1.2.6.1. Faire face à une crise sans précèdent
En 1997, l’engagement militant du CCO s’épanouissait dans la lutte contre le racisme. Mais cet engagement "sans complexe" a suscité l’offensive de certains groupes d’extrême droite en 1998. En 1998, le CCO avait pour projet de rendre plus visible et volontariste son action (« lieu interculturel, ouvert, alternatif, accueillant à bras ouverts les manifestations militantes ou culturelles issues du mouvement associatif local », extrait du CCO infos numéro 22, de Mai 1998) par l’élaboration d’une "saison" ; la salle de spectacle du CCO était un outil de dynamisation du travail de fond mené par les associations, un miroir, un tremplin. Pour rendre visible son travail de fond, le CCO a mis en place une saison 98‐99 composée d’évènements associatifs, culturels et militants. Cette programmation comprenait des manifestations produites, co‐produites ou soutenues par le CCO. Extrait entretien Kader Souifi/laetitia Hamouche Kader Souifi : « j’habitais Boulevard du 11 Novembre donc pas très loin d’ici, rire. Donc là je suis stable à Villeurbanne, je suis Villeurbannais, je travaille sur le campus de la Doua et là je suis un peu plus dans une phase où je m’engage dans un militantisme plus soutenu, effectif. Je parlais tout à l’heure de SOS, donc j’étais à SOS (racisme) à cette époque là, en 96 plus précisément j’y suis rentré, comme sympathisant au début, et là je suis dans cette vie militante. Donc là, y’a le contexte du militantisme des années 90, c’est euh, on lutte contre le racisme, on lutte on va dire pour les valeurs, pour les principes, l’égalité mais globalement, le contexte c’est toujours pareil, c’est difficile. Il faut arriver à réussir l’intégration, alors je reprends même les termes de l’époque, "il faut réussir l’intégration républicaine". Et là où je vous disais tout à l’heure que moi j’avais quand même un souci à un moment donné, alors là c’est la fin des années 90, quand j’ai quand même une divergence assez forte avec un discours qui était "le modèle d’intégration à la française n’a pas globalement réussi, il a sur‐réussi, c’est un exemple pour l’humanité toute entière", alors c’est une phrase que j’invente pas, elle est de Malek Bouti, président de SOS Racisme. Et là fondamentalement il y a une divergence parce que moi, je suis à cette époque là convaincu qu’il y a quand même de grosses difficultés économiques, sociales, et que là‐dessus on y rajoute, alors je dit "on y rajoute" parce que c’est bien intentionnellement qu’on a ethnicisé la problématique économique et sociale et qu’on a ramené le problème à un défaut d’intégration d’une partie de la population qui euh, a des handicaps, non seulement sociaux, mais a aussi des handicaps culturels, et que c’est ce décalage culturel qui se surajoute aux difficultés euh d’accès à l’éducation, à l’emploi etc., donc on dit à des gens qui ont des handicaps sociaux et en plus culturels : mais grâce au modèle assimilationniste, on arrive quand même à faire mieux que d’autres pays qui n’ont pas le même modèle d’intégration. Bon, les années 90 sont les années de l’intégration, (…) l’action publique sur l’intégration elle se fait dans les années 90. Alors bon, y’a pas toujours de lien de cause à effet, mais le…moi je suis arrivé, non, le truc qui est important parce que j’allais oublier ça et quand même ce qui est important, quand je suis arrivé moi, à Villeurbanne, je vais vous dire un truc, j’arrive de Toulouse en octobre 90. J’arrive de Toulouse et qu’est‐ce que je vois à la télé, je vois des voitures qui brûlent à Vaulx‐en‐Velin, c’est ça que je vois moi à la télé.(…) Moi j’arrive dans ce contexte là, je me dis c’est quoi cette grosse ville de fous où il y a des tas de problèmes, parce que Toulouse, pour nous tout allait bien quoi, la ville rose euh, pas de problème, pas de banlieue qui brûle, rien. En tous cas moi j’arrive là au début, y’a ça et euh, ce moment donc où les banlieues lyonnaises rebrûlaient, parce qu’elle avaient déjà brûlées en 81, (…) Et la revendication d’égalité et de lutte contre le racisme, puisque c’était la marche pour l’égalité et contre le racisme, cette marche là, c’était des citoyens qui revendiquaient tout simplement des valeurs, et en particulier la valeur de l’égalité, et qui dénonçaient les actes et les propos racistes ; et donc la marche pour l’égalité et contre le racisme, vous verrez rien d’autre sur les banderoles de l’époque que ça, en décembre de 83. Et puis finalement les médias et le politique ont dit que
