du roman Mon nom est

Rouge est perturbant, même étrange. Si l’enjeu central de ce roman est la dévotion

totale de l’artiste16, l’effort de réaliser une œuvre d’art d’une beauté inégalable, une sorte de culmination d’une tradition de transmissions et de perfectionnements à travers des siècles, d’un modèle hérité de l’Inde, de la Perse et de la Chine, pourquoi alors le roman de Pamuk est-il hanté par un assassinat horrible, avec lequel la trame narrative se met en marche (le premier chapitre s’appelle Je suis le cadavre) ? Pourquoi est-il aussi hanté par le spectre de l’aveuglement, qui, même s’il est présenté comme le couronnement final d’une entière carrière, vouée à l’union du peintre avec Dieu, représente aussi une limite, un châtiment, le renversement d’une perspective qui se détache du monde pour s’adonner à la contemplation pure ?

La contemplation pure n’a plus besoin de couleurs et de formes. Toutefois, le sujet central du livre est la joie de la création, le sentiment de surabondance qui dérive d’un monde entièrement fait pour le délice des yeux. En cela consiste le point

16 Orhan Pamuk le déclare explicitement dans son livre Other Colors. Essays and a Story. trad.

Maureen Freely. Faber and faber, London, 2007, p. 264: « The central issue of My Name is Red is not the East-West question; it is the arduous work of the miniaturist: the artist’s suffering and his complete dedication to his work. »

de départ d’une tension dramatique, une parmi d’autres17, qui engendrera « le mystère violent » du roman.

Il est intéressant de voir (et de concevoir) le fait que ce mystère, source d’assassinats violents et d’aveuglements, se tisse sur des controverses soutenues autour du problème de la représentation du monde. « Le monde comme représentation » est capable de pousser les hommes à commettre des meurtres affreux, surtout à un croisement temporel où des civilisations se heurtent, dans leurs improbables manières de transpercer la réalité par le pouvoir du regard.

Tout dépend du point de vue utilisé ; la vie et la mort se tranchent en fonction d’un « présupposé » concernant la permanence ou l’impermanence du visible. C’est un conflit esthétique qui déclenche l’histoire labyrinthique de Mon nom est Rouge.

L’esthétique islamique est une esthétique basée sur « l’impermanence du visible » : « Many of the most interesting writers on Islamic art argue that Islamic art changes the representation of physical reality due to the belief in the impermanence of the visible (Burkhardt, Nasr, Massignon, Bakhtiar) ».18

Le visible est tué, assassiné, réduit au silence, afin que le « monde réel » se fasse place. Plus l’assassinat du visible est brutal, plus la beauté du tableau (ou de l’œuvre d’art) est évidente.

La première fois que l’assassin fait son apparition dans le roman, il est accompagné par la peur, décrite aussi par le Grand Maitre Bihzad, à laquelle font référence tous les peintres du roman : « la terreur de me réveiller au milieu de la nuit,

17 Les autres tensions, largement analysées dans ce chapitre, sont : Orient – Occident, style –

répétition du même modèle, narration – description.

31 et d’entendre, dans le noir d’encre de la chambre, quelqu’un d’autre ».19 Ce quelqu’un d’autre puise son existence douteuse de l’empire des ténèbres. Le moment du meurtre, la chambre est envahie par des couleurs, surtout le rouge, la couleur de la vie (« un rouge strident comme le cri qui s’étouffe dans votre gorge oppressée »20), le même moment où la mort fait son apparition. La mort est profondément liée à la réalisation de la beauté de ce monde, qui s’anéantit en laissant place à l’indifférence absolue. Le monde des représentations s’évanouit dans cette indifférence, qui laisse ouverte la question clé du roman : « Un peintre a-t-il, peut-il avoir un style personnel, une couleur, et comme une voix particulière ? »21

« Les cloisons artistement décorées, les ornements de la croisée et son embrasure, les arabesques du tapis, d’un rouge strident comme le cri qui s’étouffe dans votre gorge oppressée, et la profusion incroyable de fleurs jaunes et mauves – si minutieusement, si gaiement reproduites – sur la magnifique couverture brodée que froissent les pieds sales de votre assassin pendant qu’il vous tue, tous ces éléments tendent à un même but : tout en exaltant la beauté du tableau que vous contemplez, ils rappellent non seulement la beauté de la chambre où vous agonisez, mais celle de ce monde que vous quittez. En admirant cette image, le sens fondamental du tableau vous apparaît, qui est l’indifférence à votre mort des beautés de ce monde et de leurs représentations, et votre solitude absolue dans la mort… »22

Le monde de la représentation n’est pas seulement une joie pour les yeux. La représentation peut devenir un spectre de la terreur, un poids constant par la simple raison qu’elle est l’interface d’un territoire qui échappe à notre pouvoir, mais est en même temps constitué par l’entremise de nos représentations. La question insistante qui revient tout au long du roman concerne la véridicité de la représentation, le

19 Orhan Pamuk, Mon nom est Rouge, Gallimard, Paris, 2001, p. 41. 20 Ibid., p. 41.

21 Ibid., p. 40. 22 Ibid.

pouvoir de l’évidence, l’apport de la tradition à notre manière de voir le monde, la mélancolie d’un monde révolu, et le « conflit » des civilisations, suite auquel une entière tradition s’effondre à tout jamais. Il s’agit aussi du mystère irrésolu de l’art (la majorité des romans d’Orhan Pamuk ont des fins irrésolues, comme la vie) et de l’art de déguisement de l’artiste en proie à toutes sortes de tabous, y compris le tabou religieux, qui impose généralement les règles du voir : « Whatever the explicit prohibitions might be, a writer will also find himself hemmed in by taboos, family relations, religious injunctions, the state, and much else. In this sense, writing historical fiction speaks of a desire to put on a disguise ».23

À cet egard, j’aimerais faire référence à une citation extraite du livre le plus baroque d’Orhan Pamuk, The Black Book, en provenance d’un autre livre, intitulé

Les mystères des lettres et la perte du mystère (Mystery of Letters and Loss of Mystery), écrit par un certain F.M. Üçüncü: « Üçüncü argued that East and West are

eternally opposed, engaged in an « endless war of twins »; one will always dominate the other. ».24

Néanmoins, Orhan Pamuk souligne à plusieurs reprises que Mon nom est

Rouge n’est que dernièrement une illustration de la confrontation entre l’Est et

l’Ouest. Sinon, il n’est rien d’autre que « a book about art, life, marriage, and happiness. The East-West question is lurking somewhere in the background ».25

S’il est vrai que le sujet principal du livre est l’art, la vie, le mariage est le bonheur, alors on pourrait dire que l’assassinat, la cécité et le désespoir de l’artiste

23 Other Colors, p. 263.

24 Michael McGaha, Autobiographies of Orhan Pamuk. The Writer in His Novels, The University of

Utah Press, Salt Lake City, 2008, p. 104.

33 face au poids de sa propre individualité ne représentent que des sujets secondaires, ainsi que le malheur de se voir rejeté aux confins de l’histoire, la peur écrasante d’être oublié et la fugacité d’une manière de représenter qui a constitué pendant des siècles le grand pari de l’image.

À mon avis, la guerre de l’image se trouve par contre au centre de ce livre, ainsi que la perte des images, la perte des traditions et de la vue.