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Méthodes d’aide à la décision et de conception robuste

1.5 Incertitudes et écoconception robuste

1.5.3 Méthodes d’aide à la décision et de conception robuste

1.5.3.1 Champs d’application

Des méthodes de conception et d’aide à la décision robustes ont été développées parallèlement dans plusieurs disciplines scientifiques. On distingue les disciplines associées à la conception en ingénierie, et celles associées à l’aide à la décision pour la recherche opérationnelle, la stratégie et l’élaboration de politiques publiques. Ces deux champs proposent des méthodes similaires pour aboutir à des conceptions ou décision robustes. Elles reposent généralement sur l’évaluation des solutions candidates dans un ensemble de conditions d’incertitudes permettant le calcul d’un critère de robustesse. Les incertitudes considérées et le critère de robustesse sont définis en phase avec le problème de décision : les objectifs des décideurs, les craintes et risques, et la fiabilité du modèle d’évaluation. Cette approche peut être appliquée a posteriori à un ensemble de solutions pré-sélectionnées ou intégrée directement dans un processus d’optimisation robuste où le critère de robustesse va diriger la recherche vers des solutions optimales robustes. Les cadres méthodologiques des deux champs de recherche sont présentés dans la suite. Ils permettent d’obtenir une vision d’ensemble des solutions qui se présentent à notre problématique.

Prise de décision robuste

Les méthodes de prise de décision robuste (robust decision making), prennent leur source au sein de la RAND Corporation au début des années 1980, un influent think-tank militaire américain. La guerre des Malouines en 1982 ouvre des débats internes à la RAND entre ceux qui ne croient pas à l’utilité de la modélisation et leurs défenseurs. Les premiers voient dans cette guerre l’opportunité de prouver l’utilité des modèles en jugeant de leurs succès à prédire l’issue du conflit qui se terminera 2 mois plus tard. Les seconds rétorquent que malgré la qualité et le réalisme de leurs modèles, leur utilité réside dans la capacité à fournir de la compréhension et non une prédiction (Lempert, 2019). Aujourd’hui, le développement de cette discipline est très actif dans l’élaboration de politiques publiques, de stratégies ou de planifications qui soient robustes à des incertitudes épistémiques et des évolutions futures. On peut citer dans les domaines d’application de ces méthodes l’environnement (Guivarch et al., 2017), l’énergie (Soroudi et Amraee, 2013) ou les programmes de gestion régionale de l’eau (Kasprzyk et al., 2013). La philosophie principale derrière ces méthodes est que l’usage traditionnellement prédictif des outils de modélisation est contre-productif voire risqué en présence de fortes incertitudes épistémiques (Saltelli et al., 2015). L’usage des outils de modélisation doit donc être repensé, non plus comme un moyen de fournir de meilleures prédictions, mais comme un moyen de fournir les informations les plus utiles pour atteindre la meilleure décision (Lempert, 2019). Dans un contexte de prise de décision robuste, l’incertitude peut être considérée comme la différence entre la connaissance actuellement disponible et la connaissance dont les décideurs auraient besoin pour faire le meilleur choix (Marchau et al., 2019). Aussi appelée « prise de décision sous incertitude profonde » (decision-making

under deep uncertainty), l’incertitude profonde correspond à une forme d’incertitude

épistémique qui est rencontrée quand des experts ou les parties prenantes et décideurs ne sont pas d’accord sur (i) le contexte extérieur d’un système, (ii) le fonctionnement du système et ses conditions limites, et/ou (iii) les grandeurs d’intérêt du système d’étude et/ou leur importance relative (Lempert et al., 2003). Le décideur fait alors face à des incertitudes inévitables où, pour chacune des décisions alternatives, il existe une multitude d’issues incertaines possibles sans pouvoir leur attribuer de probabilité d’occurrence. Ce type d’incertitude est particulièrement présent lorsqu’une décision s’inscrit dans le temps

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et implique une dimension prospective. Une approche recommandée par Hamarat et al. (2013) est de considérer dans l’étude tous les scénarios plausibles et tous les modèles d’évaluation disponibles sans exception, et sans désigner de modèle comme le meilleur ni de scénario comme le plus réaliste ou le plus probable.