c’était la marche des beurs, donc ethnicisation déjà de, du mouvement social de jeunes citoyens, qui passe d’une problématique sociale et économique à une problématique ethnique, et c’est ce que je disais tout à l’heure, des jeunes qui étaient pas juste handicapés sociaux, mais qui avaient des handicaps culturels, puisqu’on a dit que c’était la marche des beurs, et le terme jeunes issus de l’immigration ça a été inventé dans les années 80. Et, et donc petit à petit, en l’espace de 10 ans se met en place une politique d’intégration, pour intégrer les gens qui avaient un écart culturel. Et le, la création du haut commissariat à l’intégration c’est en 91, et puis après tout ce qui découle derrière euh, politique de la ville, la politique d’intégration et la politique de la ville, c’est‐à‐dire euh, du droit spécifique pour certaines personnes dans certains quartiers, c’est les années 90. Donc le contexte social des années 90, c’est une politique d’intégration pour certains quartiers où on a une jeunesse, en général issue de l’immigration ou des immigrations, post‐coloniale, et euh, il faut faire quelque chose pour eux. Et euh, SOS Racisme où j’ai milité dans les années 95 à 2000 c’était tout à fait dans cette logique là, la logique où il y avait le FAS, qui est devenu le FASILD euh, et puis la logique où il y avait la CODAC, ça vous dit quelque chose ?
L : FASILD oui, mais CODAC ?
K : Commission d’accès au droit à la citoyenneté et puis après la création du numéro 114 pour pouvoir dénoncer les actes et les propos racistes euh, le GELD euh, groupe d’étude et de lutte contre les discriminations, tout ça c’est les années 90. Et on est complètement dans la lutte pour l’intégration (…)
En tous cas, pour nous il y a un échec dans la compréhension du problème, c’est‐à‐dire que des jeunes ont revendiqué tout simplement l’égalité, juste l’égalité, et on leur répond, vous avez raison, y’a des problèmes de racisme donc on va lutter contre le racisme, vous avez raison, vous n’accédez pas à l’emploi donc on va vous aider à vous intégrer, vous avez des problèmes. Donc en fait ça a été deux mauvaises réponses à une bonne question au début des années 80, puis jusqu’à la fin des années 90 donc 20 ans plus tard, rien, c’est‐à‐dire que la situation n’a pas changé par rapport tout simplement aux valeurs, par rapport à la valeur égalité on n’a pas su apporter euh, les bonnes réponses, peut‐être que les outils utilisés n’étaient pas bien appropriés, et du coup on se retrouvait en face de, de personnes militantes dans le milieu associatif qui vous expliquent que ça a super réussi et que les autre pays devraient faire pareil, moi là je comprends pas. Et donc effectivement l’idée après de, de venir vers une autre forme d’action, donc qui est l’action d’ARCAD, c’était euh, revenons un peu à du concret, commençons par le début qui est euh, on va retravailler, il faut sensibiliser, il faut prévenir, il faut éduquer pour déjà qu’on comprenne le problème et dans sa complexité, pas qu’on soit dans un discours très bête du style liberté égalité fraternité euh, les valeurs républicaines, black‐blanc‐beur, euh on est tous égaux etc. Là on est dans l’incantation, on est dans la dénonciation à la limite quand on dit c’est pas normal que, mais on n’est pas dans l’action. C’est‐à‐dire, comment concrètement on peut faire changer les pratiques ; on peut pas faire changer les pratiques pour faire évoluer le système si euh, les gens ne comprennent pas