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La montée de l’individualisme moderne entraîne avec elle son lot de conséquences, notamment en termes de perte de repères et de vulnérabilité existentielle, de besoin insatiable d’approbation par une instance plus grande que soi (Aubert et De Gaulejac 1991), d’incertitude face à l’avenir (Castel 2009) et enfin, dans ce flou ambiant, le sentiment d’une nécessité de contrôler son propre corps, ses états humains (Le Breton 1999), afin de camoufler sa vulnérabilité et de se montrer suffisant, et ainsi préserver sa place dans l’organisation et la société dans son ensemble. Le Breton (1999) explique que :

«De nombreuses techniques de la vie quotidienne concourent à l’usage de soi, elles visent à une transformation délibérée du for intérieur en vue d’une finalité précise. […] S’abandonner à son humeur «naturelle» du jour serait se priver de ressources précieuses ou se rendre moins compétitif au plan du travail ou de la vie quotidienne. […] La clé du rapport au monde tient dans la volonté qui décide de la

molécule appropriée pour rectifier un corps mal ajusté en modifiant l’humeur» (p. 52).

Dans ce raisonnement apparaît, outre la vulnérabilité et le sentiment d’urgence de se montrer suffisant, le paradoxe de la quête pour devenir le plus soi-même possible qui se confronte au refus catégorique d’en accepter les imperfections, à la volonté d’exposer au monde un soi-même invulnérable, conforme aux exigences externes depuis son for intérieur. Collin (2007) explique en des termes d’exploitation de son plein potentiel la légitimation de cette injonction de se transformer afin de s’atteindre soi-même, en présentant l’individu comme visant à être le mieux intégré possible et à bénéficier d’une reconnaissance optimale pour des traits et des capacités qui reflètent son identité propre, unique.

Le Breton, lorsqu’il réfère au désir de pharmaceuticalisation de soi comme une conséquence d’une perte générale de repères existentiels, se campe sur une vision quelque peu alarmiste à laquelle d’aucuns peuvent adhérer ou non. Que cette perte de repères constitue une réelle nouveauté sociétale ou qu’elle incarne un sentiment de désorientation générale en tant que fait social que, selon la définition qu’en fait Durkheim, l’on retrouve dans toute société et toute époque confondues, il s’agit néanmoins d’une souffrance présente, réelle, à laquelle l’individu contemporain porte une attention particulière. Le Breton dresse à cet égard le portrait d’une angoisse d’être insuffisant et livré à soi-même, à travers laquelle la consommation de psychotropes assure à l’individu une prise sur soi là où l’environnement social le délaisse. Il propose qu’en un tel contexte, un désarroi permanent et une crainte

perpétuelle de ne pas être à la hauteur dérivent du remaniement continuellement sollicité de ses valeurs et de ses assises sociales ; que pour affronter ce vide existentiel et l’incertitude par rapport à l’avenir, l’individu tente une production personnelle de son identité via un bricolage de soi, notamment par l’usage de psychotropes qui incarnent une nouvelle sécurité en promettant à l’individu qu’il entre en parfaite adéquation avec la réalité sociale qui l’entoure (Le Breton 1999).

Le médicament psychotrope, dans ce type d’usage et de finalité, illustre en outre une intolérance accrue des sensibilités contemporaines aux inconforts et aux souffrances (Le Breton 1999) qui laisse aux individus, dans leur vulnérabilité, l’option d’une gestion individualisée de son for intérieur afin de s’insérer dans une existence qui se conçoit de plus en plus en termes de compétition permanente (Le Breton 1999). Les psychotropes établissent ainsi l’espoir du contrôle de soi dans un monde instable et incontrôlable (Le Breton 1999).

