monde partagé qui dépasse largement celle de notre collaboration… Ces deux « entrées » vont donc permettre que des traductions de l’objet se fabriquent, plus ou moins perceptibles sur le moment… certaines ne s’opérant que dans l’écriture du présent rapport, d’autres n’étant sans doute encore présentes que potentiellement et à découvrir, à interpréter, à travailler ensemble.
Notons que si cette perspective en termes d’épreuve de mutualité est intéressante pour comprendre ce qui nous relie dans le cadre de cette recherche elle offre ainsi sans doute des clés intéressantes pour comprendre ce que fait le CCO dans d’autres de ses activités. Les fonctions de traduction et de médiation y sont de fait tout à fait essentielles.
III – 2 ‐ Cré’activité : entre temps de l’expérimentation et temps de la construction
« La création artistique interroge le monde ainsi que le processus culturel pose la question du sens, le soi dans la relation à l’autre. L’acte public résultant de ces processus instaure un espace temps où peuvent se créer des nouveaux paysages collectifs. L’acte artistique ainsi construit disloque de manière éphémère les frontières symboliques, ouvre l’espace de nouveaux possibles, des nouvelles imageries de l’altérité et d’un patrimoine commun à partager. Il engage ainsi, d’une certain manière, de nouvelles manières d’expérimenter la citoyenneté.
Dans un contexte de mondialisation, des actions artistiques peuvent s’investir d’un rôle politique de redéfinition et de réappropriation de l’espace commun en proposant une organisation symbolique du monde. Et s’il est possible d’imaginer qu’un sens propre se construise à partir de la proximité et rende capable l’individu devenu sujet de s’approprier des pans de l’espace commun, l’hypothèse suivante peut être formulée : l’intervention de l’action culturelle et artistique dans l’espace commun pourrait, dans un processus de médiation, construire un dialogue qui engage différents sujets dans un jeu d’énonciation et de création, engendrant ainsi les conditions de l’appropriation collective d’un espace commun reconstruit à partir de la rencontre et non de l’évitement. En ce sens la ville, peut devenir le théâtre d’une possible recomposition de l’espace public. » 129
Revenir sur cette hypothèse, posée dès 2003 par la directrice du CCO, c’est réaffirmer le parti‐ pris pragmatique dans lequel nous avons engagé cette collaboration en faisant droit à la démarche et aux questions qui importent pour les acteurs de ce lieu. Nous l’avons montré : la réflexivité qui est à l’œuvre au CCO est sans doute une de ses marques de fabrique significative et elle est à la fois une condition et une conséquence de ce que le CCO tente de faire tenir dans le temps. Cette hypothèse continue d’être à l’œuvre et en réflexion aujourd’hui, selon les modalités « rhizomatiques » déjà pointées.
Ainsi, avons nous repris le fil de cette réflexion ensemble (mais en partie aussi parallèlement puisque tous les temps de préparation n’ont pas eu lieu au CCO et avec ses membres) à la fois lors des journées d’étude de janvier, mais aussi lors du séminaire du 26 septembre 2013 où, à
129 Fernanda Leite, Quelle place pour la diversité dans l’espace commun ? L’exemple de deux actions
artistiques et culturelles, Mémoire de DESS « développement culturel et direction de projet », Université Lyon 2,
l’occasion de l’atelier de l’après‐midi, les échanges ont porté sur ce qui fait la valeur des créations et leur portée émancipatrice130. Alors qu’à l’occasion des journées d’étude c’est Paroles sur Place qui a été présenté et mis en regard de 3 autres expériementations131, dans l’écrit cité ci‐dessus et lors de ce séminaire c’est plutôt du côté de Théat’Réalités que des prises ont été trouvées pour documenter le questionnement dont il s’agit ici132. Le propos ne sera ici ni de reprendre l’ensemble des échanges133, ni de retracer cette occurrence de l’événement, ni non plus d’analyser de façon détaillée ce qui se joue dans les échanges des journées d’étude ou lors du séminaire en termes de collaboration. Nous nous attacherons plutôt à saisir en quoi les créations artistiques font activation citoyenne en situation interculturelle. Et à la lumière de cela, ce que ces pratiques instituent ou peuvent donner à penser à ceux qui ont en charge, par ailleurs, d’instituer du patrimoine.
