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III. Un mythe hérétique de la caverne

5) La consistance du réel et les « yeux du dedans »

Les méditations du Rapport sur les aveugles prennent comme point de départ la consistance du réel, en rapport étroit avec le monde de la vision :

« Je constatai un jour que la réalité pouvait se déformer si je n’employais pas toute ma volonté à la maintenir stable. A tout moment, j’avais peur de voir le monde vaciller autour de moi, se mettre à bouger, se déformer, d’abord peu à peu, puis ensuite de façon brutale, j’avais peur de le voir se désagréger, se métamorphoser et perdre toute signification. »150

Sur le point de tomber dans le règne animal, de percevoir d’une manière infiniment plus diverse la peur, les cauchemars, les « réincarnations » des autres espèces zoologiques, la vision éprouve en même temps un élargissement des possibilités du réel, une protubérance du régime identitaire, une marge inépuisable de l’invisible qui s’insinue à l’intérieur du visible. L’interrogation de Fernando Vidal met en doute la cohérence du monde, la cohérence de la connaissance humaine, le principe créateur de l’univers, la force du libre arbitre et du hasard. Si elle n’apporte rien en termes de réponse à cette grande interrogation, au moins elle nous présente un monde où de nouveaux contours s’imposent et un nouveau récit se fait place. L’aveugle est conduit par « la force qui nous pousse à regarder le fond d’un abîme »151, par une force qui produit la conversion de l’âme vers « les yeux du dedans », dont parle Derrida :

150 « Rapport sur les aveugles » in Héros et tombes, p. 244. 151 Ibid., p. 235.

« Et l’aveugle regagne, il garde et regarde, il compense en lumière spirituelle ou intérieure aussi bien qu’en lucidité historique ce à quoi ses yeux de chair sont tenus de renoncer. La cécité ne fait qu’illuminer les « yeux du dedans »152 ».

Le cheminement du Rapport sur les aveugles concerne une forme de connaissance magique, poétique, qui vacille entre les questions suivantes : se limiter aux catégories diurnes ou avancer aussi loin que possible vers une compréhension tordue et périlleuse ? Se plier à la logique des raisonnements rigoureux ou errer dans les marécages de l’illusion ? Se borner au domaine du réel ou explorer par contre les horizons béants de possibilité ? Accepter le noyau identitaire comme une fatalité ou emprunter des identités fantomatiques, appartenant aux règnes préhistoriques ?

D’autre part, le questionnement concerne l’ouverture des « yeux du dedans » : « … si l’intériorité de la lumière est la vie de l’âme, pourquoi fut-elle confiée à l’extériorité du corps, emprisonnée, « confinée » dans un globe aussi vulnérable que l’œil ? »153

Les yeux du dedans s’ouvrent quand la lucidité est rendue impuissante, quand

sa vulnérabilité s’enchevêtre dans le labyrinthe d’un mystère s’officiant sous la lumière d’un astre mourant. Une lumière qui ne provient pas du grand astre de la vérité, mais d’un soleil en train de mourir, répandant ses rayons sur une contrée ayant passé par un incendie planétaire.

La « spéléologie » platonicienne est complétée ici par une spéléologie toute à fait différente, dont parle Derrida :

152 Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Réunion des Musées

Nationaux, Paris, 1991, p. 110.

115 « Si nous sommes depuis toute à l’heure sortis de la caverne platonicienne, ce ne fut pas pour voir enfin l’eidos de la chose même, après conversion, anabase ou anamnèse. Nous avons quitté la caverne parce que cette spéléologie de Platon manque, incapable d’en tenir compte sinon de le voir, l’inapparence d’un trait qui n’est ni sensible ni intelligible. Elle le manque précisément parce qu’elle croit le voir ou le donner à voir. La lucidité de ladite spéléologie porte en elle un autre aveugle, non pas le caverneux mais celui qui ferme les yeux sur cet aveuglement- ci. »154

Ce n’est pas l’eidos qu’on gagne au bout de cette opération initiatique, que Derrida appelle conversion, anabase ou anamnèse. C’est une sorte d’intensité visionnaire, qui dissolve la logique binaire.

La première étape de cette conversion est celle où le bien et le mal, le monde d’en haut et le monde d’en bas, le beau et le laid, les parures et les ordures sont bien écartés. D’une part, on a « des femmes ravissantes et raffinées, des banquiers corrects et pondérés, des instituteurs » d’école, qui font l’éducation. D’autre part, on a « des excréments, des menstruations, des fœtus mutilés, les déchets » … « l’incommensurable ordure de Buenos Aires. »155

La logique binaire sera dissolue, une fois entré dans les couloirs descendants du grand canal. L’initiation de Fernando Vidal Olmos est solitaire, aucun être humain ne pourrait pas le soutenir dans ses démarches. Les aveugles, sur les traces desquels il avait avancé jusqu'à la grande grotte, se sont retirés, laissant la place à la vision finale. Il ne reste que la grande femme aveugle, qui accomplira à la fin du récit le mystère de la vie et de la mort.

