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La lunette de la délibération éthique 56

 

Afin d’éclairer davantage la position réflexive précédemment présentée, l’utilisation de la délibération éthique lui est combinée, dans le but de compléter et bonifier le cadre épistémologique. Quelques lignes sont nécessaires pour définir la délibération éthique avant de présenter le choix du cadre de délibération éthique utilisé au sein de la méthodologie.

          Réflexivité  de   Schön   «  réfléchir  en  cours   d’action  sur  l’action  »  

(volet  individuel)   Réflexivité  de   Racine   «  conversation   à  plusieurs  voix  »   (volet  collectif)   Réflexivité  de   Giddens   «  des  structures   contraignantes  et   habilitantes»   (volet   organisationnel)  

Posture réflexive dans l’action…

… avec d’autres…

… dans un cadre donné … avec d’autres…

3.3.1.  Éléments  de  définition  

« L’éthique n’est pas une notion équivoque. C’est une notion emboîtée. Elle explore les relations à plusieurs paliers : légal, organisationnel, professionnel, politique, etc. (Paquet:2005:1). Il semble donc nécessaire d’accrocher à la ligne directrice éthique une façon d’explorer ces divers paliers. C’est par la délibération éthique qu’il est choisi d’y arriver. Cette délibération éthique est d’une part, une deuxième lunette pour appréhender la pratique, et d’autre part, un outil méthodologique à partir d’un modèle de délibération éthique servant à la fois la collecte et l’analyse des données. Elle se combine aux assises éthiques et à la visée réflexive déjà présentées.

Afin de justifier ce choix, notons d’abord que pour Richard, une éthique délibérative « doit pouvoir se justifier dans la rencontre interhumaine, dans le dialogue et la communication » (Richard:2008:214). Elle exige pour les professionnels des compétences relationnelles. Ces dernières « […] mènent à cette habileté qu’ont les professionnels de s’éprouver dans le dialogue avec autrui, de dévoiler leur façon de réfléchir, d’évaluer, d’analyser, de juger et d’agir en contexte d’intervention difficile » (Richard:2008:214). Concernant l’évaluation des risques, sujet d’intérêt de cette recherche, Callon, Lascoumes et Barthe prétendent qu’elle ne doit plus être réduite à une démarche purement scientifico-managériale, mais doit devenir un exercice délibératif qui reconnaît la légitimité d’expertises expérientielles (Callon et al.:2001). La délibération éthique permet d’aller au-delà de la prise de décision technique et raisonnée pour aborder également la posture occupée par le professionnel et le vécu associé à la délibération à travers la notion de dialogue.

D’emblée, la délibération éthique s’avère nécessaire lorsque sont rencontrés des espaces de décision complexes. À travers ceux-ci, les professionnels sont confrontés aux conséquences de leurs actions, conséquences qui peuvent s’avérer positives ou négatives tant pour eux, que pour les différents acteurs impliqués. Le questionnement éthique est alors souvent appuyé sur un conflit de valeurs. La délibération éthique, selon Legault, « débouche alors sur le choix d’accorder plus d’importance à une valeur plutôt qu’à une autre dans la situation donnée » (Legault:1999:81). Pour le même auteur, les situations complexes rencontrées dans les sciences humaines ne peuvent que conduire à un modèle de délibération éthique ouvert et complexe

(Legault:1999). Selon lui, la décision éthique délibérée vise le développement des habiletés de discernement des enjeux éthiques, la délibération sur le meilleur choix possible dans les circonstances et le dialogue avec autrui afin d’assumer collectivement les motifs de la décision (Legault:1999).

Pour Quinche, l’objectif de la délibération éthique est de permettre la confrontation à une pluralité de fondements différents (par exemple, valeurs, code moraux, principes). Même si certains fondements sont partagés, poursuite-t-elle, « leur compréhension dans le contexte peut être très différente, voire opposée […] et des conclusions opposées peuvent être tirées selon le point de vue adopté» (Quinche:2005:189-190). Pour Quinche, la délibération éthique est plus qu’une discussion, c’est une question de dialogue. « Reste encore à définir quel type de dialogue est le plus à même de permettre au questionnement éthique de se déployer dans une argumentation bilatérale et ouverte » (Quinche:2005:190). Peut-on penser que tout dialogue est porteur de la reconnaissance de l’Autre tel que l’entend Ferry ? Pas selon Quinche, qui prétend que « nombre de pseudo-dialogue ne cachent en fait qu’une argumentation monologique, où la position de l’autre n’est pas entendue » (Quinche:2005:190). Il semble alors important d’apporter une grande vigilance au contexte dans lequel se déroule la délibération éthique et à l’ouverture démontrée par chacun. À l’instar de Quinche, il est entendu que la discussion doit s’enrichir des divergences et des controverses, plutôt que de vouloir les éviter. Ces divergences d’opinion et de points de vue amènent la réflexion et poussent plus loin l’argumentaire. « En effet, une argumentation, soumise à la force d’un regard critique, à la demande de justification par l’intermédiaire de questions, ne peut que bénéficier de cet apport qui la renforce en la contraignant à l’explicitation des présupposés – à la mise en débat des fondements et des raisons » (Quinche:2005:190). Cela rejoint l’idée de la reconnaissance de l’argumentaire de l’Autre, dans la reconstruction issue de l’éthique reconstructive de Ferry.

3.3.2.  Le  cadre  de  délibération  éthique  comme  outil  

Le cadre de délibération éthique de Bossé, Morin et Dallaire (2006) est utilisé dans ce projet, à la fois pour alimenter les réflexions sur la délibération éthique, mais également comme cadre méthodologique emprunté pour l’élaboration de la cueillette de données et de l’analyse du

contenu empirique. Les auteurs ont également appliqué leur cadre de délibération dans un contexte de pratique professionnelle interdisciplinaire, ce qui explique le choix de ce modèle.

