II‐1 – Comment peut‐on patrimonialiser l’interculturalité ? Une nouvelle problématisation qui ne va pas de soi
II. 2.2.3 – Limites et risques d’un régime de responsabilité et d’amitié
Cet aspect des choses, qui constitue forcément une dimension moins valorisante et plus problématique de la mémoire du CCO, a été abordé dans les entretiens et dans des discussions plus informelles que nous avons pu avoir avec les membres du CCO. Mais elle est peu présente ou assez euphémisée dans les écrits qui ont été produits jusqu’à présent. Il faut en outre noter que toute une part de discours sans doute plus négatifs sur le CCO qui pourrait être tenue par des personnes qui ont souhaité le quitter ou par celles qui en ont été licenciées échappe par définition à l’actuel processus. Pourtant les membres du CCO ne fuient pas le conflit, la volonté et la capacité à identifier les désaccords sont revendiquées comme une modalité importante pour entrer en relation, et cela a lieu régulièrement.
‐ La nécessité du détachement face à des attachements vécus comme pesants
Une première déclinaison peut se donner à lire du caractère parfois pesant de ces relations amicales denses fondées sur la force de convictions militantes qui imposent un engagement relativement exclusif. Si le témoignage qui suit peut donner à voir comment cela provoque des voies de sortie, on peut sans doute trouver une des raisons qui expliquent pourquoi les nouvelles formes de militantisme ont finalement assez peu pris place dans l’espace du CCO, comme le notait lors de l’un de nos échanges son président, David Chevalier. ‐ Extrait d’entretien avec Guy Corona/ Laetitia Hamouche Guy Corona : « Alors le souvenir que j’en garde… En même temps, et c’est pour ça que je l’ai fermé aussi cette parenthèse à une époque, je garde en même temps un, temps de silence, un excellent souvenir, parce que quand vous êtes avec des gens qui sont impliqués, parce que quand vous êtes avec des gens qui se bougent, parce que quand vous êtes avec des gens qui ont envie de faire changer les choses, forcément, dont je faisais partie d’ailleurs, forcément c’est très excitant et j’ai beaucoup de respect pour tous ces gens là, pour nous qui avions cette mentalité. Mais en même temps à un moment j’ai trouvé ça très sclérosant. D’ailleurs je constate avec étonnement que 25 ans après il y a des noms de gens qui sont toujours impliqués dans le CCO, qui étaient déjà impliqués à l’époque, ça veut dire qu’ils n’ont pas changé d’idées en 25 ans quoi. Je suis parti de ce monde parce que j’avais envie de changer d’idées, j’avais envie de voir autre chose, j’avais envie de découvrir la vie telle qu’elle, pas une vie protégée, pas une vie où l’on croit que les choses elles sont comme ça ; parce que la mentalité aussi du militantisme de gauche, tout ça, je trouve que c’est hyper sclérosant, moi j’ai monté des boites, j’ai vu plein de choses, j’ai vu la réalité, la réalité d’être employeur, la réalité des banques, la réalité des clients, et j’ai appris beaucoup beaucoup beaucoup de choses, et j’ai vu que le monde n’était pas blanc et noir, et qu’il était très compliqué, et que dès qu’on a une idée, une solution qui est simple alors c’est qu’on s’est trompé, c’est qu’on se trompe. Au moins j’ai appris ça pendant toutes ces années. Aujourd’hui je revois des collègues et sincèrement pendant des années j’ai fui tous ces gens, ah c’est enregistré…, c’est vrai, non pas parce que je les méprisais, pas du tout hein, j’ai dit du bien d’eux, j’ai dit du bien des gens qui se bagarrent, et peut être que c’est eux qui avaient raison hein, donc ce n’est pas du tout un jugement de valeur. Mais moi il fallait que je m’échappe de ça pour pouvoir vivre d’autres expériences et pour pouvoir aussi, voilà voir d’autres réalités. »
Une seconde déclinaison s’inscrit davantage au sein même du fonctionnement du CCO, l’exigence et la force de l’engagement qui sont essentiels à la dynamique du CCO peut
apparaitre comme problématique pour les individus à titre personnel ou pour la conduite des projets et des actions. La figure emblématique et charismatique de Jean‐Pierre Lachaize incarnait totalement ce mode de relation fondé sur l’amitié et une capacité exceptionnelle à mobiliser les autres, à leur donner confiance. Mais ces relations nouées sur un contrat de confiance de personne à personne avant de s’établir de façon formelle, administrative peuvent avoir des limites : la crise que le CCO a traversée à son départ tient en partie à cette excessive personnalisation, même si d’autres causes ont été identifiées87. Extrait d’entretien Frédérique Delarive/ Laetitia Hamouche Laetitia : Quels souvenirs vous en gardez ? F : J’en n’ai pas, je ne peux pas vous répondre en fait, parce que c’est très flou, c’était Jean‐Pierre qui était très en avant là‐dessus, moi j’étais en contact, j’ai rencontré des gens, mais voilà quoi c’était pas…
Fernanda : Il y avait une bonne complicité avec Jean‐Pierre par rapport à vos… F : On faisait un bon tandem ouais. Il y avait une belle relation oui.
