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Médicalisation, pharmaceuticalisation : transformation des rôles du psychotrope

Le médicament prend son sens et revêt son caractère symbolique propre dans le contexte social auquel il se rattache. Nous verrons dans cette section comment la médicalisation, bien qu’issue, d’aucuns diront, d’une époque révolue, constitue malgré les changements des quelques dernières décennies un pilier d’analyse du médicament et de la santé dans les sociétés occidentales. Nous verrons ensuite comment, une fois confrontée aux conditions du 21e siècle, la médicalisation s’intègre à la pharmaceuticalisation, concept plus récent et plus large qui, englobant également les processus de biosocialisation et de molécularisation des corps, tente de décrire la réalité sociologique du médicament au 21e siècle et de l’interprétation du corps et de l’individu contemporains.

Le concept de médicalisation est apparu au courant des années 1970 avec, notamment, Peter Conrad, qui la définit comme un processus par lequel des problèmes non médicaux se

voient définis et traités en tant que problèmes médicaux, généralement en termes de maladies ou de troubles (Conrad 1992). Aho (2008) rapporte une description du terme suggérée par le psychiatre Paul Chodoff : selon l’expert, médicaliser la condition humaine équivaut à appliquer une étiquette diagnostique à divers sentiments ou comportements déplaisants ou non désirés qui, sans nécessairement être distinctivement anormaux, se situent plutôt dans une zone grise où, bien souvent, la souffrance identifiée est difficile à distinguer comme constituant ou non des aspects inévitables de l’expérience humaine.

Rose (2007) aborde trois voies par lesquelles la médicalisation contribue, encore aujourd’hui, à la construction de l’identité humaine. D’abord, les pratiques médicales ont modifié l’interprétation de l’humain et des manières dont il vit en tant qu’entité vivante à sa plus simple expression. Ensuite, le médical contribue à modeler la relation de sens par laquelle l’humain se comprend lui-même et expérimente la vie et le monde. Enfin, l’expertise médicale joue un rôle clé dans la manière de vivre en dictant des voies à suivre et en contribuant à la création d’un mode de pensée axé vers l’accès des corps à la normalité, amenant la médecine à agir au-delà de la thérapie et à s’intégrer à d’autres aspects de la vie. Les acteurs de la médicalisation ne forcent pas la soumission de l’individu à redéfinir ses états, mais visent plutôt à en comprendre le fonctionnement et les besoins potentiels, dans la construction mutuelle de liens entre les espoirs et insatisfactions et les capacités des drogues.

La médicalisation est, ainsi, indispensable dans l’étude du cognitive enhancement, principalement pour l’explication qu’elle fournit sur l’intégration de la molécule neurochimique au processus de formation de l’identité individuelle, et aussi par la banalisation de l’intégration de celle-ci au quotidien de l’individu occidental contemporain.

Williams, Martin et Gabe (2011) et Bell et Figert (2012) abordent néanmoins une désuétude de la médicalisation en tant qu’élément clé dans la poursuite d’une meilleure compréhension du contexte actuel en santé. Le concept peut effectivement sembler limité en ce sens qu’il réduit la compréhension de l’expansion du spectre des maladies et troubles à un rapport de pouvoir unidirectionnel entre les corps médicaux et psychiatriques et les patients ; il ignore le caractère proactif des patients/consommateurs ; il omet le rôle majeur de l’industrie pharmaceutique qui s’est considérablement développée depuis les années 1980, même si elle était bien présente dès les années 1950, dès la désinstitutionnalisation psychiatrique. La médicalisation, ainsi, semble avoir mal survécu au contexte postmoderne de la santé.

