• Aucun résultat trouvé

C’est dans une société incertaine, en constante mouvance et où les épreuves, les inégalités et les problèmes systémiques sont transposés en responsabilité personnelle (Castel 2009), que l’individu se retrouve seul dans sa quête d’un sens à sa propre existence (Aubert et De Gaulejac 1991).

Solitude et quête de repères

Les étudiants non-diagnostiqués tout particulièrement, en écrasante majorité très anxieux, pour plusieurs également dépressifs, et priorisant la quête de ce sens existentiel et du sentiment d’une place dans le monde qui serait la leur, semblent à la fois prendre de plein fouet et représenter de manière exemplaire cette solitude et de cette vulnérabilité existentielle, caractéristiques de la société des incertitudes. Leur trajectoire académique et professionnelle en marge de l’idéal de performance et d’excellence semble en ce sens accentuer l’impression d’exclusion de la société. Chez les étudiants diagnostiqués d’un TDA/H, le sens qu’ils sont contraints de se construire semble, pour plusieurs, avoir pris forme à travers le diagnostic, qui incarne dans ce contexte un objectif clair, un obstacle à franchir, un instrument approprié et institutionnalisé de compréhension de soi en des termes de quête d’inclusion, de retour à la société ; en ce sens, les diagnostiqués comprennent leur existence et leur trajectoire académique et professionnelle comme le point de départ que symbolise le soi affecté du trouble, et le point d’arrivée incarné par le soi accompli à travers la réussite académique et professionnelle qui confirmerait un retour à la société, le succès de démarginalisation. Dans cette optique, le médicament remplit une fonction d’optimisation des performances cognitives, mais également de normalisation du corps. Nous avons en effet vu dans la littérature comment la société occidentale contemporaine est marquée par toute une gamme de problématiques, dont la vulnérabilité existentielle, un besoin d’approbation et d’inclusion par une instance plus grande que soi (Aubert et De Gaulejac 1991), un sentiment d’incertitude face à l’avenir (Castel 2009), mais aussi, dans ce flou ambiant, le sentiment d’une nécessité d’avoir un certain contrôle, une emprise sur son corps, sur soi, sur ses états humains (Le Breton 1999). Ce contrôle exerce une double fonction de réassurance de l’individu en termes de stabilité, d’emprise sur son existence, et d’inclusion dans la société, en camouflant ses vulnérabilités pour ainsi se montrer suffisant, méritant de sa place en société. Dans le cas des étudiants interviewés ayant un diagnostic de TDA/H, le médicament remplit cette double fonction dans un processus de gestion du corps comme instrument déterminant de la valeur de l’individu selon son caractère plus ou moins normal et ses capacités plus ou moins optimales.

Nous avons soulevé la question, au deuxième chapitre, d’une possible transition de l’individu en détresse psychique d’Aubert et De Gaulejac qui, sans s’écraser entre ses tensions

narcissiques et les contraintes de l’excellence, transcenderait plutôt la culture de l’excellence et se donnerait les moyens de soutirer les avantages potentiels de cette existence conflictuelle, en s’appropriant son propre corps via la psychopharmacologie (Le Breton 1999). Il semble que ce scénario fasse toujours sens après la cueillette d’informations auprès des participants à l’étude, et ce surtout chez les étudiants non diagnostiqués. Cette prise de contrôle inclut non seulement l’usage de la pharmacologie dans un objectif de performance cognitive, mais touche également le désir de maîtriser diverses formes de détresse psychique, dans une optique de survivance et de navigation dans le monde.

Le neurochemical self bien présent

Tant les étudiants diagnostiqués, qui se décrivent comme présentant une série de traits neurologiques desquels ils doivent s’affranchir, que les étudiants non diagnostiqués d’un TDA/H, en quête de bien-être et d’une performance qui soit adéquate aux exigences académiques, passent par une recherche active de psychotropes qui sauront pallier aux éléments psychiques jugés problématiques. Ils montrent de la sorte comment l’interprétation de soi comme d’un amalgame neurochimique, comme le suggère Rose à travers le neurochemical self (2003), fait effectivement office de paradigme dominant. La pharmacologie occupe chez les participants une position privilégiée en termes de solution quotidienne et à long terme à un soi interprété comme lacunaire, les modifications artificielles de l’humeur et de la pensée constituant une norme brouillant la distinction entre ce qui définit le caractère naturel ou artificiel de l’identité individuelle. La conception de soi comme d’une entité neurochimique à maintenir en équilibre, de par son emphase sur la quête d’un idéal plutôt que sur le repérage d’éléments problématiques, implique comme nous l’avons vu un déplacement des frontières entre ce qui définit la santé et la maladie et donc, ce qui doit être traité ou non. L’ambiguïté des critères, qui dépendent désormais principalement du jugement individuel quant à son équilibre psychique et sa propre satisfaction de celui-ci, explique selon Rose l’explosion des diagnostics de psychotropes qu’a connue la seconde moitié du 20e siècle en Occident ainsi que le caractère proactif de la population dans la redéfinition des troubles. Ce caractère proactif est observable chez l’ensemble des étudiants interviewés, tant chez les étudiants diagnostiqués qui adhèrent très fortement au discours médical et participent à une escalade de sensibilité des critères déterminant l’atteinte de l’équilibre neurochimique désiré,

