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Longitudinale, positivisme et « impérialisme » des économistes

Le cas des politiques éducatives Philippe Lemistre *

1. Longitudinale, positivisme et « impérialisme » des économistes

Le réalisme du modèle néoclassique, actuellement dominant en économie, a fait l’objet et fait encore l’objet de très nombreuses critiques et d’une polémique récurrente. Elle concerne la position de Milton Friedman sur le réalisme des hypothèses selon laquelle « les hypothèses sont d’autant plus fécondes au plan scientifique, dans leur capacité à ouvrir la voie à des conjectures pertinentes, qu’elles ne sont pas réalistes » (Friedman 1953)1. Si produire de la connaissance exige de se dégager de la complexité du réel pour construire une abstraction, toute théorie doit faire des hypothèses simplificatrices. Friedman va plus loin car « simplificatrices » ne signifie pas « irréalistes ». L’objectif de Friedman est alors avant tout de défendre le modèle néoclassique de concurrence pure et parfaite dont les hypothèses sont pour le moins irréalistes (rationalité substantive, libre entrée sur le marché, libre fixation des prix, etc.). Aujourd’hui encore l’argumentation de Friedman sert nombre de théoriciens dont ceux de l’école de Chicago, parmi lesquels « l’inventeur de la théorie du capital humain » Gary Becker.

* Centre associé au Céreq de Toulouse, lemistre@univ-tlse1.fr.

1 « Truly important and significant hypotheses will be found to have "assumptions" that are wildly inaccurate descriptions of reality, and, in general, the more significant the theory, the more unrealistic the assumptions »

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Dans les années 90, le constat d’une distance entre la réalité et les conclusions de nombreuses investigations économétriques, pourtant conformes à des modèles théoriques, a conduit certains économistes à souhaiter davantage intégrer à l’analyse des faits sociaux le contexte changeant de l’expérimentation ou plutôt de l’observation en sciences sociales. Afin de mieux rapprocher les modèles économiques du réel, ces économistes suggéraient de revenir à une économie plus littéraire où les

« inférences interprétatives » compléteraient l’approche mathématique théorique et empirique. Ces dernières sont « des assertions non formalisées, suggérées par l’examen de l’histoire économique, des événements économiques contemporains, d’activités économiques particulières, voire des résultats de parties de la recherche économique... » (Malinvaud 1996, p. 940).

Dix ans après ce souhait, la sophistication des méthodes semble avoir résolu le problème. Ainsi, selon Eric Maurin (2007), « L’économie empirique est une discipline aujourd’hui en plein essor au sein des sciences économiques, particulièrement dans le domaine de l’éducation. Ce courant de recherche accorde la primauté à l’analyse méticuleuse des faits et traque, dans les ruptures et discontinuités de l’histoire institutionnelle et économique des sociétés, les traces des lois fondamentales qui les régissent…

En imposant une grande rigueur dans l’interprétation des données d’enquêtes disponibles, cette nouvelle discipline est de nature à renouveler une partie des débats traditionnels sur l’école » (Maurin 2007, p. 13-14).

À l’inverse, voire en opposition à cette posture très empirique, selon Jean Tirole l’économie s’est longtemps adossée sur la tradition empirique, reléguant ainsi la théorie à la seule catégorie « des moyens d’expliquer les résultats statistiques ou de privilégier certaines positions intellectuelles plutôt que la concevoir comme un outil d’investigation systématique et rigoureux » (Tirole 1993, p. 3). Une telle posture rejoint l’épistémologie de Karl Popper qui s’opposait assez vigoureusement à toute démarche scientifique inductive. La prédominance des modèles théoriques est appliquée au marché du travail (Malgrange, Rullière, Villeval 2004), c’est l’économie des ressources humaines (personnel economics) dont Lazear a fait une première synthèse en 1995. « L’économie des ressources humaines est une application de l’économie et des approches mathématiques aux thèmes habituels du management des ressources humaines » (Lazear et Oyer 2007, p. 1). Toutefois dans ce domaine la validation empirique des modèles reste importante et Lazear (1995) postule que si les hypothèses sont simplificatrices, elles n’en restent pas moins réalistes puisque directement tirées de l’observation des pratiques au sein des entreprises. Il ne s’agit pas de la seule contradiction avec la perspective de Friedman (op. cit.) dont la vision de l’économie est « positive », la valeur scientifique d’une théorie économique reposant sur sa capacité à prédire le monde tel qu’il est et non tel qu’il devrait être2. Toutefois, pour certains, reconnaitre l’irréalisme des hypothèses et néanmoins la pertinence des modèles c’est « prétendre fournir un

"benchmark", un idéal par rapport auquel (le modèle de concurrence pure et parfaite pour Friedman) les situations concrètes de concurrence imparfaite devraient être jaugées » (Ménard 2005, p. 167). En ce sens l’économie est implicitement normative, par opposition ou en complément d’une économie positive, soit explicative du réel (Perroux 1970). Finalement ce qui était implicite est peut-être devenu explicite, de telle sorte que le réalisme des modèles est nécessaire aux objectifs affichés par les économistes des ressources humaines, car « l’économie des ressources humaines est largement normative » (Lazear 1995, p. 2). Ainsi, des ouvrages tout ou en partie inspirés des modèles économiques sont directement destinés aux praticiens. Leurs titres traduisent bien la normativité du propos : Personnel Economics for Managers (Lazear 1998), Stratégic Human Resources (Baron et Kreps 1999).