Conrad constate effectivement, plusieurs années après la première mention du concept, que d’importants changements dans les connaissances et l’organisation de la sphère médicale aient forcé, depuis les années 1980, une altération du processus de médicalisation. Il admet que parmi ces changements se démarquent les avancées biotechnologiques, comprenant le progrès en génétique et la croissance astronomique de l’industrie pharmaceutique, la montée d’une vision plus consumériste des soins de santé et le système états-unien de managed care. Les professionnels de la santé, s’ils détiennent toujours un pouvoir d’expertise dans la relation entre les patients et les médicaments, ont vu leur rôle s’amoindrir de beaucoup jusqu’à devenir subordonnés pour des patients devenus consommateurs. La médicalisation est aujourd’hui fortement régie par les intérêts du marché et moins par la notoriété des experts médicaux. Conrad conclut que la proposition centrale de la médicalisation reste intacte, mais que la disponibilité croissante des produits et l’élargissement des potentialités de traitements prennent une place grandissante dans cette dernière Conrad (2005).

Bell et Figert (2012) proposent de réorienter la perspective de la médicalisation vers une vision multidirectionnelle et neutre en y ajoutant les rôles du patient-consommateur proactif, de l’industrie pharmaceutique et des technosciences, remodelant ainsi le rapport de force autrefois admis. Ils privilégient ainsi l’approche de la pharmaceuticalisation : processus sociotechnique dynamique et complexe, elle combine l’effet biologique des drogues sur l’humain, la volonté des individus d’inclure la technologie comme solution générale et les intérêts des compagnies pharmaceutiques comme acteurs clés du phénomène. Abraham (2010) ajoute à ces facteurs la montée d’une idéologie politicoéconomique prônant la dérégulation de l’état, principalement dans le but d’augmenter la concurrence économique sur le marché médical.

Collin (sous presse) suggère de décortiquer la pharmaceuticalisation en trois composantes majeures : la médicalisation (Conrad 1992, 2005), la molécularisation (Rose 2007) et la biosocialisation (Rabinow 1996). Suggérant que le médicament accompagne l’individu occidental au quotidien, dans chaque phase de la vie, bien au-delà de la maladie, l’auteure croit que la médicalisation, bien que réelle, ne constitue désormais qu’une part de l’existence complexe du médicament. La médicalisation à l’intérieur de la pharmaceuticalisation, en transformant le rapport entre ce qui relève du médical ou non, brouille la frontière entre maladie et santé. La molécularisation, qui consiste en la

réinterprétation du corps et de l’expérience humaine en termes de molécules à agencer plutôt qu’en une entité émotionnelle et symbolique, entraîne un brouillage de la frontière entre le naturel et l’artificiel à la fois du corps et des expériences plus ou moins désirées de la vie. La molécularisation des corps accompagne et justifie par ailleurs les pratiques de rehaussement des capacités et, éventuellement, l’expansion des limites corporelles humaines. Enfin, la biosocialisation, qui réfère à la formation de l’identité à travers la santé et par laquelle les individus se définissent tant au niveau individuel qu’en comparaison et en relation avec la collectivité, remanie constamment la frontière entre conformité et résistance à la normalité. Ces deux entités créent par ailleurs la tension conflictuelle que nous avons vue entre autres avec Le Breton, Aubert et De Gaulejac, où l’individu, présente une probabilité grandissante de désirer se modifier lui-même afin, dans un même élan, de se distinguer par sa capacité de performance afin d’obtenir une reconnaissance extérieure et, tout à la fois, de satisfaire aux attentes sociales de normalité et de conformité. Cette tension s’apparente particulièrement à ce que peuvent vivre les étudiants universitaires vis-à-vis de la consommation de substances les aidant à augmenter leur potentiel intellectuel. Comprise à travers ces trois composantes, la pharmaceuticalisation définit bien en elle-même cette quête du mieux que bien (Collin 2007), ainsi que le poids symbolique du médicament dans la construction identitaire, tant collective qu’individuelle.

