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Joseph-Arthur de Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-

(1853-1855), consacre le chapitre VI du livre premier

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à la réfutation de ce qu’il appelle la

« doctrine des milieux », à savoir « l’influence accordée par plusieurs savants aux climats, à

la nature du sol, à la disposition topographique sur le développement des peuples » (p. 80). Il

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C’est aussi la conclusion de M. Hulin : « Cette relation de « correspondance » ne doit pas être interprétée en

un sens causal ». Par une sorte d’harmonie préétablie, ajoute-il, la structure du milieu géographique correspond

au mode d’existence spécifique de chaque « Volksgeist » (1979 : 43).

96 « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain,

qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais il reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout est écrit d'avance. Jamais il ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin. Le problème de l'Afrique est là. Le défi de l'Afrique, c'est d'entrer davantage dans l'histoire ».

97 A. de Gobineau, 1853-55, « Dans le progrès ou la stagnation, les peuples sont indépendants des lieux qu’ils habitent », in Essai sur l’inégalité des races humaines, Livre 1, Chapitre VI, pp. 80-85.

n’évoque pas nommément les dits savants. Reste que l’Erdkunde de Ritter sur l’Asie, qu’il a

lu en allemand, est cité à des dizaines de reprises. Gobineau se réfère très souvent à

« l'imposante autorité d'hommes tels que M. Ritter et M. A. de Humboldt ». Les volumes de

Ritter sur l’Asie lui fournissent, comme à Hegel, une profusion d’éléments descriptifs qui

nourrissent ses réflexions géographiques, ethnologiques, philologiques et historiques.

Les idées de Gobineau ont été essentiellement connues à la suite de leur dévoiement

raciste. C. Lévi-Strauss a néanmoins souligné que l’intérêt qu’il porte pour les civilisations

non occidentales appelle chez lui une réflexion certes pessimiste mais non pas triomphaliste

quant à la valeur civilisatrice de la domination coloniale blanche. Les races ne lui apparaissent

pas inégales en valeur absolue, mais relativement à leurs aptitudes particulières. Il n’établit

pas une hiérarchie à partir d’une échelle de valeur commune à toutes les races

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. Sa hiérarchie

repose fondamentalement sur les « lois » ambivalentes de répulsion et d’attraction entre les

races et en dernière instance du degré de métissage de celles-ci. Rappelons brièvement ce

qu’il appelle son « théorème » : sa réflexion part, si l’on veut utiliser une expression

maintenant consacrée, du constat de l’effondrement universel des civilisations. Ainsi, « on

reconnaît, non sans une certaine épouvante philosophique, avec combien de rigueur la parole

des prophètes sur l'instabilité des choses s'applique aux civilisations comme aux peuples, aux

peuples comme aux États, aux États comme aux individus, et l'on est contraint de constater

que toute agglomération humaine, même protégée par la complication la plus ingénieuse de

liens sociaux, contracte, au jour même où elle se forme, et caché parmi les éléments de sa vie,

le principe d'une mort inévitable » (livre 1, p. 41). La « cause générale » de ce principe de

mort est pour Gobineau la conséquence d’une dégénérescence progressive liée au mélange

des races : pour le paraphraser, ce sont les alliages successifs entre les peuples qui modifient

graduellement la valeur des civilisations (livre 1, p. 56). La contradiction majeure qu’il

soulève réside dans le fait qu’en dépit de la loi de répulsion selon laquelle toute race éprouve

une répulsion secrète pour les croisements, certains peuples conquérants (en vertu du principe

opposé d’attraction

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) entrent en contact avec d’autres peuples qu’ils soumettent. Cet élan vital

qui leur permet de s’accroître et d’accéder à la civilisation signe à terme aussi leur disparition

98 Sur ce point voir C. Lévi-Strauss (1952 : 32 et 1971 : 125)

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« Ainsi le genre humain se trouve soumis à deux lois, l'une de répulsion, l'autre d'attraction, agissant, à

différents degrés, sur ses races diverses ; deux lois, dont la première n'est respectée, que par celles de ces races qui ne doivent jamais s'élever au-dessus des perfectionnements tout à fait élémentaires de la vie de tribu, tandis que la seconde, au contraire, règne avec d'autant plus d'empire, que les familles ethniques sur lesquelles elle s'exerce sont plus susceptibles de développements ».

future par les croisements qu’ils contractent

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. Le principe de mort des civilisations consiste

en ceci que pour émerger dans la civilisation tout peuple doit se rapprocher d’autres peuples et

contracter des alliances avec eux. Ce contact porte en lui le germe de la mort de ce peuple par

les croisements qu’il réalise et par là même de la civilisation qu’il a produite

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. Ainsi,

« l'essence d'une nation s'altère graduellement » par dégénérescence raciale : toute

civilisation porte en elle-même le principe de sa mort

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. On comprend dès lors que Gobineau

s’attache à réfuter les théories du milieu qui explique les inégalités entre les peuples non selon

des aptitudes raciales particulières mais par la diversité des climats et des configurations

chorologiques à la surface terrestre.

