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contradiction avec le mouvement d’attraction qui tend vers une civilisation mondiale, entraînant la disparition des sociétés froides et donc de la diversité culturelle, objet même de

l’anthropologie. Toute culture, pour subsister, nécessite un minimum de distance physique et

de contacts avec les autres, ainsi qu’une part de rejet de l’autre pour maintenir sa propre

différence. Nous verrons que ces idées rejoignent aussi en partie celles en géographie qui sont

liées à la conception du progrès et de la civilisation chez Ritter et à sa suite chez Vidal de la

Blache. Gobineau était à la recherche d’une chimérique race aryenne dont la pureté est à

jamais perdue. Plus optimistes ou dirions-nous « modernes », Ritter et Vidal de la Blache

considèrent que des configurations et des positions géographiques, en facilitant la circulation

et les contacts entre les peuples, contribuent au développement des échanges, à la création

d’Etats et donc au progrès de la civilisation. Ce « principe de vie » (Vidal de la Blache, 1922)

est fondamental dans la relation de la géographie à l’histoire. Des facteurs géographiques

avantageux peuvent permettre une circulation aisée, stimuler les échanges, multiplier les

contacts entre peuples aux productions contrastées, bref décloisonner les milieux locaux et les

ouvrir aux « courants de la vie générale ». Ainsi la géographie a fait sienne les principes

gobiniens d’attraction (l’ouverture civilisatrice, facteur de progrès) et de répulsion

(l’isolement dégénérescent, facteur d’archaïsme). Mais ce qu’on pourrait appeler la morale du

sens de l’histoire est inversée : les contacts sont bénéfiques, l’isolement archaïsant. Les

« progrès géographiques » réalisés au cours du XIXe siècle (l’exploration et la colonisation)

ont contribué, selon les géographes, à l’amélioration du savoir géographique, à augmenter son

potentiel descriptif tout en confirmant sa valeur explicative. Le savoir géographique repose

sur cette dialectique dynamique de découverte des voyageurs-géographes et de synthèse des

savants-géographes de cabinet. Ritter est particulièrement frappé par ce moment et ce devoir

historique de la géographie. Tandis que selon l’anthropologie de Gobineau ou de C.

Lévi-Strauss, l’objet même du savoir ethnologique se dissout à mesure de l’approfondissement des

connaissances. Les découvertes et la colonisation ne sont pas considérées comme des contacts

bénéfiques signifiant ouverture et échange apportant la civilisation. Au contraire ces contacts

ont un revers maléfique, du fait des croisements (Gobineau) et de l’acculturation (C.

Lévi-Strauss), entraînant une dégénérescence raciale et culturelle. Le principe de mort des sociétés

isolées est également un thème vidalien mais la disparition des sociétés est considérée comme

un mal nécessaire dans la marche vers le progrès. C’est plutôt le retournement du progrès

contre la civilisation qui la fait naître qui retient l’attention des géographes. Les tendances à

l’uniformisation ont bien été repérées et critiquées par Vidal de la Blache mais uniquement en

France lorsqu’il critique le centralisme uniformisateur. J. Brunhes (1910) par exemple est un

des géographes qui a le plus fait pour dénoncer l’économie moderniste destructrice (un thème

de la géographie allemande). V. Berdoulay et O. Soubeyran (2000) ont montré que la

géographie, notamment coloniale, peut être considérée à certains points de vue comme

précurseur en tant que critique de la modernité triomphante. Ce que l’on peut enfin retenir de

commun dans les idées de Gobineau, Vidal de la Blache et C. Lévi-Strauss, c’est l’application

des lois de la thermodynamique à l’évolution historique des civilisations. Surtout la deuxième,

relative à l’entropie : ce concept est fondamental pour comprendre le principe de mort chez

