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Chapitre 2 : Les modèles de la Bible.

B. La lutte de Joseph

Le récit de Joseph se retrouve dans le Livre de la Genèse.152 Il raconte les aventures d’un esclave hébreu qui est vendu à Potiphar, chef des gardes du Pharaon. Tout comme Daniel, Joseph incarne la jeunesse et le courage face à l’adversité.

Il est dépeint comme étant un jeune homme qui rend prospère tout ce qu’il entreprend puisqu’il est guidé par Dieu. C’est pourquoi son maître lui confie tout ce qu’il possède : sa maison et ses champs. Cependant, il est aussi un bel homme et la femme de son maître va tenter pendant plusieurs jours de le séduire : « il endura pourtant les assauts de sa maîtresse lorsque, par une accusation mensongère, il fut faussement convaincu d’avoir voulu commettre un acte impie, ce qu’il fuit avec difficulté. »153 Le sort de Joseph représente, tout comme Suzanne, une lutte, une résistance répétitive de la jeunesse innocente face à des fausses accusations154 qui touchent l’intégrité charnelle. Cette

integritas renvoie à l’idée qu’un corps pur demeure intact grâce à l’absence de rapports sexuels.155 Tous deux seront également trompés parce qu’ils refuseront de se soumettre à la tentation et subiront des conséquences par acte de vengeance.

Revenons cependant à l’exemple de Joseph. Un jour, alors qu’il n’y avait personne dans la maison du chef, sa maîtresse l’empoigne par le vêtement et réitère sa demande. Joseph prend alors la fuite sans récupérer son vêtement qui sera utilisé par elle, afin de convaincre son mari des mauvaises intentions du jeune homme. Le plan de la maîtresse réussi. Joseph est condamné à une peine de prison de deux ans. C’est ce passage qu’Avit retrace à travers la citation suivante : « Il subit et supporta la prison, les liens, les chaînes, jusqu’à ce que le soleil, parcourant à nouveau l’étendue céleste, eût lié deux années ensemble. »156

152 La Bible, 37 ; 2-36, 39 ; 1-23, 40 ; 1-23, 41 ; 1-57, pp. 68-75.

153 Avit de Vienne, Éloge consolatoire de la chasteté (sur la virginité), éd. par Nicole Hecquet-Noti, Paris,

les éditions du Cerf, collection Sources chrétiennes, no 546, 2011, pp. 180-183 : « […] pertulit ille quidem dominam, cum crimine falso, confictus uoluisse nefas, quod triste refugit. »

154 Ibid., p. 37.

155 Félix Gaffiot, Le grand Gaffiot : dictionnaire latin-français, « integritas », éd. par Pierre Flobert, Paris,

Hachette, 2008, p. 845-846.

156 Avit de Vienne, Éloge consolatoire de la chasteté, pp. 182-183 : « Sustinuit tolerans ergastula, uincla, catenas, dum spatium replicans geminos sol iungeret annos. »

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Passé ce délai d’emprisonnement, Joseph est plus tard libéré par le Pharaon lui- même pour avoir bien prophétisé deux songes. Dans le premier, le Pharaon voit sept vaches grasses se faire manger par sept vaches chétives. Dans le second, sept épis gras sont remplacés par sept épis maigres et brûlés. Joseph déclare qu’il s’agit d’un seul rêve et que le nombre sept représente sept années. Ainsi, sept ans d’abondance et sept ans de famine vont atteindre l’Égypte.157 En guise de récompense, Joseph reçoit le commandement de tout le royaume, afin de planifier, entre autres, plusieurs zones d’approvisionnements. « Enfin, après sa sortie […] ; il est alors lui-même sollicité par des prières afin d’accepter de porter le diadème sur sa tête captive, de remplacer l’exil par le royaume, l’esclave par le prince. Voilà les récompenses qu’il reçoit pour avoir préservé son cœur. »158 Il est intéressant de constater que l’auteur superpose plusieurs réalités, afin que la lectrice, Fuscine, retienne ceci : de l’affliction ressortira toujours une distinction, une récompense pour les fidèles de Dieu. Cette idée de la récompense promise est explicitement mise en évidence par l’auteur à travers l’exemple de Joseph, mais aussi, comme nous l’avons déjà observé, par celui de Suzanne.

Cette affliction va s’appliquer à tous les modèles qui seront transmis à Fuscine. En effet, chacun d’entre eux et à leur façon, vont souffrir par l’épreuve, par la tentation, même si le vécu de la souffrance est différent d’un cas à l’autre. Par exemple, Suzanne, Eugénie et Joseph vont souffrir à cause du mensonge, de la diffamation et de la vengeance. Quant à Débora et à Judith, elles vont vivre dans un environnement angoissant et violent provoqué par les guerres. Face aux diverses afflictions qu’ils vont subir, ces héros chrétiens vont développer un mécanisme de réponse basé sur les vertus chrétiennes : la foi, la loyauté, la patience, l’endurance, la constance, l’humilité, le courage, la ruse, la chasteté, la virginité.