le sens et les enjeux, donc si y’a pas de sens on fait rien. Et donc nous on a dit, on va sur des projets euh, d’éducation, de sensibilisation sur le long terme, mais avec euh, tous, sur tous les critères de discriminations possibles, comment on arrive à travailler concrètement sur le champ de l’accès à l’éducation, de l’accès à la formation, de l’accès à l’emploi, et puis voilà. Donc nous on est parti les premières années à faire que ça… L : Le projet de ARCAD il était tel quel au début… K : Le projet il est là, tel quel. C’était on va aller dans les lycées, dans les collèges, dans les centres sociaux, dans les MJC et, puis ça durera 20 ans, ça durera 30 ans, il ne faut pas dire qu’on va résoudre le problème, c’est un travail continu, c’est un travail perpétuel de toujours éduquer, sensibiliser, informer, parce que voilà, il n’y aura pas de recette miracle, les générations se succèdent, donc commençons à travailler avec des publics minoritaires, plutôt des jeunes publics et puis essayons après de faire d’autres actions de sensibilisation tous publics, mais le projet d’ARCAD il part comme ça, ».
En 1998, l’association a rencontré de graves problèmes structurels et conjoncturels53. De Janvier à
Juin 99, le CCO n’a proposé aucune activité comportant des risques financiers de production. Une suspension des évènements devait permettre de se consacrer à la résolution de la crise. Seules les manifestations bénéficiant de subventions ont pu être maintenues (Odyss’Art, Bruit de la passion, Paroles sur Place...). Ces temps forts illustrent la volonté du CCO de créer des liens sociaux, de maintenir un espace d’accueil, d’échanges et de vigilance branché en permanence sur l’actualité et les droits de l’homme.
Après le départ de Jean‐Pierre Lachaize (1997), à l’époque chargé de la direction du CCO, le nouveau responsable qui lui a succédé durant 1 an environ n’a pas su et peut‐être pas pu gérer la structure sans secousses. Riche de charisme et d’envergure, Jean‐Pierre Lachaize centralisait un certain nombre de choses relatives à la gestion du Centre. Son départ ne pouvait alors qu’ébranler la vie du Centre54. Lorsque le moment des bilans et de l’assemblée générale est arrivé en 1998, les
administrateurs ont compris qu’il fallait réagir face à la crise à laquelle ils devaient faire face pour maintenir la structure. Le directeur de l’époque ne peut que quitter le CCO. Fernanda Leite, chargée de la vie associative au CCO, est alors désignée par les administrateurs pour lui succéder temporairement jusqu’à ce qu’une autre personne puisse se charger de la direction du CCO. Fernanda a su remarquablement redresser la situation critique du CCO et n’a pas quitté ce poste depuis.
L’année 2000 fut très active et les projets se sont multipliés : multimédia, un site web opérationnel, demande accrue de locaux de répétition, résidence, concrétisation de réseaux professionnels, réflexion partagée avec les partenaires sur le sens et l’évolution des actions du CCO... L’année 2000 a marqué l’affirmation du CCO comme lieu culturel à part entière. La reconnaissance par le ministère de la culture du CCO comme lieu ressource aux pratiques culturelles amateurs a rendu possible l’installation d’une compagnie en résidence tout au long de la saison 2000/2001.
Le CCO a fait le point sur les facteurs qui ont contribué au redressement de la situation.
Les conférences, expo, concerts donnaient un moment de visibilité aux associations de défense des droits de l’homme, aux associations à but humanitaires, aux associations militantes. Le CCO participait à plusieurs collectifs nés d’associations antifascistes, de défense des droits de l’homme ou issus de l’immigration. Les objectifs du CCO pour les années à venir étaient définis de la manière suivante : « Etre un lieu de réflexion et de vigilance, être à l’écoute active des mouvements sociaux et aux signes de repli de la société » ... (extrait du CCO infos numéro 25, qui correspond au dernier CCO info édité en 2000).