III – 2‐1 ‐ Des expérimentations (inter)culturelles comme mode d’activation citoyenne
La proposition qui était faite, au travers du cinquantenaire de façon plus générale, et en particulier dans le cadre des journée d’étude était d’éprouver, c’est‐à‐dire de questionner mais aussi dans le même temps paradoxalement de se rendre sensible, à la façon dont émerge ce que nous avons alors appellé de la « cré’activité» : c’est à dire des créations artistiques qui ont pour effet ou pour visée d’activer quelque chose de l’ordre du politique. En mettant en regard l’expérience du CCO avec d’autres expériences ou expérimentations interculturelles, l’objectif est de mieux comprendre ce qui se joue dans les articulations à l’œuvre entre participation des personnes, capacitation, émancipation, hybridation des pratiques artistiques et de la dimension politique. Il s’agit de voir ce que ces projets, ce que cette intention qui consiste à convoquer de l’artistique dans les projets de montée en politique fait faire aux acteurs qui s’y engagent. Qu’est‐ce que c’est que de prétendre expérimenter la participation dans quelque chose qui serait plutôt un régime esthétique ?
130 Une vidéo de l’édition 2010 du festival théat’Réalité a été projetée au début de cet atelier. La proposition
de mise en discussion elle‐même qui s’appuyait sur une schématisation trop binaire n’a pas fonctionné, ce qui est en soi une indication de l’acceptabilité ou non des cadres de jugement. Mais en revanche le débat sur ce que la vidéo donne à voir, et les témoignages sur ce que l’expérience a été elle même, fournissent de nombreuses prises pour documenter les questions qui nous intéressent ici.
131 Voir en annexe le programme de la journée dans le programme du cinquantenaire.
132 Contrairement à Paroles sur Place qui est plutôt tournée à l’interne du CCO, Théat’réalités vise à tisser
des complicités entre une équipe artistique et les territoires d'intervention du CCO. Le CCO facilite la rencontre des artistes avec les réseaux et les associations qui ne sont pas exclusivement domiciliées au sein du CCO. « Initié en 2001 en collaboration avec une équipe artistique en résidence, Théât’Réalités investit la ville et la vie pour partager l’émotion de projets artistiques qui nous parlent du monde. Sur une journée, un samedi de fin mars, le festival expérimente autour d’un thème central une démarche artistique innovante associant des compagnies en résidence, des artistes, des habitants, des associations et groupes fréquentant le CCO. Privilégiant des rapports actifs entre le public et les artistes, Théât’Réalités propose des instants partagés mettant le spectateur en mouvement. Des propositions artistiques à vivre, en toute intimité avec les acteurs. A l’intérieur, dehors, dans chaque recoin, le public est invité à construire son parcours pour naviguer à travers des spectacles et inventer des nouveaux usages des lieux citadins. » site du CCO
133 Le cinquantenaire a toutefois fait l’objet d’une retranscription en intégralité par Anne Aubry en plus de
sa captation vidéo. Des actes pourront donc être produits, ce qu’on envisage de faire dans le cadre d’une reprise des éditions précédentes des journées d’étude du Master InPACT.
L’activité artistique serait pour Dewey l’un des moyens par lesquels nous entrons, par l’imagination et les émotions (…), dans d’autres formes de relations et de participations que les nôtres» (L’art comme
expérience : 382). Que ce soit la capacité de se mettre à la place de l’autre, d’envisager des modes de vie alternative, ou d’entrer en relation originale avec certaines parties de la nature ou de notre environnement matériel, les œuvres d’art peuvent être des points de convergence entre nous et le monde. En ce sens « l’imagination est le principal instrument du bien » (L’art comme expérience : 397). L’expérience esthétique permettrait ainsi d’entrer en politique en ouvrant des perspectives communes de formes de vie meilleures. Faire de l’art, en faire faire et en faire l’expérience, mais aussi en faire le récit, activerait des modes de participation et de construction du monde commun dépassant les partages entre créateur et public, expert et profane, nous et les autres. (texte de présentation des journées d’étude)
La proposition était de s’attacher à saisir les moments et situations où s’inventent des possibles, où se produit une montée en politique. La particularité de ce que l’on observe au CCO du point de vue des questions posées ici consiste dans le fait que le développement des capacités d’expression des personnes ne se fait pas au prix d’un détachement vis‐à‐vis de leurs origines, de leurs valeurs, de leurs cultures, mais au contraire en valorisant leurs particularités et leurs diversités linguistiques, politiques, religieuses etc. Tout l’enjeu de cette recherche, et de cette dernière phase de réflexion, est bien de saisir comment les pratiques culturelles sont à la fois opératrices de rencontres qui permettent la construction d’un « inter» et en même temps comment les pratiques culturelles sont générées par les rencontres qui se produisent ici et ouvrent ainsi des espaces d’invention, de liberté, des expériences qui permettent d’inventer un commun qui fait place à la pluralité.
Extrait d’entretien, MarieClaire Corbier, réalisé par Fabienne Tanon :
FT : Et est‐ce que vous auriez l’exemple d’un moment fort, d’un moment particulier que vous auriez vécu au CCO ?