Conception robuste en ingénierie

Dans les disciplines de l’ingénierie le terme de conception robuste est plutôt employé, le produit passant avant l’aspect décisionnel qui se déroule généralement en interne. Une conception robuste est une conception performante au regard de certaines incertitudes et d’un critère de robustesse choisi. La méthode de conception robuste la plus connue est celle de Taguchi qui consiste à tester un produit dans diverses conditions de fonctionnement grâce à un plan d’expérience puis à ajuster les paramètres de conception pour améliorer sa robustesse (Taguchi et Yokoyama, 1993). Les problèmes de conception robuste en ingénierie traitent de systèmes qui sont compliqués d’un point de vue technique mais qui ne sont pas complexes au sens d’un système ouvert et soumis à de fortes incertitudes épistémiques comme c’est le cas en ACV du bâtiment. Ainsi, les travaux dans ce domaine se concentrent principalement sur les incertitudes qui correspondent à de la variabilité et de l’imprécision dans les mesures, qui sont toutes deux traitées par une approche probabiliste. Beyer et Sendhoff (2007) soulignent le manque de travaux en optimisation robuste sous incertitudes épistémiques et recommandent même de traiter ce type d’incertitude par une approche probabiliste bien que ce ne soit pas approprié au sens de la prise de décision robuste (Herman et al., 2015).

1.5.3.2 Cadre formel de la prise de décision

Lempert et al. (2003) proposent un cadre formel qui permet d’assembler et d’organiser les informations les plus importantes au sujet d’une prise de décision. Ce cadre est appelé XLRM, acronyme des composantes suivantes :

 Leviers (L) : il s’agit des variables de décision ou des facteurs endogènes qui définissent le champ d’action du décideur ;

 Incertitudes exogènes (X) : ce sont les facteurs en dehors du contrôle du décideur mais qui peuvent avoir une influence importante dans l’issue de la décision ;

 Mesures (M) : ce sont les grandeurs d’intérêt qui serviront à classer les solutions alternatives. Elles comprennent celles pour lesquelles sont définies des objectifs et des contraintes en optimisation multicritère ;

 Relations (R) : il s’agit des modèles qui décrivent les relations entre les différents facteurs.

Un exemple de cadre XLRM est donné dans le Tableau 1.2 suivant.

Tableau 1.2 – Exemple de cadre de prise de décision XLRM

Incertitudes exogènes (X) Leviers (L)

variabilité des occupants variabilité météo

qualité des travaux vieillissement

forme du bâti, architecture type d’isolant

épaisseur d’isolant type de fenêtre

Relations (R) Mesures (M)

modèle de SED (Pleiades) consommations d’énergie coût d’investissement confort des occupants

1.5.3.3 Critères de robustesse

On considère une sélection de solutions construites à partir des paramètres de décision (L), soumis aux incertitudes décrites dans (X). Un critère de robustesse de l’une des mesures de la performance (M) peut être calculé à partir des évaluations réalisées sur toutes les conditions incertaines possibles.

Il existe autant de définitions de la robustesse d’une solution que de mesures pour la quantifier. On distingue néanmoins trois grandes catégories de robustesse (Kwakkel et Haasnoot, 2019):

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 Les mesures statistiques de la robustesse évaluent les solutions individuellement à partir de descriptions statistiques de la distribution de leurs performances. On y retrouve les indicateurs classiques de la moyenne et de l’écart-type. D’autres indicateurs combinent la moyenne et l’écart-type (somme ou fraction), néanmoins cette approche n’est pas recommandée car la moyenne et l’écart-type n’ont pas nécessairement de relation linéaire et devraient même être traitées comme deux objectifs contradictoires en optimisation robuste (Figure 1.25) (Beyer et Sendhoff, 2007). Un inconvénient de l’usage de l’écart-type est qu’il est centré sur la moyenne et combine des variations négatives et positives d’un point de vue de la performance. C’est pourquoi l’usage de moments statistiques de degré supérieur comme le coefficient d’asymétrie et le kurtosis a été exploré par (Kwakkel et al., 2016). Les mesures de maximum et de minimum se concentrent sur la pire et la meilleure performance sur un ensemble de scénarios. Ces mesures correspondent plus à une philosophie fiabiliste et conservatrice. Enfin, il existe aussi la mesure statistique du percentile.

 Les mesures de « regret » proviennent de Savage (1954) et sont comparatives. Le regret d’une solution est la différence de performance entre cette solution dans un scénario donné et la performance de la meilleure solution dans ce même scénario. Une solution robuste est alors une solution qui minimise sa valeur maximale de regret (minimax regret) sur tous les scénarios. Des variantes de ce critère choisissent une valeur de référence au lieu de la meilleure performance sur chacun des scénarios.  Les mesures de seuil de « suffisfaisance » (satisficing) dont la dénomination est un

mot-valise combinant satisfying (satisfaisant) et sufficing (suffisant). L’idée, qui provient de Simon (1969), est que les décideurs peuvent se satisfaire d’une solution qui leur parait suffisamment bonne sans atteindre la solution optimale. Les mesures de « suffisfaisance » sont basées sur la définition d’un seuil de performance minimal. Une solution est d’autant plus robuste qu’il y a de scénarios où ce seuil est respecté.