Selon Gobineau, la « doctrine des milieux » accorde une influence puissante sur le

développement des peuples aux « climats », à la « nature du sol » et à la « disposition

topographique ». De même que Hegel (1979), Gobineau distingue la doctrine des climats de

la doctrine chorologique, dans laquelle il convient de replacer les notions de nature du sol et

de disposition topographique. En effet, la nature du sol est pour Gobineau une notion plus

proche de la géographie de Strabon que de la géologie naissante : il s’agit d’un terrain

pouvant être fertile ou stérile, égal et accueillant ou âpre, sablonneux ou glacé, riche ou

pauvre en métaux, etc. La disposition topographique, telle que l’entend Gobineau, reprend les

catégories rittériennes de plaines, vallées et montagnes. S’il distingue les deux doctrines,

Gobineau s’emploie à les réfuter simultanément. Même si Ritter, de même que Montesquieu,

n’est pas cité nommément dans ce chapitre, il est facile d’y déceler en creux son empreinte.

Ainsi lorsqu’il évoque, dans son premier contre-exemple, ce que deviendra la théorie des

articulations littorales : « Nuls pays certainement ne sont plus fertiles, nuls climats plus doux

que ceux des différentes contrées de l'Amérique. Les grands fleuves y abondent, les golfes, les

baies, les havres y sont vastes, profonds, magnifiques, multipliés ; les métaux précieux s'y

trouvent à fleur de terre ; la nature végétale y prodigue presque spontanément les moyens

d'existence les plus abondants et les plus variés, tandis que la faune, riche en espèces

alimentaires, présente des ressources plus substantielles encore. Et pourtant la plus grande

partie de ces heureuses contrées est parcourue, depuis des séries de siècles, par des

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« Ainsi, tandis que, d'une part, elles amassent autour d'elles, par le fait même de leur génie civilisateur, des

éléments divers où elles doivent s'absorber, elles sont encore victimes d'une cause première, leur petit nombre originel, et d'une foule de causes secondes, qui toutes concourent à les détruire ».

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« à dater du même jour, la nation primitivement conquérante, agissante, civilisatrice, a commencé à

disparaître : son sang était immergé dans celui de tous les affluents qu'elle avait détournés vers elle ».

102 Nous reviendrons sur les idées de Gobineau, déjà sous-jacente chez les géographes antiques et Ibn Khaldun, puis reprises par René Grousset (1939), lorsqu’elles s’appliquent aux nomades : les conquérants nomades périssent victimes de leur succès en contractant des alliances avec les peuples sédentaires.

peuplades restées étrangères à la plus médiocre exploitation de tant de trésors » (p. 81).

Alors qu’il établit clairement la distinction entre les deux doctrines, la plupart de ces

exemples les confondent pour mieux les rejeter en bloc. Il s’agit à proprement parler d’une

critique du déterminisme géographique. Il résume ces théories et sa position par deux phrases

au début de son exposé : si donc, une nation est placée sous un climat tempéré et bénéficiant

d’un sol favorable ainsi que d’une disposition topographique avantageuse, alors elle « sera

bien promptement amenée à quitter la barbarie, et, sans faute, se civilisera » (p. 80) ; selon

cette « hypothèse, l’humanité ne serait perfectible qu’à l'aide du secours de la nature

matérielle, et que toute sa valeur et sa grandeur existeraient en germe hors d'elle-même. Pour

assez spécieuse, au premier aspect, que semble cette opinion, elle ne concorde sur aucun

point avec les réalités nombreuses que l'observation procure » (p. 80-81). Tout tient dans les

expressions de « promptement » et de « sans faute » et dans la construction grammaticale de

la deuxième phrase citée en forme de subordonnée négative. Gobineau crée un déterminisme

total des milieux (un fatalisme dirait Febvre) pour mieux le critiquer. C’est aussi un

déterminisme illusoire, surtout dans le cas de la pensée rittérienne : ces idées selon lesquelles

l’humanité n’est perfectible qu’à l’aide du secours de la nature et que sa valeur et sa grandeur

existerait en dehors d’elle-même est contraire à la pensée rittérienne et même à celle de

Montesquieu. Il est tout à fait remarquable que Gobineau, du vivant de Ritter

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, s’emploie à la

critiquer par l’accusation abusive de déterminisme, de la même façon que le feront cent