Fernanda : Et le départ de Jean‐Pierre n’a pas été spécialement peut être facile à vivre… F : Non, très difficile.
Fernanda : Parce qu’il y a eu un passage un peu à vide en terme de direction déjà, Jean‐Pierre étant parti. C’était un peu difficile quoi, mais au CCO ça a été particulièrement dur parce que derrière il n’y avait personne quoi. Avec le changement du DSQ, DSU il y avait un grand flottement quoi, c’était un peu en même temps ou pas ? F : Non, il était là Jean‐Pierre, DSQ, DSU il était présent déjà. Après je ne me rappelle, plus quand est ce qu’il est vraiment parti. Le départ de Jean‐Pierre ça a été spécial. (…) Frédérique : (…) Je vois surtout ma mission, tu vois les ambiguïtés qu’il y a eu dans ce poste, le fait qu’il y a eu énormément de choses qui passaient par l’intermédiaire de Jean‐Pierre Lachaize, et qu’ensuite une fois qu’il s’en va : qui fait quoi ? Comment ? A qui on fait confiance ? Enfin tu vois, tout ça. Ca c’est un truc qu’il faut pas je pense dans une association, qui ne va pas quoi. »
Dans les modalités actuelles de fonctionnement les missions professionnelles et les activités de chacun sont davantage formalisées et des enseignements de cette période ont été tirés dans l’organisation des relations entre le CA et l’équipe professionnelle et avec les partenaires. Mais, et c’est sans doute fondamental et inhérent à ce qu’est le CCO, l’engagement des personnes dans l’action, l’établissement de relations personnelles au delà de la simple collaboration et l’attachement à des personnalités fortes qui incarnent le CCO demeurent des moteurs de la dynamique du lieu… au risque de nouvelles crises et d’avoir parfois du mal à trouver de nouvelles recrues qui soient prêtes à adopter l’ensemble de ces dimensions au delà du contrat de travail. Extrait de l’entretien avec Fabien Marquet, du 6‐ 2012, par F Tanon F M : « Ce lieu avait avant tout un message militant de gauche, très à gauche, y compris dans les associations présentes. Les discours étaient très militants et politisés par les personnes internes comme par les associations, avec accueil et suivi des grévistes de la faim. C’était un militantisme 87 Notamment dans les compétences de la personne qui lui fera suite en matière de gestion budgétaire et en
ce qui concerne la capacité à tenir un cap, des orientations et des principes clairs en interne entre CA et personnels, comme vis à vis des demandes qui parviennent des associations et des partenaires extérieurs.
très engagé sur le terrain, dans la rue. Par exemple, sur le champ, on pouvait partir s’enchainer à la préfecture en soutien aux grévistes de la faim.
(…) Le CCO c’était un engagement personnel, une orientation à vie. A présent, c’est une structure au versant beaucoup plus artistique que militante.
(…) En équivalent temps plein il y a cinq ou neuf personnes en tant que salariés permanents administratifs : huit, dont cinq qui y sont depuis plus de 10 ans (plus la directrice). Et pour le service civil volontaire ils sont 5. L’engagement dans l’action sociale, artistique, est le ciment du CCO. Ca demande beaucoup de temps, d’énergie, un don de soi. Un investissement personnel fort qui peut être au détriment d’une vie personnelle. Ici ça fait une sorte de famille quelque part. Moi‐ même j’ai eu une rupture dû à cela. »
Extrait de l’entretien avec Chantal, du 24‐ 5‐ 2012, par F Tanon
C : « Jean‐Pierre Lachaize c’est le militant actif, sans cesse à l’écoute des autres.(…) Il était impliqué jour et nuit, sans cesse en mouvement, du sol aux murs, plus toutes les actions extérieures, impliquant tout le monde avec lui et mobilisant les gens même la nuit. On ne pouvait rien refuser à Jean‐Pierre !
(…) Fernanda est nommée directrice. Elle a redressé la barre en deux ans ! Tant qu’elle est là, le CCO ira bien. Si elle part, quid du CCO ? Mais cela dépend aussi du personnel qui doit être tout le temps dynamique, réactif, créatif, peu exigeant côté financier et très mobilisé et mobilisable. Le fort impact du charisme des dirigeants explique qu’il y ait plus ou moins les membres du personnel derrière. Ceci est une fragilité du CCO, car ce n’est pas une structure solide, autonome qui s’assure. Il faut travailler beaucoup, sur beaucoup de projets différents pour avoir des subventions, toujours remises en cause. Donc l’instabilité financière oblige à s’impliquer fortement sur le plan personnel.