Le personnage du Rapport sur les aveugles avance à la rencontre de sa propre mort, déguisée sous des formes méconnaissables. Ce qu’il apprend c’est que les deux

154 Ibid., p. 59.

(la mort et la vie) sont indissociables, même si la mort représente la discontinuité fondamentale, le fracassement permanent qui menace l’existence humaine, qui obscurcit la compréhension et limite l’accès à l’eidos. La mort est le grand clivage existentiel, qui perturbe tout exercice de mémoire.

Rapport sur les aveugles est d’une certaine manière une initiation à la mort. Il

finit ainsi :

« Je sais que mes heures sont comptées et que la mort m’attend. Et, chose étrange et incompréhensible, je sais que cette mort m’attend en quelque sorte avec mon consentement, car personne ne viendra me chercher et ce sera moi qui irai, qui dois aller de moi-même jusqu’au lieu où la prophétie s’accomplira…

Il est minuit. Je pars là-bas. Je sais qu’elle m’y attend. »156

C’est précisément ce consentement à sa mort qui est le plus difficile à entreprendre. Il est déclenché par un effacement du monde visible, où la seule pulsation à entendre est celle de l’angoisse, de la peur animalesque du début des temps :

« Ma solitude absolue, l’impossibilité de distinguer les limites de la caverne, l’étendue de ces eaux qui me paraissait infinie, la vapeur ou fumée qui me suffoquait me plongèrent dans une angoisse insupportable. J’avais le sentiment d’être seul au monde et, en un éclair, l’idée que j’étais remonté à ses origines traversa mon esprit… Je me sentis grandiose et insignifiant. »157

Grandiose, parce que « le début du monde » ouvre une perspective immense sur celui qui l’éprouve. Et insignifiant, parce que la compréhension est de l’ordre d’une seconde. Le monde perdurera en l’absence de celui qui le comprend. On ne peut pas tracer avec exactitude les limites entre la vie réelle et le rêve, entre le rêve individuel

156 Ibid., p. 367. 157 Ibid., p. 354.

117 et le rêve induit par les représentants de la secte, entre le passé et le présent. Les événements temporels perdent leur sens diachronique et deviennent des prémonitions des événements futurs, un synchronisme de conjectures causales qui mélange, pêle- mêle, le hasard et le destin.

Ce qui est encombrant ici est le fait que tout ce que le personnage central vit présentement relève du régime de l’apparence : la caverne ainsi que « le tumulte d’en haut, de l’autre monde, le chaos de Buenos Aires,… où tout n’était qu’un trompe- l’œil sans consistance ni réalité. La réalité, c’était autre chose. »158

Une nouvelle lucidité se déclare par le constat d’appartenir au monde des

espèces qui n’ont pas eu la conscience de la mort, une appartenance à un régime

ontique impensable « au commun des mortels ».159

Les êtres que Fernando Vidal découvre dans les ténèbres ne sont pas exclusivement le produit de son imagination, prétend-il, mais des découvertes imperceptibles pour les yeux des autres mortels. Un long apprentissage le conduit à

158 Ibid., p. 356.

159En parlant de la rhétorique du trait, Derrida affirme que l’animal n’est pas incapable de trace (sa

peur ancestrale, ses cris tumultueux), mais il est incapable de regard (l’expression de la mort). Il ne peut pas regarder la mort en face, c’est pourquoi il peut lancer des cris, mais jamais des articulations sonores, des rythmes composés avec l’invisible. Parce que la mort est la plus grande composition avec l’invisible :

« Car nous réservons ici la question de ce qu’on appelle obscurément l’animal et qui n’est pas incapable de trace. La limite que nous laissons ici dans l’ombre paraît d’autant plus mouvante que nous y croisons nécessairement les « monstruosités » de l’œil, figures zoo-théo-anthropomorfiques, greffes instables ou proliférantes, hybrides inclassables dont les gorgones et les cyclopes sont les exemples les plus connus. On dit la vue de certains animaux plus puissante, plus aigue, plus cruelle aussi que celle de l’homme, et pourtant privée du regard ». J. Derrida, Mémoires d’aveugle.

L’autoportrait et autres ruines, p. 60.

On a ici à voir avec un passage décisif dans la compréhension du Rapport sur les aveugles. Il n’est pas sans intérêt que Derrida parle d’une triple genèse, animale, humaine et divine (zoo-théo- anthropomorphique), un chiasme où les différences spécifiques s’éclipsent, en dissolvant le régime de l’apparence. Il faut que les trois règnes aient une origine commune, une source de vie et de mort qui les rend égaux devant « la réalité » dont parle Fernando Vidal. Mais ils montrent aussi une différence : le regard, dont les animaux sont incapables, parce qu’ils ne connaissent pas la mort, et dont les dieux disposent d’une manière sereine, imperturbable, parce qu’ils sont au-delà de la mort.

voir des figures, là où les autres ne voient que d’espaces informes. La réalité du monde ténébreux est indissociablement liée à un long exercice du regard :

« Non, ma peur, mon imagination, mon long et terrible apprentissage de la Secte, l’affinement de mes sens et de mon intelligence au long de tant d’années de recherches me permettaient de découvrir des voix et des formes malveillantes qui auraient sans doute passé inaperçues au commun des mortels. »160