La chronique s’arrête ainsi en 2000, en même temps que dans les archives on trouve le dernier numéro du CCO info dont Laetitia Hamouche a fait la synthèse qui sert en partie de trame à cette reconstitution historique. Après ce sont des plaquettes plus ciblées qui relayeront la communication du CCO, sur le CCO lui‐même, ne faisant plus état des associations hébergées en son sein. La nécessité de clarifier le message est invoquée pour expliquer ce choix : valoriser ce que fait le CCO en tant que tel, ce qu’il porte directement, ne pas s’attribuer ce que font les associations présentes en son sein.
53 L’article de Olivier Chatelan donne davantage de précisions sur les difficultés financières et de gestion
que connaît le CCO à ce moment là. Une crise de confiance entre les membres du CA et l’équipe de salariés marque cette crise qui touche à la gestion mais aussi au management de l’équipe. Nous reviendrons par la suite sur ce point.
54 Le centre était co‐géré par Bruno Hérail, homosexuel et anticlérical convaincu qui a pour sa part
fortement contribué a ancré le CCO dans les actions de soutien aux associationx. C’est donc d’un double remplacement de figure haute en couleur qu’il s’agit.
De la même façon les étapes historiques balisées par l’historien établissent les choses jusqu’en 2000, même si quelques références sont faites à ce qui advient au delà.
« Le changement de nom de l’association (devenant en juin 2003 le « CCO-Jean-Pierre Lachaize ») et surtout la modification des statuts qui l’accompagne deux ans plus tard marquent résolument le passage à des problématiques contemporaines sécularisées : l’origine religieuse est mentionnée en préambule pour mémoire ; l’adjectif « œcuménique » est redéfini dans un sens plus laïc (« c’est-à-dire ouvert à l’universel dans une volonté de dialogue pour construire un vivre ensemble dans toute la terre habitée ») ; enfin, la déclinaison des différents types d’activités (réflexives, religieuses, politiques, artistiques, syndicales, sportives) est abandonnée au profit d’une double orientation : « concilier l’ancrage local et une présence à l’échelle de l’agglomération ; promouvoir l’homme à travers une attention particulière aux exclus, afin de leur permettre de "prendre la parole55" ».
L’association, et ceux qui la portent, connaitront des moments intenses, avec des projets internationaux notamment dans le cadre de la biennale de Danse et de programmes européens, des défis de professionnalisations (notamment celle des objecteurs), qui vont être accompagnés par le développement nécessaires et toujours incertain de nouveaux moyens financiers. Enfin des épreuves personnelles sont traversées au cours desquelles la solidarité collective va se manifester pour tenir le cap. Il resterait à faire une analyse de cette période très riche : tout se passe finalement comme si la perspective « patrimoniale » et les pans d’histoire déjà écrits, avait contribué dans le processus même de notre collaboration à effacer cette période. On sait que la mémoire a toujours besoin d’un temps d’oubli avant que ne s’engage un travail de reprise, sans doute en est‐il de même ici.
De plus, alors que nous nous étions engagés ensemble autour de la recherche‐action sur les 50 ans d’activités au CCO, c’est la question d’un prochain déménagement de celui‐ci qui est devenue l’actualité importante pour son CA et son équipe. Le diocèse a manifesté depuis quelques années déjà sa volonté de récupérer son terrain (ou de le vendre), et les nuisances sonores provoquées par les concerts et soirées festives pour le voisinage limitent cet usage des locaux qui constitue pourtant une des ressources de la structure en contexte de restriction des subventions. Cette actualité est venue bousculer la temporalité de la recherche et sa place même dans les priorités du CCO, mais elle lui offre un observatoire de ce à quoi les gens du CCO et autour du CCO tiennent : ce qu’il importe de préserver et de poursuivre. Bref ce qui pourrait faire patrimoine. 55