Le dernier aspect à considérer dans le processus d’individualisation via la pharmaceuticalisation de soi est celui de la responsabilisation individuelle massive par rapport à la santé et à la gestion du médicament. Collin (2007) explique, dans l’analyse des relations de sens et de fonction de l’individu avec le médicament, que la promotion de l’individu prenant sa santé physique et psychique en charge (voir son adéquation à la réalité sociale) s’insère dans un paradigme du risque immergé dans les discours de santé publique. L’expertise médicale joue en effet un rôle clé dans la manière de vivre en dictant des voies à suivre et en contribuant à la création d’un mode de pensée axé vers l’accès des corps à la normalité, amenant la médecine à agir au-delà de la thérapie et à s’intégrer à d’autres aspects de la vie (Rose 2007). Cette compatibilité paradigmatique octroie à la responsabilisation face à sa santé une injonction morale certaine teintée de politique du contrôle des corps rappelant la métaphore foucaldienne du panoptique (Foucault 1975).

Ce sentiment de responsabilité morale par rapport à ses choix entre cependant en contradiction avec le comportement pourtant risqué des étudiants consommant des psychotropes potentiellement dangereux pour s’assurer un niveau de performance intellectuelle suffisant dans leur vie académique et, simultanément ou ultérieurement, dans la sphère professionnelle. Le présent projet vise entre autres à explorer le rapport des étudiants avec le symbole d’individualité et, tout à la fois, de conformité aux normes que constitue le

psychotrope, puis le rapport entre ce fantasme de maîtrise de soi par le psychotrope et les risques qu’il comprend.

Le Breton (1999), à cet égard, aborde le corps en tant que fardeau par rapport au rendement désiré ; il présente une obsolescence et des limites qui font fluctuer sa valeur, que l’individu est responsable de maintenir en s’optimisant via sa propre normalisation. La prise en charge massive par l’industrie pharmaceutique de la normalisation et de l’optimisation psychique des adultes, puis dans le développement des enfants, ainsi que les comportements d’auto-évaluation, d’autonormalisation et d’autooptimisation internalisés chez les individus eux-mêmes, sont éloquents en ce sens.

En trait de volonté –et de nécessité- d’optimisation de soi, Caspi, Wright, Moffitt et Silva (1998) ont mené une étude longitudinale chez les jeunes adultes nés en 1972 et 1973, qui étaient aux études à 21 ans, dont l’objectif était de repérer dans l’enfance et l’adolescence des sujets des facteurs prédictifs de l’employabilité en jeune âge. L’étude s’avère instructive en ce que la réalité de la génération précédente, même si elle diffère en certains points de celle actuelle, en influence les perceptions par rapport à sa réalité, qu'elles soient biaisées ou non. On peut donc supposer certaines craintes des jeunes adultes contemporains à partir des facteurs de risque d'une vie plus ardue sur le marché du travail, chez la génération précédente. Caspi et ses collègues ont soulevé diverses informations sur le capital humain des sujets à l’étude (l’absence ou la pauvreté des qualifications de niveau secondaire, un faible niveau de compétence en lecture, un faible quotient intellectuel et des ressources parentales limitées), leur capital social (être un enfant unique, avoir vécu des conflits familiaux et entretenir un faible sentiment d’attachement à l’école) et leur capital personnel (avoir un historique de comportements antisociaux), qui exercent une influence sur le niveau d’employabilité d’un individu. Ces prédicateurs remontent à la petite enfance et suggèrent que l’employabilité se construit chez l’individu longtemps avant son entrée sur le marché du travail.

Les auteurs ont en outre précisé que le niveau d’employabilité d’un individu reste le même malgré un contrôle de la durée des études et des accomplissements académiques, suggérant alors que plusieurs caractéristiques issues de la jeunesse et de la vie familiale exercent une influence sur l’employabilité, non seulement parce qu’elles restreignent l’accumulation de capital humain (par le biais de l’éducation), mais aussi parce qu’elles affectent directement les comportements de l’individu en milieu de travail (Caspi, Wright,

Moffitt & Silva 1998). Ces données contredisent partiellement l’attitude des jeunes étudiés par Baruel Bencherqui et ses collègues (2013), qui tentent de modifier leur niveau d’employabilité par une formation plus poussée. Partiellement, car il n’est pas dit que l’employabilité d’un individu possédant un capital humain, social et personnel optimal ne s’améliorera pas avec une meilleure formation ; simplement, qu’un autre individu au capital moins favorable aux demandes du marché ne peut augmenter son niveau d’employabilité par la seule formation.

Le paradigme de performance transposé au marché du travail et à