MC : Ah bien sûr, c’est Antigone avec Bénichou. C’était d’une beauté ! C’est avec Théat’réalité je
crois. (…) Donc Bénichou est une jeune metteuse en scène, qui a organisé une espèce de… Geneviève Gibert elle pourrait vous en parler elle a participé à ça. C’était pour Théat’réalité, parce qu’il y a eu cette performance de Bénichou, et puis pendant qu’on était dans la grande salle il y avait des spectacles qui se jouaient dans le hall et tout. Donc Théat’réalité c’est toujours en mars donc c’était, c’est toujours assez bien Théat’réalité, on découvre beaucoup, beaucoup, il y a des gens, des lectures, enfin bon des lectures du TNP, des spectacles, pas trop de spectacles rigolos enfin des fois mais c’est toujours des spectacles qui font réfléchir, alors des fois c’est réussi et des fois c’est un peu raide. Il y a des spectacles avec des handicapés. Et donc il y a trois ans, ça commence à faire, il y a eu Antigone, une sorte de lecture d’Antigone avec un chœur, et donc le chœur était des groupes de femmes de toute l’agglomération, dont un qui s’était réuni longuement au CCO et qui a fait une sorte de contre point, un passage d’Antigone. Et donc y a eu aussi de la musique. Et le jour où ça a été réalisé, il y avait des gens tout à fait ordinaires qui ont voulu participer à ça, donc elle a fait écrire et le chœur a été des femmes qui ont fait un retour sur leur vie et qui ont vécu comment elles étaient libres ou pas libres dans leur vie, en même temps qu’Antigone essayait de trouver de l’argent auprès de l’assemblée pour donner à manger aux pauvres, aux malades, c’est‐dire la lutte d’Antigone pour aider les autres dans l’Antigone. Et donc… je ne sais pas si vous connaissez Henry Bauchau?
F : Non
MC : C’est un écrivain qui a écrit « Antigone » et « Œdipe sur la route » et donc elle s’était basée
sur le texte d’Henry Bauchau pour le lire. Et donc il y avait cette partie qui était lue et il y avait de la musique avec des musiciens ça c’était extraordinaire et il y avait le chœur de femmes, avec des femmes qui venaient et qui disaient « moi j’ai été marié à 13 ans, mon mari… » elles se sont libérées. C’était pas du féminisme ce n’était pas ça, c’était pour mettre en relation la lutte
d’Antigone avec ces femmes qui ont quitté leur pays. Donc il y avait un groupe qui avait monté ça à Villeurbanne avec le travail de cette Bénichou qui est partie à Paris maintenant. Et elle faisait en même temps un groupe, le groupe de Vaulx‐en‐Velin et le groupe de Vénissieux et elles préparaient chacune de leur côté et il y a eu un jour où elles ont fait le spectacle complet à Villeurbanne avec Théat’réalité, et là c’était énorme parce qu’il y avait ce chœur de 90 femmes. Elles n’intervenaient pas toutes mais à un moment elle a fait intervenir celles qui avaient participé, mais elles étaient toutes là parce qu’elles avaient des lectures aussi à faire toutes ensemble. C’était une espèce de réalisation qui était magistrale, sur le thème de la lutte, de la résistance finalement aux institutions et à l’institution de la famille. Et Geneviève elle a participé, moi je travaillais encore beaucoup, donc ça devait être il y a au moins 5 ans, je n’avais pas pu participer, parce que ça demandait beaucoup, ça demandait d’écrire un texte de le lire et ensuite de participer à toutes les répétitions. Et ça, ça a été vraiment de toute beauté. Donc ça a été joué une fois pour Villeurbanne et le CCO. C’était un travail avec des gens tout à fait modestes, des gens qui parlaient à peine la langue française donc ça c’était magnifique et puis ça a été tellement bien que ces femmes là, la Région a payé leur déplacement à Strasbourg au conseil de l’Europe. F : Merveilleux ! MC : C’était énorme le nombre de femmes qui étaient présentes. Il faudra demander à Geneviève puisqu’elle elle a vécu tout ça. Ça c’était très beau et très bien compris. Parce que Bénichou elle a fait la même chose avec des universitaires, bein elle a fait lire les gens sur ce que c’est l’exil et après elle a lu le texte de l’exil et elle a fait parler des personnes et les universitaires ont lu ces textes, ça faisait un espèce de mélange qui était vraiment très très bien.
F : Ça a été filmé cette Antigone ?
MC : Non, non, non, c’est malheureux pour tous ces gens qui l’ont raté, ça n’a eu lieu qu’une fois.
