l’équilibre : l’excès et le manque dans les circonstances climatiques extérieures sont néfastes
au milieu intérieur tandis que l’équilibre climatique lui est bénéfique. A l’équilibre des
humeurs que permet un climat tempéré correspond une bonne santé ; l’équilibre des saisons
garantit une abondance relative et continue marquant la supériorité de l’Asie sur l’Europe et
l’alimentation riche et équilibrée qu’on y trouve contribuera à la bonne santé du peuple mais
aussi à des mœurs douces et un tempérament mesuré et sage. La notion de tempérance est en
outre révélatrice puisqu’elle désigne un comportement marqué par l’équilibre des humeurs
(tempérament) et un milieu climatique équilibre (tempéré).
Nous n’avons pas employé le terme de milieu de façon involontaire. Antérieur à la
distinction aristotélicienne des sphères à la divergence des deux doctrines, il n’y a pas chez
Hippocrate une pensée spécifique de découpage géographique par une méthode astronomique
(correspondances ciel-terre) ou terrestre (les symétries entre les terres et les mers). Il nous
parait dès lors pertinent de considérer que l’hippocratisme est une théorie des milieux avant
l’heure et de réserver l’expression de théorie des climats, au sens originel du terme, aux
théories des correspondances astrologiques (Ptolémée, Bodin, etc.). Plutôt que de voir une
déviation absurde ou irrationnelle, nous concevons ces théories astrologiques comme un
aboutissement des principes de la théorie des climats. La conception du
microcosme-macrocosme les autorise et les théories astrologiques ne disparaîtront progressivement
qu’avec la révolution galiléenne. La géographie détache alors ses fondements de l’astronomie.
Les deux disciplines ne se retrouvant plus que pour l’élaboration des cartes. De ce fait les
théories des climats qui ressurgissent au XVIIIe siècle sont un retour à l’hippocratisme,
quoique celles-ci soient souvent réduites au seul effet de la température. L’approche médicale
d’Hippocrate, poursuivit par Galien, aboutit au sensualisme de Cabanis et de Volney. Nous
avons vu que ces derniers peuvent être également les précurseurs des théories modernes des
milieux.
Revenons sur la théorie hippocratique qui est avant tout une doctrine et une morale de
l’équilibre. Là où l’équilibre des humeurs jouait le rôle de médiateur entre le climat et le
corps, par analogie, c’est le genre de vie (les mœurs, les coutumes, l’alimentation…) qui
s’interpose entre le climat et les peuples. De même que l’organisme peut réagir à un
déséquilibre des humeurs (en se préservant du froid, en ayant un régime alimentaire adéquat,
etc.), les peuples ont une capacité de réaction et d’affranchissement volontaire face aux effets
climatiques qui ne sont donc pas fatals. C’est ici que le discours change de nature et semble
s’inverser. Hippocrate réintroduit les causes morales en se faisant le partisan du déterminisme
inversé, que l’on peut résumer par l’expression « nécessité est mère d’invention ». Hippocrate
en est l’un des initiateurs probables, si souvent repris par la suite. Ses contemporains
Hérodote, Thucydide puis Polybe adoptent eux aussi dans leurs récits historiques l’explication
par l’aiguillon du besoin, tout comme le feront plus tard Montesquieu ou Rousseau
217, puis
Toynbee et beaucoup d’autres. Et comme le dit P. Gourou (1963), « il était intéressant de
relever ces vues de Montesquieu parce qu’elles dorment en nous – prêtes à se réveiller –
comme elles vivaient en lui ». A ce titre, nous pouvons effectuer un parallèle entre les
ambitions et les apories du travail de D. Cosandey, que nous avons évoqué en préambule à ce
chapitre, et ceux un peu plus anciens de l’historien anglais Toynbee. Car D. Cosandey est à la
doctrine des articulations littorales ce que Toynbee était à la doctrine du déterminisme
inversé. Reprenant un lieu commun de la pensée historique, morale et religieuse, qu’il
retrouve de Hésiode à la Genèse jusqu’à Oswald Spengler en passant par le Faust de Goethe,
Toynbee en fait une « loi » historique, celle du « Challenge and Response » (« défi et
riposte » ou, selon Febvre, « sommation et adaptation »). Et son travail consiste ensuite à
l’appliquer à l’histoire de l’humanité dans un ouvrage de 1500 pages, afin de comparer et
d’expliquer l’évolution différentielle des civilisations humaines. Nous ne pouvons résister à
reproduire quelques passages de la critique de cette « philosophie opportuniste de l’histoire »
qu’en fait L. Febvre dans ses Combats pour l’histoire (1953 : 119-143) : « Si on résiste à la
séduction du magicien ; si on se refuse à l’attitude sentimentale du croyant assistant au