que chez les non diagnostiqués qui, autonomes dans leurs pratiques d’usage, redéfinissent à mesure de leurs expériences l’idéal neurochimique souhaité et leur niveau de satisfaction quant à leur position par rapport à cet idéal. Rose exprime à merveille le caractère mouvant et brouillé des frontières délimitées par les étudiants entre la cure, la normalisation et l’optimisation de l’état neurochimique de la psyché.

Le psychotrope dans une quête d’authenticité optimale

Collin (sous presse) explique bien le processus de pharmaceuticalisation de soi à l’œuvre dans ce contexte, en décortiquant le phénomène en ses trois composantes que sont la médicalisation de la vie et des états psychiques des individus (Conrad 1992, 2005) (dans le cas du présent travail, il s’agit de problématiser la détresse psychique et la performance cognitive en des termes pathologiques), la moécularisation de l’expérience humaine telle qu’expliquée par Rose (2007), puis la biosocialisation de Rabinow (1996), ou le processus par lequel se forge l’identité individuelle via sa comparaison et sa relation à l’altérité et à la collectivité, se modulant en parallèle à travers le psychotrope devenu vecteur déterminant de sa conformité ou de sa résistance à la normalité (Collin, sous presse). Tout particulièrement chez les étudiants diagnostiqués d’un TDA/H, l’injonction de conformité à la normalité, concrétisée par le diagnostic et la prescription, se confronte à l’injonction individualiste de résistance à celle-ci dans un malaise palpable lors des entretiens. Plusieurs de ces étudiants ont effectivement exprimé un inconfort, un conflit interne par rapport à cette tension que nous avons vue entre autres avec Le Breton, Aubert et De Gaulejac, où l’individu, aux prises avec les injonctions contradictoires d’individualité et de conformité à des critères préétablis de normalité, tient un discours qui tantôt valorise la place qu’il a faite au psychotrope dans sa vie et son identité, et tantôt qui rejette ce même instrument de conformité sociale. Aikins (2011) explique bien, en ce sens, comment la possession d’un diagnostic implique une forme d’imposition du psychotrope à l’identité de l’individu porteur dudit diagnostic, en comparaison à l’individu non diagnostiqué qui choisirait délibérément de faire usage de psychotropes, mais dont l’identité est considérablement moins affectée dans le processus. La plupart des étudiants diagnostiqués d’un TDA/H dénotent un désir de remédier au malaise du caractère intrusif du psychotrope à leur identité en ne consommant pas de médication les fins de semaine et entre les sessions, dans l’intention de «se retrouver soi-même» (SL) et de «laisser le corps prendre

des pauses» (CT, TN) ; d’autres, en régulant leur consommation en fonction des besoins ponctuels, soit après une mauvaise nuit de sommeil ou en périodes d’examens et de remises de travaux ; d’autres, enfin, ont semblé en dissonance cognitive devant le constat d’une contradiction entre le caractère conformiste attribué à leurs pratiques de consommation et leurs valeurs anticonformistes.

De leur côté, les étudiants non diagnostiqués imbriquent la construction identitaire à travers des pratiques d’usage personnalisées et détachées du discours et des conventions médicales, d’une manière différente des étudiants diagnostiqués d’un TDA/H, c’est-à-dire par un contrôle complet sur des pratiques personnalisées et parfois très méthodiques, et par un souci d’écoute et de découverte de soi à travers l’exploration psychotrope.

Les pratiques d’usage de l’ensemble des étudiants interviewés exposent, outre la vulnérabilité existentielle et le sentiment d’urgence de se montrer suffisant et adéquat au monde, une quête pour devenir le plus soi-même possible, à travers le processus de molécularisation qui efface les frontières entre ce qui relève de soi dans un comportement et ce qui incombe à une technique extérieure (Le Breton 1997, 1999, Rose 2007). En ce sens, réorienter le regard sur soi en une analyse moléculaire de ses expériences crée un brouillage entre le vivant et le non-vivant, entre l’action provenant de soi-même et celle initiée par la molécule non vivante ingérée (Collin, sous presse). Plusieurs ont en effet mentionné ne plus savoir, à un certain point, quelles pensées et quels comportements étaient les leurs et lesquels constituaient un effet psychotrope.

