(1853-1855), consacre le chapitre VI du livre premier
97à la réfutation de ce qu’il appelle la
« doctrine des milieux », à savoir « l’influence accordée par plusieurs savants aux climats, à
la nature du sol, à la disposition topographique sur le développement des peuples » (p. 80). Il
95
C’est aussi la conclusion de M. Hulin : « Cette relation de « correspondance » ne doit pas être interprétée en
un sens causal ». Par une sorte d’harmonie préétablie, ajoute-il, la structure du milieu géographique correspond
au mode d’existence spécifique de chaque « Volksgeist » (1979 : 43).
96 « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain,
qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais il reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout est écrit d'avance. Jamais il ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin. Le problème de l'Afrique est là. Le défi de l'Afrique, c'est d'entrer davantage dans l'histoire ».
97 A. de Gobineau, 1853-55, « Dans le progrès ou la stagnation, les peuples sont indépendants des lieux qu’ils habitent », in Essai sur l’inégalité des races humaines, Livre 1, Chapitre VI, pp. 80-85.
n’évoque pas nommément les dits savants. Reste que l’Erdkunde de Ritter sur l’Asie, qu’il a
lu en allemand, est cité à des dizaines de reprises. Gobineau se réfère très souvent à
« l'imposante autorité d'hommes tels que M. Ritter et M. A. de Humboldt ». Les volumes de
Ritter sur l’Asie lui fournissent, comme à Hegel, une profusion d’éléments descriptifs qui
nourrissent ses réflexions géographiques, ethnologiques, philologiques et historiques.
Les idées de Gobineau ont été essentiellement connues à la suite de leur dévoiement
raciste. C. Lévi-Strauss a néanmoins souligné que l’intérêt qu’il porte pour les civilisations
non occidentales appelle chez lui une réflexion certes pessimiste mais non pas triomphaliste
quant à la valeur civilisatrice de la domination coloniale blanche. Les races ne lui apparaissent
pas inégales en valeur absolue, mais relativement à leurs aptitudes particulières. Il n’établit
pas une hiérarchie à partir d’une échelle de valeur commune à toutes les races
98. Sa hiérarchie
repose fondamentalement sur les « lois » ambivalentes de répulsion et d’attraction entre les
races et en dernière instance du degré de métissage de celles-ci. Rappelons brièvement ce
qu’il appelle son « théorème » : sa réflexion part, si l’on veut utiliser une expression
maintenant consacrée, du constat de l’effondrement universel des civilisations. Ainsi, « on
reconnaît, non sans une certaine épouvante philosophique, avec combien de rigueur la parole
des prophètes sur l'instabilité des choses s'applique aux civilisations comme aux peuples, aux
peuples comme aux États, aux États comme aux individus, et l'on est contraint de constater
que toute agglomération humaine, même protégée par la complication la plus ingénieuse de
liens sociaux, contracte, au jour même où elle se forme, et caché parmi les éléments de sa vie,
le principe d'une mort inévitable » (livre 1, p. 41). La « cause générale » de ce principe de
mort est pour Gobineau la conséquence d’une dégénérescence progressive liée au mélange
des races : pour le paraphraser, ce sont les alliages successifs entre les peuples qui modifient
graduellement la valeur des civilisations (livre 1, p. 56). La contradiction majeure qu’il
soulève réside dans le fait qu’en dépit de la loi de répulsion selon laquelle toute race éprouve
une répulsion secrète pour les croisements, certains peuples conquérants (en vertu du principe
opposé d’attraction
99) entrent en contact avec d’autres peuples qu’ils soumettent. Cet élan vital
qui leur permet de s’accroître et d’accéder à la civilisation signe à terme aussi leur disparition
98 Sur ce point voir C. Lévi-Strauss (1952 : 32 et 1971 : 125)
99
« Ainsi le genre humain se trouve soumis à deux lois, l'une de répulsion, l'autre d'attraction, agissant, à
différents degrés, sur ses races diverses ; deux lois, dont la première n'est respectée, que par celles de ces races qui ne doivent jamais s'élever au-dessus des perfectionnements tout à fait élémentaires de la vie de tribu, tandis que la seconde, au contraire, règne avec d'autant plus d'empire, que les familles ethniques sur lesquelles elle s'exerce sont plus susceptibles de développements ».
future par les croisements qu’ils contractent
100. Le principe de mort des civilisations consiste
en ceci que pour émerger dans la civilisation tout peuple doit se rapprocher d’autres peuples et
contracter des alliances avec eux. Ce contact porte en lui le germe de la mort de ce peuple par
les croisements qu’il réalise et par là même de la civilisation qu’il a produite
101. Ainsi,
« l'essence d'une nation s'altère graduellement » par dégénérescence raciale : toute
civilisation porte en elle-même le principe de sa mort
102. On comprend dès lors que Gobineau
s’attache à réfuter les théories du milieu qui explique les inégalités entre les peuples non selon
des aptitudes raciales particulières mais par la diversité des climats et des configurations
chorologiques à la surface terrestre.
Selon Gobineau, la « doctrine des milieux » accorde une influence puissante sur le
développement des peuples aux « climats », à la « nature du sol » et à la « disposition
topographique ». De même que Hegel (1979), Gobineau distingue la doctrine des climats de
la doctrine chorologique, dans laquelle il convient de replacer les notions de nature du sol et
de disposition topographique. En effet, la nature du sol est pour Gobineau une notion plus
proche de la géographie de Strabon que de la géologie naissante : il s’agit d’un terrain
pouvant être fertile ou stérile, égal et accueillant ou âpre, sablonneux ou glacé, riche ou
pauvre en métaux, etc. La disposition topographique, telle que l’entend Gobineau, reprend les
catégories rittériennes de plaines, vallées et montagnes. S’il distingue les deux doctrines,
Gobineau s’emploie à les réfuter simultanément. Même si Ritter, de même que Montesquieu,
n’est pas cité nommément dans ce chapitre, il est facile d’y déceler en creux son empreinte.
Ainsi lorsqu’il évoque, dans son premier contre-exemple, ce que deviendra la théorie des
articulations littorales : « Nuls pays certainement ne sont plus fertiles, nuls climats plus doux
que ceux des différentes contrées de l'Amérique. Les grands fleuves y abondent, les golfes, les
baies, les havres y sont vastes, profonds, magnifiques, multipliés ; les métaux précieux s'y
trouvent à fleur de terre ; la nature végétale y prodigue presque spontanément les moyens
d'existence les plus abondants et les plus variés, tandis que la faune, riche en espèces
alimentaires, présente des ressources plus substantielles encore. Et pourtant la plus grande
partie de ces heureuses contrées est parcourue, depuis des séries de siècles, par des
100
« Ainsi, tandis que, d'une part, elles amassent autour d'elles, par le fait même de leur génie civilisateur, des
éléments divers où elles doivent s'absorber, elles sont encore victimes d'une cause première, leur petit nombre originel, et d'une foule de causes secondes, qui toutes concourent à les détruire ».
101
« à dater du même jour, la nation primitivement conquérante, agissante, civilisatrice, a commencé à
disparaître : son sang était immergé dans celui de tous les affluents qu'elle avait détournés vers elle ».
102 Nous reviendrons sur les idées de Gobineau, déjà sous-jacente chez les géographes antiques et Ibn Khaldun, puis reprises par René Grousset (1939), lorsqu’elles s’appliquent aux nomades : les conquérants nomades périssent victimes de leur succès en contractant des alliances avec les peuples sédentaires.