157 La Bible, 41 ; 17-32, pp. 73-74.

158 Avit de Vienne, Éloge consolatoire de la chasteté (sur la virginité), éd. par Nicole Hecquet-Noti, Paris,

les éditions du Cerf, collection Sources chrétiennes, no 546, 2011, pp. 182-183 : « Denique producto certatim gloria fertur, non tantum uenia : et precibus tunc ipse rogatur, ut diadema libens captiuo in uertice sumat, exilium regno commutet, principe seruum. Praemia seruati cordis sic percipit iste. »

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Tous et toutes disposent de la possibilité d’user de telles vertus. C’est ce qu’annonce Avit en recourant à l’héritage de l’apôtre Paul par rapport à l’égalité des individus dans la pratique de la vertu et du vice : « Ainsi donc, la vertu est commune, le danger est commun aux femmes et aux hommes, il n’y a aucune différence dans les cœurs. »159

Il s’agit d’une règle qui sera également applicable pour le dernier modèle que nous allons explorer : l’exemplum hagiographique de sainte Eugénie.

159 Avit de Vienne, Éloge consolatoire de la chasteté (sur la virginité), éd. par Nicole Hecquet-Noti, Paris,

les éditions du Cerf, collection Sources chrétiennes, no 546, 2011, p p. 150-151 : « Communis uirtus igitur, commune periclum matribus atque uiris, nulla est distantia cordis ; ».

Chapitre 3 :

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III. Eugénie ou le travestissement de la virgo.

Eugénie est une sainte romaine du IIIe siècle. Le choix de ce modèle est particulièrement intéressant puisqu’Avit serait « le premier à la citer. »160 Avant d’entrer dans la description du récit eugénien pour expliquer les valeurs chrétiennes qu’elle recèle pour Fuscine, il est nécessaire de définir trois concepts qui fondent cette histoire : l’hagiographie, la sainteté et le martyr.

Le terme hagiographie renvoie au mot grec hagios, qui veut dire « saint ». Une vita hagiographique représente ainsi un style littéraire chrétien qui se propose de retracer la vie d’un personnage saint. En ce qui concerne la conception du saint en elle-même, sachons qu’un sanctus est un chrétien exemplaire qui a consacré toute sa vie à Dieu et qui irradie une puissance divine161 capable d’accomplir, entre autres, des miracles.

Le martyr, d’un point de vue étymologique, renvoie d’abord au mot grec martys, soit à un « témoin » qui va pratiquer le martyrium : l’acte de témoigner publiquement sa foi.162 Ce témoignage, dans le cas qui nous intéresse, est étroitement relié à la souffrance. Cette souffrance s’insère dans la définition du martyr-héros qui, en mourant pour sa foi, fait preuve d’héroïsme.163 Pendant les premiers temps chrétiens, devenir un martyr correspondait à l’idée de parvenir à l’imitatio Christi164, c’est-à-dire, de connaître une mort violente et sanglante par le refus d’apostasier sa foi. La Passio Eugeniae est d’ailleurs une façon de nommer ce récit et le terme passio165 véhicule en soi la passion christique. La

vision du martyr à cette époque se résume donc ainsi : il faut pâtir, il faut éprouver la passio dans sa chair et pratiquer la patientia. Dans l’idéologie chrétienne, faire preuve de patience

160 Avit de Vienne, Éloge consolatoire de la chasteté (sur la virginité), éd. par Nicole Hecquet-Noti, Paris,

les éditions du Cerf, collection Sources chrétiennes, no 546, 2011, p. 33.

161 André Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen âge : d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Paris, Rome, École française de Rome, 1981, p. 509. 162 Félix Gaffiot, Le grand Gaffiot : dictionnaire latin-français, « martyrium », éd. par Pierre Flobert, Paris,

Hachette, 2008, p. 963.

163 Gordon Blennemann, « Martyre et prédication : adaptations d’un modèle hagiographique dans les

sermons de Césaire d’Arles », dans Normes et hagiographie dans l’Occident latin (Vie-XVIe siècle), édités par Marie-Céline Isaïa et Thomas Granier, 4-6 octobre 2010, p. 261.

164 Michel Covin, Petit dictionnaire de la vie monastique, « martyre », France, L’Harmattan, 2004, p. 199. 165 Gaffiot, Le grand Gaffiot : dictionnaire latin-français, « passio », p. 1137.

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se rapporte à la capacité d’endurer et de supporter166 : caractéristiques qui correspondent à la réalité martyriale et donc, au récit d’Eugénie.

Ce récit hagiographique retrace la vita et la passio167 d’Eugénie, soit les épreuves

et les douleurs d’une sainte chrétienne qui décide de mourir pour le Christ. Dans la prochaine section, nous allons constater qu’Eugénie va servir de modèle ascétique à Fuscine par la pratique vertueuse de la patientia.