L’expérience artistique doit donc être vécue, elle est unique. Pourtant au CCO elle se répète, elle se décline, se réitère. Mais le mythe s’entretient ainsi de l’idée qu’il n’y a pas de trace, qu’il fallait y être, qu’il fallait en être et le vivre. Geneviève, elle, l’a vécu ! Alors qu’il existe bien un document vidéo, qu’un montage en a été fait où sont donnés à voir des aperçus de l’événement dans sa globalité et des témoignages des participantes de « ce que ça leur a fait » de vivre cette expérience qui était pour certaines une « première fois ». Mais il sera fait reproche à celui‐ci de ne pas raconter le bon mythe…
Nous allons dans les points qui suivent tenter d’examiner un certain nombre de caractéristiques des expérimentations mises en discussion qui nous permettrons de revenir aux hypothèses formulées à la fois en 2003 par Fernanda Leite et dans le texte d’intention des journées d’étude. III.2.2 ‐L’intentionnalité politique du projet artistique III.2.2.1 – Partage du sensible Le collectif De L’aire, lorsqu’il décide d’investir le quartier de la Prairie à Crest, comme celui de L’âge de La Tortue à Rennes pour le quartier de Blosne, ou encore le CCO, partent d’un constat politique sur le monde qui les entoure. Celui‐ci porte sur l’inégal accès à la parole dans l’espace public, sur les inégalités sociales et politiques dont sont victimes certains, sur les
discriminations de genre et de race, etc… La volonté d’aller à la rencontre de ceux qui n’ont pas voix au chapitre, de redonner la parole à ceux qui sont souvent exclus des arènes publiques est donc au cœur du propos général qui sous‐tend ces projets. Et « faire de l’art » va constituer à la fois un moyen et mode d’engagement spécifique dans ce contexte.
Cette démarche volontariste est, dans le cas de De L’aire, posée dans un contexte « hostile » où il s’agit de lutter face à l’ignorance volontaire dans laquelle une collectivité tient un quartier périphérique de la ville. Le projet de Correspondances fait écho aux mêmes références que le CCO :
Nicolas Combe (L’age de la Tortue) « Face à l’émergence des discours et des politiques qui stigmatisent les personnes d’origine étrangère, on a pensé que la société civile et une association, par exemple comme la nôtre, pouvaient aussi mener des actions, mêmes modestes, pour contrer ces discours et ces politiques réactionnaires et stigmatisantes. Notre point de départ, c’était notamment, un des textes références sur lesquels s’appuie l’association depuis longtemps, comme le CCO il me semble, c’est la déclaration de l’UNESCO sur la diversité culturelle, qui nous rappelle que la vie collective se construit de manière plus durable et plus sereine une fois que chacun se sent reconnu dans la pluralité et la singularité de son identité. Et du coup pour avancer dans cette voie là, on a proposé d’expérimenter de nouvelles façons de provoquer des rencontres et des échanges avec des personnes issues d’horizons sociaux, culturels, professionnels très différents. »
Ainsi, on retrouve également d’autres références théoriques communes travaillées par ces
collectifs en recherche/comprenant des chercheurs tel Jacques Rancière : «Le partage du
sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait et du lieu où il est. Avoir telle occupation en tel type de lieu définit des compétences ou des incompétences au commun. Cela définit le fait d’être ou non visible dans un espace commun, doué d’une parole commune, etc. Il y a donc, à la base de la politique une « esthétique », à entendre en un sens kantien, éventuellement revisité par Foucault : un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience. La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps.
C’est à partir de cette esthétique première que l’on peut poser la question des « pratiques esthétiques », au sens où nous l’entendons, c’est‐à‐dire des formes de visibilité des pratiques de l’art,
du lieu qu’elles occupent, de ce qu’elles « font » au regard du commun ».134
Le projet « Océancité », s’inscrit dans cette perspective, mais dans une visée qui n’est pas directement politique. Il entend intervenir directement sur le sensible de l’expérience de l’espace publique. Notons que dans le cadre de Théat’Réalités 2007 une préfiguration de Océan’cité de Pierre Deloche avait eu lieu à Villeurbanne avec le CCO135.
Spyros Franguiadakis (Océnancité) : « La création civile, le projet que nous avons mené avec
134 J. Rancière, 27 juin 2007, http://multitudes.samizdat.net/Le partage du sensible
135 Océan’cité s’était tenu sur la place des Terreaux en Juin, comme pour l’édition dont il question ici qui est une
reprise en hommage à Pierre Deloche décédé depuis. La manifestation qui s’était tenue avec le CCO avait eu lieu à Villeurbanne le 24 Mars 2007 dans le cadre du festival Théat’réalités. « UNE IMMOBILITÉ VIBRANTE POUR