C’est donc très difficile de recruter quelqu’un, on croit embaucher la merveille et puis sur place, rien ne va. La personnalité compte beaucoup ! Il faut être militant dans l’âme, mais militant de terrain, pas un militant de parti. Il faut trouver quelqu’un capable de faire des bilans et des dossiers administratifs poussés et en même temps d’être créatif et mobilisé dans l’action. Donc il faut être polyvalent !»
L’accueil et l’hospitalité dont nous avons parlé de façon globale et auquel il est également fait souvent référence comme quelque chose d’unifié a pourtant également connu d’importantes évolutions. Réalisé de façon inconditionnelle et absolument ouvert il a été modifié avec la professionnalisation de l’équipe. Ce que des permanents religieux, célibataires avec une petite équipe qui travaillait en proximité avec le territoire pouvaient se permettre de faire ne semble plus « gérable » dans le cadre d’une structure qui compte une dizaine de salariés et fonctionne à une échelle plus large. Plus profondément sans doute c’est le positionnement de la structure qui a évolué que pointe ici sa directrice.
Extrait d’entretien F. Delarive, en dialogue avec Fernanda Leite / Laetitia Hamouche
Fernanda : « j’ai vu des relations très proches avec des gens en très grande précarité, que je ne vois plus maintenant ; enfin les chemins du CCO vers ces personnes ou de ces personnes au CCO sont moins directs, si elle va rentrer dans une asso et qu’elle va au CCO, elle va trouver sa place mais il y a moins… Entre ton travail, Jean‐Pierre, tu vois vous étiez des personnalités qui arrivaient davantage à parler individuellement à ces personnes…
Fernanda : … et maintenant c’est plus des actions, c’est plus flou, c’est moins concret avec des vrais gens… Même si c’est toujours convivial, la réalité c’est que des personnes en grande précarité trouvent moins facilement la porte du CCO, tu vois elles vont réussir moins facilement. Je me rappelle Fatima qui était … à n’importe quelle heure, et que vous bossiez et qui vous emmerdait…
F : Et Ali Fekhi ?
Fernanda : Ali Fekhi est parti.
L : C’était des gens du personnel du CCO ?
Fernanda : Non non c’était des artistes très précaires qui étaient en contact avec Fred et maintenant. Les gens qui fréquentent sont moins comme ça quoi. Si il y a toujours …, en tous cas de ma place à moi j’ai l’impression de le voir moins, avant ils déboulaient dans le bureau, on ne pouvait pas faire autrement que parler avec eux, maintenant c’est impensable ça, il faut me prendre en rendez‐vous sinon on ne me voit pas, et avant ils déboulaient, rire. »
Dans les récits recueillis aujourd’hui l’hospitalité fait toujours référence, mais si elle est devenue actuellement un sujet de réflexion central dans le cadre du projet de déménagement, c’est sans doute autant dans sa problématicité que pour l’évidence de son actualisation qu’elle l’est. Comment dans un espace nouveau lui donner forme ? Comment la maintenir alors que les activités se sont considérablement multipliées et que chacun est pris dans de multiples tâches et missions ? Le film réalisé par Christina Firmino le donne à voir. Lorsque l’on vient au CCO, on est accueilli par Jeanne, aux heures où elle y est… sinon il y a un rideau de fer. Le hall donne sur des portes fermées, dont elle doit, trousseau à la main, ouvrir les verrous pour dévoiler des pièces qui ne sont accessibles que pour les personnes qui les ont réservées, qui y ont accès pour des activités dûment répertoriées dans le planning.
Au premier étage le petit hall du pallier donne sur une porte sur laquelle une affichette rappelle au visiteur qu’il doit s’être fait annoncer par l’accueil du rez‐de‐chaussée, une sonnette lui permet sinon de se faire ouvrir. En attendant des chaises métalliques lui permettent de patienter face à un distributeur de boisson et sucreries et à un présentoir de flyers. Dans l’enfilade, un couloir, des portes elles aussi fermées le plus souvent. Pourtant cette description ne fait pas justice au lieu, toujours prompt à se métamorphoser dans l’événement : qu’il soit festif ou militant ou que l’on y ait justement ses entrées… et nombreuses sont ces occasions et ceux qui les ont justement. Le prix libre ou la gratuité sont des signes symboliques forts de cette volonté d’accueil qui demeure, malgré parfois des difficultés à tenir.