Gobineau et la distinction lévi-straussienne (2001) entre les sociétés froides et les sociétés

chaudes

106

. Il a été repris aujourd’hui par un courant critique et écologique de l’économie,

représenté par Jacques Grinevald (1978) et Nicholas Georgescu-Roegen (1979). Mais

n’anticipons pas sur des discussions à venir concernant les fondements de la pensée

vidalienne. Terminons ce chapitre sur les fondements classiques et antiques de la doctrine

chorologique en essayant de ne pas nous perdre dans les mythes d’origine.

manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. » (C. Lévi-Strauss, 1955, p. 496). 106

Les sociétés froides, à entropie minimale, tendent vers l’homéostasie, c’est-à-dire le maximum d’équilibre interne. Au modèle mécanique des sociétés froides s’opposerait le modèle transistasique de la machine à vapeur qui produit une grande quantité de travail en consommant une non moins grande quantité d’énergie ; au prix donc d’un déséquilibre dont la stabilité relative ne se trouve que dans la tension et le mouvement. Les sociétés chaudes ne sont cumulatives qu’en raison d’une entropie élevée.

B - D e l a d o c t r i n e c h o r o l o g i q u e o u l e s

f o n d e m e n t s m o d e r n e s e t a n t i q u e s d e l a

d o c t r i n e d e s a r t i c u l a t i o n s l i t t o r a l e s ( e t d e

l a g é o g r a p h i e )

« Ayant divisé la victim e m em bre à m em bre, il en fit son souper »

(Homère, l’Odyssée, IX-291)

« Notre m onde vient d’en trouver un autre (…)

non m oins grand, plein et m em bru, que lui »

(Montaigne, les Essais, III-VI)

1 - L e s t r o i s s o u r c e s m o d e r n e s d e l a d o c t r i n e

c h o r o l o g i q u e

D. Cosandey cite, comme précurseur de sa théorie de la thalassographie articulée,

Hume et Montesquieu, avant de s’intéresser aux compilations géographiques, historiques et

économiques du XXe siècle qui le font passer à côté de Ritter et des débats disciplinaires en

géographie. Ch. Brun, son préfacier, remédie partiellement à cette ignorance en revenant sur

Ritter, son détracteur L. Febvre et quelques géographes. Il cite aussi en exergue et sans le

justifier Strabon et Malte-Brun. Excepté un très court passage de Strabon relatif à la

supériorité de l’Europe que Cosandey évoque indirectement à partir d’un travail de synthèse

récent d’un historien (D. Cosandey, 2007 : 527), deux auteurs importants sont donc

convoqués par Cosandey avant Ritter : Hume et Montesquieu. Cosandey les cite en de bien

courts passages, sans se soucier de les analyser dans leur logique propre. Il ne se préoccupe

pas non plus de nous donner la justification de leur sélection (car il aurait pu citer d’autres

passages mais aussi de nombreux autres auteurs). A l’image de ce qu’il dit d’un extrait

d’Hume, il ne peut s’agir que d’une « fulgurante mais brève intuition » (p. 529) ; de bien

vagues réflexions donc, réduites à des intuitions laconiques comme sorties de nulle part, et par

là trop révolutionnaires pour être comprises à leur époque. De fait, ce point de vue a le mérite

de renforcer la position de novateur que veut se donner D. Cosandey. Après avoir cité Strabon

et avant Montesquieu et Hume, il affirme que « nombreux également sont les auteurs qui ont

pressenti l’importance de la géomorphologie (sic) sur le destin de l’Europe. Aucun n’a

toutefois senti qu’il s’agissait là du facteur essentiel. Aucun n’a jamais affirmé ni démontré

(sic) que la thalassographie articulée de l’Europe a été la cause exclusive, bien qu’indirecte,

de son triomphe techno-scientifique

107

». En nous opposant à la tentative de tabula rasa de D.

Cosandey

108

, nous sommes en mesure d’affirmer que sa doctrine de la « thalassographie

articulée » (et qu’avec Ritter les géographes ont dénommé avant lui « articulation littorale »)