L’inspection de soi-même, de ses états d’âme et de ses fluctuations d’humeur, l’évaluation constante de ces derniers à travers le filtre du neurochemical self, puis la gestion et la rectification du corps jugé mal ajusté par une panoplie de psychotropes, remplissent ici deux objectifs à la fois contradictoires et complémentaires : se trouver soi-même via l’exploration psychotropique de la psyché, puis exploiter son plein potentiel cognitif via l’effacement de traits psychiques jugés dérangeants. On observe surtout chez les étudiants diagnostiqués un discours univoque prônant un «déblocage des capacités» (SL) qui permette d’accéder à son vrai soi (tout en prenant soin de dissocier les capacités des traits de personnalité, comme le suggère à quelques reprises SL). Chez les non diagnostiqués, on a observé un niveau d’expérimentation accru de substances psychotropes diversifiées dans un désir de compréhension de soi. En effet, la curiosité dont ces participants étaient habités était

suscitée non seulement par un désir de vaincre les sentiments non désirés d’anxiété et de dépression qui font obstacle à une performance cognitive optimale, mais également par une curiosité vis-à-vis de soi-même et des différents états d’être possibles, sous différentes substances et en différentes conditions. Une quête vers soi-même et une quête existentielle sont substantielles dans ces pratiques d’usages spécifiques.

Toujours dans l’analyse de la construction identitaire en contexte de pharmaceuticalisation de soi, Le Breton suggère plutôt que la modification neurochimique de soi en fonction des désirs et besoins contextuels transforme profondément la relation au corps en y diluant l’identité ; il perçoit en ce sens le désir de modifier le corps comme l’expression d’un désir de s’en séparer en en refusant les imperfections, les faiblesses, le caractère surnuméraire (Le Breton 1997). L’auteur touche ici un élément central de la sociologie de l’individu, soit l’interprétation de l’individu comme étant le créateur d’une existence qu’il choisit. Ce désir de séparation de la réalité limitée du corps dénote selon l’auteur un doute fondamental à l’endroit du corps et de son caractère humain. Aubert et De Gaulejac expliquent en ce sens que l’angoisse et l’urgence de contenir l’humanité du corps sont en phase avec l’idée que la capacité de performance constitue un outil par excellence de recherche de sens et de construction identitaire, que l’individu désire protéger pour préserver un sentiment de valeur personnelle et d’adéquation dans le monde. En ce sens, l’individu est coincé dans une dynamique de recherche du soi optimal en friction avec la nécessité de brimer ce soi afin d’atteindre un autre genre de soi optimal, celui en adéquation avec la normalité, intégré à la société ; coincé entre conformité et résistance, oui, mais également coincé entre deux sois optimaux possibles qui semblent, irrémédiablement, mutuellement exclusifs. Cette contradiction semble représentée, d’un côté, par les étudiants ayant apprivoisé le psychotrope dans une quête de soi optimal en explorant les méandres de leur psyché via cet outil (licite ou illicite) devenu véhicule vers soi, puis de l’autre côté, par les étudiants utilisant le psychotrope (souvent de prescription) comme une nécessité pour dompter leurs propres limites cognitives, afin de trouver un soi optimal qui puisse s’épanouir à travers l’accomplissement de leurs rêves et ambitions ; un soi optimal pour soi en opposition avec un soi optimal dans le monde. À quel point tout cela revient-il au même? Y a-t-il une réelle distinction entre ces deux types de quête d’authenticité optimale, outre le caractère illicite de l’un et socialement accepté de l’autre? Existe-t-il un soi le plus authentique possible, dans deux contextes où l’individu est exposé au

même choix d’altérer chimiquement son corps ou de se sentir inadapté? La culture de performance force-t-elle une redéfinition de l’individualité contemporaine via sa biologie, de quelque manière que ce soit?

D’aucuns peuvent à tout le moins comprendre en quoi la préséance ou non du lien social dans ce contexte, lien dont les rouages et les dynamiques sont d’ailleurs grandement influencés par les effets mêmes du psychotrope, constitue un point tournant dans le parcours des étudiants ; chez certains étudiants diagnostiqués, au courant de leur quête identitaire entre le point A d’un individu lacunaire et le point B marquant sa réintroduction à la normalité, puis chez les autres, à travers une exploration de soi qui semble contribuer simultanément à leur isolement social, dans ce qui transparaît comme un deuil de sa normalité, une acceptation de sa marginalité.