Lors du séminaire du 26 septembre, sur les droits culturels, l’atelier que nous avons mené le matin sur « l’esprit CCO » a conduit à une discussion sur la façon dont, en pratique il était possible de tenir le sens et de parvenir à mettre en œuvre les valeurs auxquelles on tient.
Hélène Hatzfeld : Moi, je vois tous les jours dans notre ministère le souci de trouver les bonnes compétences, mettre les gens dans les bonnes cases, et ça ça s’oppose à quoi : réfléchir au sens de ses pratiques de ses valeurs, pas seulement de bien organiser, et pas seulement de maitriser. (…) On est en plein dans ce débat là. Le CCO c’est très intéressant ce qu’il fait parce qu’il est dans ce débat là.
JM Lucas : C’est pour ça que je ne dirais pas que l’universel existe ou n’existe pas : l’universel est un choix éthique, c’est un choix de valeur qui s’éprouve. On fait le choix de l’unité du genre humain. Mais il faut d’abord poser. On fait ce choix de valeur, et cette valeur est tout le temps
remise en cause, parce que l’association vient , vient pas, le voisin se plaint. Mais il y a un dispositif éthique qui est tout le temps en fonctionnement dans le CCO, vous le faites en pratique, qui permet de, et je voudrais ça le voir nommé. Comment on fait ?
HH : C’est continuellement à l’épreuve, c’est toujours nié dans les faits, mais comment on fait ? comment on crée dans les faits, de l’entre de, du commun. Sans dire d’avance ce qui fera universel (…) »
Jonathan Cardaillac88 : « Mais pour partager je trouve qu’il faut avoir du temps, et le problème
aussi c’est que à vouloir partager avec le plus grand nombre on se retrouve sans avoir suffisamment le temps d’avoir un vrai partage que ce soit avec n’importe quelle culture, communautés, ceci cela. Et même dans des accompagnements de projets ou des choses comme ça. Moi je le vois tous les jours concrètement. La salle de musique elle est là‐bas, il y a beaucoup beaucoup d’artistes ou d’amateurs, ou peu importe leur statut, si on peut parler de statut, et qui sont dans cette salle et qui viennent tous les jours. Le truc c’est qu’il n’y en a pas la moitié que je connais réellement, y’en a pas la moitié avec qui je peux avoir le temps de discuter, parce que je suis surchargé. Mais comme tous les postes aussi, on est bien d’accord. Je ne défends pas mon cas, je défends pas mon cas du tout. Je pense que je ne suis pas à plaindre. Mais le problème c’est que moi je subis des dégradations de matériel, du vol, des choses comme ça parce que j’ai pas assez de proximité avec ces gens là, par manque de temps. Parce que on veut louer on veut louer et puis finalement on prend pas le temps de vérifier après chaque location de vérifier qu’il manque rien, de demander comment ça c’est passé, (c’est peut‐être un tort que j’ai aussi de pas prendre ce temps que j’ai pas) de pouvoir aussi savoir aussi ce qu’ils veulent de plus, de moins. Parce que c’est eux aussi qui font vivre ce truc ! Là je parle de la salle de musique, parce que c’est la salle de musique, mais ailleurs c’est la même chose, dans une salle de réunion c’est un lieu d’échange, c’est le même problème. En fait c’est le problème qu’on a ici. Et c’est pour ça que quand on lit les documents : avoir 300 asso c’est bien. Avant il y en avait un peu moins tant mieux, enfin tant pis, tant mieux tant pis, je sais pas. C’est pas à moi de le dire. Mais ce que je veux dire c’est que c’est pas le nombre qui doit faire la popularité du CCO : ça existe depuis 50 ans c’est bon. Le risque, c’est d’arriver à un cercle vicieux c’est justement qu’on va arriver à se dépopulariser à vouloir être trop populaire. Après, je ne sais pas si je devrais dire ça comme ça, mais c’est comme ça que je le ressens et que je le pense : parce que finalement les gens ils ont besoin d’être écoutés dans la société dans laquelle on vit. Ils sont contents de venir ici parce que c’est accessible, mais finalement si on les écoute pas, ils ont l’impression que c’est tellement accessible qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Donc je ne sais pas si on va vers une perfection ou … vers une cata [complète une autre voix]…ou vers une catastrophe. Moi je le vois il y a de plus en plus dégradations, de mal‐être avec les voisins. (…)»
Lucas : Il y a un concept qui fonctionnerait bien c’est le concept de réification, c’est lorsqu’on a une action qui au fond se fait dans la fonctionnalité : l’autre a une fonction, on l’accueille etc.. et on oublie la reconnaissance ou on oublie la personne en tant qu’elle est porteuse d’un