culte ; si on examine les idées froidement, et les conclusions : quoi de neuf, en tout ceci ; quoi
de vraiment neuf et qui puisse, historiens, nous inciter à un retour sur nous-mêmes, à une
condamnation de nos méthodes, à l’adoption de méthodes neuves ? » Et encore « Concluons
en deux mots. Ce que A Study of History nous apporte de louable n’a pas grand’chose de
neuf pour nous. Et ce qu’il nous apporte de neuf ne vaut pas grand’chose pour nous. Le livre
lu, nous nous tâtons un peu partout : rien de cassé, rien de touché ». Ce compte-rendu est une
217 Dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes publié en 1755, Rousseau distingue les effets de la nature du terrain de celles du climat et mobilise le déterminisme inversé pour expliquer les progrès de la civilisation : « A mesure que le genre humain s'étendit, les peines se multiplièrent avec les
hommes. La différence des terrains, des climats, des saisons, put les forcer à en mettre dans leurs manières de vivre. Des années stériles, des hivers longs et rudes, des étés brûlants qui consument tout, exigèrent d'eux une nouvelle industrie. Le long de la mer, et des rivières, ils inventèrent la ligne et l'hameçon, et devinrent pêcheurs et ichtyophages. Dans les forêts ils se firent des arcs et des flèches, et devinrent chasseurs et guerriers. Dans les pays froids ils se couvrirent des peaux des bêtes qu'ils avaient tuées ». Il fait également intervenir la théorie des
critique contre ce qui est aujourd’hui l’histoire globale. Il récuse ce dialogue des morts dans
un « décor en carton peint », où l’on donne « pour établi ce qu’il faudrait établir ». Et
notamment les « coquilles vides » que sont les 21 civilisations définies par Toynbee. De
même que les continents pour Ritter, D. Cosandey et J. Diamond, les civilisations pour
Spengler, Toynbee et Huntington sont des individus : par le point de vue de Sirius et par ce
« poison de l’esprit » qu’est l’analogie considérée « comme méthode même de l’histoire », il
est alors beaucoup plus facile de manier l’histoire globale au détriment de toute réflexion sur
les principes de détermination des catégories comparées (qu’ils soient des continents ou des
civilisations). D’autres similitudes encore : Toynbee fait de l’histoire contre les historiens. Par
ses métaphores organicistes et son analyse comparée, il entend proposer une nouvelle
compréhension du monde en se plaçant dans les méthodes des sciences exactes de la nature.
Son prédécesseur Spengler n’entendait-il pas être le « Copernic de l’histoire » ? J. Diamond
et D. Cosandey tiennent exactement le même discours : leurs méthodes comparées seraient
équivalentes à la démarche expérimentale en sciences naturelles, ce qui leur permet de
s’exonérer de toute réflexivité disciplinaire et épistémologique. Il y a aussi une tendance
prophétique que l’on retrouve chez tous nos auteurs : pessimiste chez Spengler, Huntington et
J. Diamond, optimiste chez Toynbee et D. Cosandey. Et derrière toute histoire globale se
cache souvent une morale de l’histoire, idéologiquement marquée
218. Bref, l’histoire globale
se donnant pour originale et totale, s’apparente à une philosophie morphologique de l’histoire
dont les ressorts sont pour la plupart déjà épuisés. Elle n’est rien d’autre que ce « vieux neuf »
que dénonçait déjà Febvre (1922).
En conclusion, nous pouvons nous permettre d’affirmer que la méreuporie de D.
Cosandey, reprenant sans le savoir la doctrine des formes polymorphes de Strabon, n’est que
l’appendice politique de la doctrine chorologique ; de même que le déterminisme inversé est
l’appendice moral de la théorie climatique. La méreuporie de D. Cosandey consiste ainsi dans
ce passage de la géographie physique (les formes chorologiques) à la géographie politique
(leurs effets historiques). Finissons sur cette idée de « nécessité mère d’invention » ou de
déterminisme inversé, que l’on retrouve chez Strabon ou Polybe et plus encore chez Hérodote
et Thucydide. Aux empires, ces deux derniers auteurs valorisent le modèle isonomique des
désir et de la douceur tandis que les langues du nord sont plus dures, car nées du besoin (J. Starobinski, 1957). On remarque qu’ici encore le déterminisme inversé est utilisé complémentairement à la théorie des climats.
218 Les accointances de Spengler avec l’idéologie national-socialiste, les présupposés métaphysiques et théologiques de Toynbee, l’idéologie néolibérale conservatrice de S. Huntington et D. Cosandey, les convictions écologistes et la vision darwinienne des sociétés de J. Diamond, etc.