Bossé, Morin et Dallaire indiquent qu’il existe quelques cadres théoriques proposés à des fins de prise de décision éthique (Bossé, Morin et Dallaire:2006) et qu’ils ont tenté d’élargir l’horizon traité dans leur propre cadre pour ne pas s’en tenir qu’à une seule perspective d’analyse. Dès lors, leurs propos amènent un éclairage nouveau à la réflexion, combinant des perspectives éthiques qui ne sont pas associées traditionnellement. Ces perspectives, à leur avis, permettent d’aborder globalement des réalités complexes : selon eux, il serait réducteur, voire dangereux, de ne pas tenir compte de cette globalité. Également, les auteurs mettent en relief la notion de « dialogue », de la même manière que le fait Schön face à la réflexivité, afin de permettre la communication entre les différentes perspectives soulevées c’est-à-dire, les perspectives identitaires et morales, déontologiques et juridiques, organisationnelles ainsi que sociopolitiques.

Une démarche de délibération éthique collective est proposée par Bossé, Morin et Dallaire. Dans la pratique de protection de l’enfance, elle peut s’appliquer au sein de discussion d’équipe, de rencontres de discussion de dossier ou encore dans l’élaboration de groupes de discussion « réflexifs », tel que mis en place dans la méthodologie de ce projet. Effectivement, dans la recherche, les participants sont appelés à « délibérer éthiquement » autour d’une mise en situation fictive. Un volet personnel est également ajouté, que Bouquet détermine comme la « délibération intime » (Bouquet:2003:69), qui est de l’ordre de la prise de conscience individuelle : les professionnels ont à prendre connaissance de la mise en situation et de la teneur de la discussion quelques jours à l’avance, ce qui les amène nécessairement à se positionner spontanément. Face à ce positionnement, l’éthique est alors perçue comme intérieure au professionnel et repose sur « le modèle de l’être/sujet, autonome, libre, responsable de lui-même et de ses actes » (Bouquet:2003:69). La délibération éthique « intime » est préalable à la délibération éthique « collective » : le professionnel doit d’abord réfléchir sur sa propre réaction face à la réalité à laquelle il est confronté et déterminer de sa posture professionnelle, pour ensuite être en mesure d’avoir une discussion éclairée et un « dialogue » collectif.

Le modèle de délibération éthique proposé par Bossé, Morin et Dallaire se déploie tel que présenté à la figure 5 :

Figure 5 : Modèle de délibération éthique de Bossé, Morin et Dallaire (2006)

Chacune des perspectives est associée à des déterminants particuliers :

• Les perspectives identitaires et morales sont reliées au professionnel lui-même, à ses valeurs/croyances, ses intérêts personnels, son idéal et sa trajectoire de vie, sa conscience morale et sa responsabilité individuelle.

• Les perspectives déontologiques et juridiques réfèrent au cadre d’intervention, au cadre juridique et légal, aux valeurs promues par la profession, à l’identité professionnelle et au cadre déontologique.

• Les perspectives organisationnelles sont rattachées aux déterminants organisationnels, à la prestation de services, aux enjeux de pouvoir en place et aux codes d’éthique institutionnels.

• Les perspectives socio-politiques s’inscrivent à travers l’éthique sociale et politique, les enjeux démocratiques, la défense des droits collectifs et le bien commun, la justice et les politiques sociales.

Le cadre de réflexion à travers la démarche de délibération éthique, couvre une majorité des sphères qui sont associées à la pratique sociale en contexte de protection de l’enfance et c’est pour cette raison qu’il apparaît pertinent. Il permet à la fois de préparer la cueillette de données, de la réaliser et de l’analyser. D’emblée, il est possible de percevoir, dans chacune des

Délibération  éthique   et  prise  de  décision  

Perspectives   organisationnelles  

Perspectives  déonto-­‐ logiques  et  juridiques  

Perspectives   identitaires  et  morales  

Perspectives   sociopolitiques  

perspectives, des éléments se rattachant à l’intervention de protection. Or, une utilisation souple du cadre de délibération éthique est souhaitée. Au contraire de ce que d’autres chercheurs en font, le but de « délibérer » n’est pas dans ce projet d’en arriver à un consensus, mais plutôt de conscientiser la démarche et les options choisies par les professionnels. C’est le processus à travers lequel la délibération s’installe et les prises de conscience qu’elle suscite chez les participants qui est d’intérêt, plus que la décision elle-même. Il est alors permis de parler de « délibération éthique réflexive », plutôt que d’une délibération décisionnelle.

La discussion, intime et partagée, que provoque la délibération éthique dégage des espaces de tensions et des zones de frictions existant entre les différentes perspectives. En contexte de protection de l’enfance, elle amène à réfléchir la gestion des risques et les logiques qui sont déployées par les professionnels. Il s’agit de l’objectif de cette recherche, qui tente de répondre à la question « Comment, sur quels motifs et à travers quelle(s) logique(s) les divers professionnels impliqués dans la pratique de protection de l’enfance gèrent-ils les risques sociaux auxquels ils sont confrontés dans leur pratique quotidienne? » Le cadre de délibération éthique s’avère un outil pertinent et adapté à la démarche visant à répondre à cette interrogation. Pour ce faire toutefois, il est incontournable de définir ce qui est entendu comme logiques d’action. La prochaine section vise donc à faire cet exercice de définition.