Le lien social comme voie d’accès au succès VS le deuil de sa normalité par l’isolement

Le groupe d’étudiants interviewés expose une démarcation entre, d’un côté, des étudiants qui ont explicitement choisi de s’investir dans les rapports sociaux afin de mieux vivre avec les aspects psychiques non désirés et afin d’utiliser l’entraide pour réussir académiquement, puis de l’autre côté, qui se sont graduellement isolés et ne se soucient plus de maintenir quelque réseau social que ce soit, se consacrant plutôt à une exploration de soi vue de l’intérieur. Pour les premiers, le lien social incarne la voie par excellence vers la transcendance de leur souffrance psychique et, s’il y a lieu, du trouble d’apprentissage, une performance cognitive optimale, l’allègement du poids psychique et, en finalité, le succès de l’entrée dans la normalité. Ces étudiants dénotent un désir de transcender le sentiment d’anormalité induit par le trouble d’apprentissage, en l’explicitant, par la validation de cette souffrance par autrui. Pensons à SL qui chérit sa relation amoureuse entre autres pour la grande écoute et la compréhension de sa conjointe, ou encore à TN qui entreprend activement de se redéfinir malgré sa dépression et son TDAH, via sa précieuse relation avec sa psychologue. MF, non diagnostiqué, a suivi un parcours semblable sous une autre bannière que celle du diagnostic de TDA/H : affirmant avoir eu un grand rattrapage intellectuel à faire dès la fin du secondaire afin de s’accomplir intellectuellement, il a d’abord utilisé différents psychotropes pour «mettre les bouchées doubles» dans ses études, puis mise actuellement sur l’entraide et l’ouverture de soi pour confirmer son intégration à la communauté universitaire

ainsi que son succès en termes de rattrapage intellectuel. Notons en outre que la psychothérapie constitue également un moyen de renforcer le processus d’inclusion sociale de certains étudiants, restaurant une sécurité en fournissant, par un lien social de confiance, une opportunité de s’inscrire au sein d’un ordre culturel dominant (Seale 1998). L’inclusion sociale, en ce sens, offre à l’individu la possibilité de reconstruire son existence et de redéfinir la souffrance psychique comme n’étant pas intrinsèque à son identité.

Pour les seconds, avec ou sans diagnostic de TDA/H, une certaine résignation et un deuil de la vie sociale semblent prédominer, ainsi qu’une compréhension de soi en termes d’anomalie, de dysfonction, d’insuffisance. Se trouver différent, se trouver anormal, implique l’isolement et peut rappeler la désaffiliation sociale amenée par Castel où l’individu ne croit plus en les bénéfices de l’inclusion en société. Pensons par exemple à MAP, dont les aspirations professionnelles sont orientées vers une démarcation claire entre lui et le reste du monde, et qui méprise ouvertement les relations interpersonnelles au quotidien sous prétexte du manque d’une profondeur qu’il connaît en lui-même et ne retrouve pas ailleurs ; c’est par ailleurs par sentiment de n’être pas compris qu’il est ressorti insatisfait des démarches thérapeutiques qu’il a entreprises. Dans ce second groupe, il semble que le lien social soit fortement endommagé par les diverses formes de souffrance psychique des étudiants, qu’il s’agisse d’anxiété, de dépression ou d’un fort sentiment d’exclusion lié à l’expérience du TDA/H ; pour Leder (1984-85), ce deuil de sa propre normalité, donc de son appartenance possible à la société, plonge l’individu dans une perte d’intérêt pour le monde et dans l’immobilité de l’affliction. LPD, par exemple, psychologiquement blessé par une vie familiale conflictuelle et socialement peu intégré, est généralement méfiant par rapport aux autres, ne présente que peu d’intérêt pour toute interaction sociale et trouve un certain confort dans l’isolement ; sa détermination à devenir psychologue clinique, en revanche, indique vraisemblablement un désir sous-jacent de renouer de manière détournée avec l’altérité, en contexte contrôlé. Pour CM, exister en société implique un effort constant pour camoufler une identité anormale, dysfonctionnelle, et une anxiété supplémentaire issue de ce sentiment de solitude devant une altérité normale, fonctionnelle ; le psychotrope lui apparaît insuffisant à son inclusion sociale, comme si elle était intrinsèquement et irrémédiablement problématique. L’isolement demeure ainsi sa zone de confort, mais un peu à l’image de LPD, CM confie explicitement qu’elle aspire à une vie sociale active, libératrice de cette souffrance. D’aucuns

peuvent ainsi supposer que les comportements d’isolement observés chez plusieurs étudiants interviewés ne dénotent pas nécessairement d’un rejet absolu de la société, mais plutôt de l’expérience souffrante d’être celui qui est rejeté, en deuil de sa place en société.

Dans la mesure ou le diagnostic de TDA/H, l’expérience de traumatismes familiaux ou relationnels particuliers et la situation socioéconomique ne semblent pas expliquer les tendances à approcher ou à s’isoler des autres, les déterminants sociaux d’une plus ou moins forte résilience aux expériences d’exclusion sont encore à explorer.