En contexte de pharmaceuticalisation croissante, il apparaît donc désuet d’aborder les psychotropes comme une catégorie de drogue à part ; il s’agit en effet désormais d’une culture en soi, et ce, même en contexte d’automédication. Babcock et Byrne (2010) confirment par ailleurs que pratiquement autant d’étudiants d’âge traditionnel ont rapporté des usages de méthylphénidate que de cocaïne et d’amphétamine, et ce, même si le méthylphénidate, dont les effets stimulants sont plus modérés, présente un risque sensiblement moins élevé de complications (Bell, Lucke & Hall 2012). Le patient devenu consommateur entretient à présent un rapport direct et privé avec le psychotrope, le professionnel de la santé jouant désormais un rôle plus effacé (Fox & Ward 2008, Thoer, Pierret & Lévy 2008, Williams, Martin & Gabe 2011, Bell & Figert 2012, Abraham 2010). La domestication de la consommation des produits pharmaceutiques, impliquant son intégration à la sphère privée, ainsi que sa redéfinition en termes de solution accessible et rapide aux problèmes quotidiens, sont soulevées (Fox & Ward 2008). L’intégration du cognitive enhancement au système de

normes des jeunes adultes, ses pratiques stratégiques d’usage et la tendance à l’automédication requièrent ainsi une étude du phénomène en tant que nouvelle réalité sociale reflétant la pharmaceuticalisation croissante de la société, centrée sur la médicalisation des performances insatisfaisantes, sur la molécularisation des corps par les individus eux-mêmes et sur la dérégulation de la distribution des stimulants pharmaceutiques, qui facilite la sortie des professionnels de la santé du cœur de la relation médicament-consommateur (Abraham 2010). Un regard extérieur au cadre de l’épidémiologie s’avère nécessaire.

Dans le cas particulier du cognitive enhancement, il semble que le rôle du psychotrope dans la construction de l’identité soit plus superficiel, ou plus aisément accepté par l’individu ayant choisi de lui-même d’en faire usage, et plus profond et intrusif chez celui n’ayant pas choisi son diagnostic (Aikins 2011). On peut comprendre la tension vécue par l’individu diagnostiqué selon la perspective de la biosocialisation de Rabinow (1996), au sens où la gestion par l’individu des injonctions contradictoires de conformité et de résistance est altérée par le professionnel de la santé qui impose une étiquette et ainsi, force l’individu vers la conformité en attribuant au médicament la connotation d’un remède à une lacune, plutôt que celle, chez l’individu sans diagnostic ou ayant lui-même revendiqué un diagnostic, d’un atout qui l’aidera à se démarquer de la normalité. Dans le cadre du présent projet, il est pertinent d’interroger les étudiants, selon les circonstances entourant leur acquisition de psychotropes, par rapport aux sentiments qu’ils entretiennent à l’égard de ces derniers.

Toujours à propos du processus de biosocialisation, Le Breton (1999) suggère que la pharmaceuticalisation de l’individu, par sa modification délibérée en fonction des désirs et besoins contextuels, transforme la relation au corps où, désormais, se dilue l’identité personnelle et qui ne constitue plus la racine identitaire qu’il était, vidé de son caractère symbolique. Le Breton perçoit le désir de modifier le corps comme l’expression du désir de s’en séparer, comme s’il était devenu un fardeau de par son obsolescence et sa fragilité, et d’adapter ses états à l’extérieur plutôt que l’inverse, dans une quête pour préserver une bonne posture en société. Le Breton touche ici l’un des aspects centraux de l’individualité contemporaine : l’interprétation de l’être comme étant en parfait contrôle de lui-même, de sa propre construction et de son environnement, plutôt que forgé par celui-ci ou qu’étant le fruit d’une réciprocité des deux processus. Cette séparation de l’individu et de son corps ouvre ainsi la voie à la fabrication psychopharmacologique de soi-même, qui trahit une méfiance à

l’endroit de son corps et de sa psyché, logique entrant en concordance avec le discours d’Aubert et De Gaulejac (1991) selon lequel la capacité de performance devient l’outil par excellence de recherche de sens, que l’individu angoisse à l’idée de perdre et sans lequel il perd sa valeur.