Figure 1.25 – Front de Pareto d’une optimisation multicritère avec compromis entre variance (écart-type) et espérance (moyenne) (Beyer et Sendhoff, 2007)

Tableau 1.3 – Classification des critères de robustesse, adapté de (Kwakkel et Haasnoot, 2019)

Caractérisation de la performance de solutions alternatives

Comparaison de variantes Performance individuelle

Caractérisation de la performance sur les incertitudes/scénarios

Seuil Suffisfaisance : fraction

de scénarios qui respectent le seuil de performance Description statistique Minimax regret Min regret, référence scénario de base Moments de la distribution (moyenne, écart-type, etc.), minimum, maximum, percentile, ratio moyenne/écart-type

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Le choix du critère a son importance: Herman et al. (2015) a montré que le classement de solutions selon leur robustesse pouvait changer avec le critère considéré. Le choix d’un critère de robustesse apporte ainsi une nouvelle source d’incertitude dans la prise de décision. Par ailleurs ces critères de robustesse sont applicables dans les approches stochastiques et déterministes mais dans cette dernière les mesures basées sur la statistique perdent en pertinence. C’est le cas du percentile qui a valeur de risque ou de garantie seulement s’il est appliqué à des distributions d’incertitudes stochastiques suffisamment représentatives.

1.5.3.4 Optimisation multicritère robuste

L’optimisation robuste répond au besoin d’identifier des solutions aussi performantes que possible malgré les incertitudes considérées dans le modèle, et qui sont optimales et fonctionnelles au regard de ces incertitudes (Kruisselbrink, 2012). On distingue à ce stade deux approches :

 L’évaluation a posteriori de la robustesse de solutions d’un front de Pareto issu d’une optimisation multicritère ;

 L’optimisation multicritère robuste.

La première approche, qui est parfois abusivement dénommée « optimisation multicritère robuste » dans certains travaux de la littérature revient à l’idée « de réaliser une optimisation multicritère puis d’évaluer la robustesse des solutions optimales ». Cette approche est un bon moyen de départager les solutions d’un front de Pareto en sélectionnant celle qui est plus robuste. En revanche ce n’est pas un bon moyen pour identifier des solutions robustes optimales, la seule approche sûre est l’optimisation multicritère robuste (Beyer et Sendhoff, 2007).

Le fonctionnement de l’optimisation robuste repose sur la propagation d’incertitudes dans l’évaluation individuelle de chaque solution explorée (Deb et Gupta, 2006). Cette approche peut être vue comme un « stress test » d’une solution dont une performance est évaluée sur chaque condition incertaine possible pour finalement calculer sa valeur sur le critère de robustesse qui a été choisi. Les grandeurs d’intérêt robustes qui sont évaluées peuvent aussi bien être utilisées dans une fonction objectif que dans une contrainte.

Cette méthode est très efficace pour converger vers des solutions robustes et optimales. Néanmoins elle pose plusieurs difficultés. La première est le coût calculatoire qui peut largement exploser selon le nombre d’incertitudes considérées et le type de propagation d’incertitude. Dans une approche probabiliste les incertitudes sont propagées avec une méthode de Monte-Carlo comptant entre 100 et plusieurs milliers d’évaluations ce qui signifie une multiplication des temps de calculs par ce même nombre en comparaison d’une optimisation multicritère classique. Sachant qu’une optimisation multicritère de bâtiment peut durer 9h, une optimisation multicritère robuste basée sur 100 échantillons de Monte-Carlo durerait 38 jours ce qui serait peu envisageable. Dans une approche déterministe basée sur un ensemble fini de scénarios les temps de calcul dépendent du nombre de scénarios explorés. Un autre aspect à considérer dans une application en ACV de bâtiment est que chaque facteur incertain ne mobilise pas forcément les mêmes moteurs de calcul. Ainsi, comme précédemment décrit en section 1.4.2.2, les facteurs incertains qui nécessitent de refaire des calculs de type SED (p.ex. des scénarios d’occupants) vont contribuer beaucoup plus largement à la hausse des temps de calcul que des facteurs incertains qui agissent seulement au niveau du moteur de calcul de l’ICV (p.ex. le mix électrique), qui est individuellement beaucoup plus rapide.

Un autre inconvénient de l’optimisation robuste est la complexité qu’elle peut apporter en augmentant le nombre de fonctions objectif. Selon les besoins, une fonction objectif robuste peut venir s’ajouter à un ensemble de fonctions objectif « classiques ». Par ailleurs, comme l’a indiqué Beyer et Sendhoff (2007), la moyenne d’une distribution et son écart-type sont deux critères contradictoires qui devraient donc représenter deux fonction objectif robustes pour procéder à une recherche la moins biaisée possible. Tout cela nous amène aux problématiques de l’optimisation d’un grand nombre d’objectifs exposés en section 1.4.2.3. Là encore, les contraintes opérationnelles imposent de trouver un compromis entre temps de calcul acceptable, complexité et exhaustivité de la méthode. Ce compromis sera étudié et décrit dans la suite de cette thèse.

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