Concernant la formation, les travaux de l’économie des ressources humaines s’appliquent quasi exclusivement à la formation postscolaire. Le « réalisme » des modèles, contesté par certains néanmoins, est facilité par leur multiplicité qui s’applique aux diverses situations de travail (possibilité d’évaluation des performances, travail en équipe, perspectives de long terme, etc.), situations qui vont déterminer le choix d’un mode d’incitation au travail. En d’autres termes la perspective microéconomique faciliterait une approche normative « réaliste ». Qu’en est-il pour l’économie de l’éducation appliquée à la formation initiale ? Il est clair que la perspective est ici beaucoup plus macroéconomique. Cela explique sans doute une approche plus empirique évoquée plus haut. Approche que les théoriciens modélisateurs pourraient

2 Rappelons néanmoins que les hypothèses du cadre général retenu peuvent traduire une certaine « normativité » (Perroux 1970).

bien qualifier de scientifiquement peu rigoureuse, quelle que soit la sophistication des méthodes économétriques. En effet, il n’y a pas ici de modèle théorique explicite, ou plutôt souvent une allusion à un corpus théorique. Toutefois, depuis peu en économie de l’éducation, se développe une approche économétrique plus « structurelle », soit une modélisation statistique directement associée et articulée avec une modélisation théorique. L’économie empirique appliquée à l’économie de l’éducation a été largement initiée par le Nobel James Heckman qui a évolué vers ce type de modélisation structurelle (Carneiro et Heckman 2002 notamment).

L’apport d’une telle démarche serait de sortir d’une approche empirique qui est celle de l’économie (ou économétrie) appliquée, où l’empirie produit des résultats qui peuvent être interprétés à l’aune de plusieurs théories, confrontées alors pour tester leur réalisme. Une approche médiane très fréquente, critiquée par la précédente (structurelle), est de ne pas produire de modèle empirique structurel, mais d’opter pour une entrée théorique unique qui sous-tend, a minima, le choix des variables expliquées et explicatives. Que le modèle soit structurel ou non, la difficulté est le traitement d’un problème macroéconomique avec une perspective théorique unique. La réduction du nombre des hypothèses et surtout leur application à une population très étendue conduit alors à nouveau à invoquer la rhétorique Friedmanienne pour justifier les options théoriques. Or, ce type d’étude produit très fréquemment des recommandations (quasi systématique dans les articles empiriques qui traitent d’économie de l’éducation), alors que la normativité des modèles nous semble moins assurée par un réalisme des hypothèses que dans le cadre de l’économie des ressources humaines.

Les économistes dit néoclassiques invoquent néanmoins souvent une certaine rigueur dont seraient dépourvues d’autres approches économiques et surtout d’autres disciplines des sciences sociales, notamment car la mathématisation des modèles légitime, selon certains, un rapprochement avec les sciences dites dures. Ainsi, les hypothèses simplificatrices limitent le champ d’investigation mais donnent aux modèles une certaine irréfutabilité qui légitime leur rôle normatif. Quant aux sociologues et psychologues, leur vision moins simplificatrice ou plus globale leur permet de poser les bonnes questions, mais l’absence de rigueur dans leurs méthodes ne leur permet pas d’apporter les bonnes réponses, qui seront évidemment apportées par les rigoureux économistes… Une telle présentation peut paraître caricaturale, mais il n’en est rien puisqu’elle n’est que la retranscription du passage suivant de l’ouvrage de Lazear (1995, p. 2) : « The strength of economic theory is that it is a rigorous and analytic. It follows the scientific method, much like physics and biology. But the weakness of economics is that rigorous, simplifying assumptions must be made that constrain the analysis and narrow the focus of researcher. It is for this reason that the broader-thinking industrial psychologist and sociologist are better at identifying issues but worse at providing answers. »

De telles postures ne sont évidemment pas pour rien dans l’animosité que l’on peut percevoir entre certains auteurs de disciplines distinctes, notamment la sociologie et l’économie notamment en ce qui concerne l’analyse de l’expansion scolaire (Lemistre 2010). Cette opposition qui va de pair avec une certaine radicalité des positionnements des uns et des autres, peut être finalement inhérente à tout positionnement théorique. Ainsi, Lakatos (1994) souligne que les scientifiques acceptent difficilement le résultat des expériences cruciales qui réfutent leurs constructions théoriques. Le plus souvent, face à un résultat qui remet en cause leurs conjectures, les scientifiques commencent par développer des stratégies immunisatrices. Or, selon Lakatos, une démonstration est davantage une invitation à la contestation qu'une vérité absolue. Dans cette perspective, la stratégie immunisatrice de certains économistes semble passer par la virtuosité (indéniable) dans l’utilisation des mathématiques et la sophistication des méthodes empiriques.

Quel positionnement adopter en regard de ce qui précède ? Tout d’abord, il est important de rappeler les différences, selon nous irréductibles, entre sciences sociales et sciences dures. Nous nous appuierons pour cela, pour partie, sur les travaux de Jean Fourastié (1986). En physique ou en chimie, l’homme n’intervient que pour réaliser l’expérience et observer le résultat. On observe ce qui se passe dans la matière et non dans l’esprit de l’observateur. Au contraire, en économie, on observe les relations des hommes avec les choses : ce qui compte c’est l’importance que l’homme accorde aux éléments, la manière dont il les modifie, et dont il les consomme. L’homme est observé en même temps que la matière. Il est à la fois observateur et observé : cela distingue fortement les sciences économiques et physiques. Ainsi, « l’homme projette sa croyance (qu’il prend pour la vérité) sur le monde, sensible au

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point de ne plus percevoir que difficilement, les faits qui sont en opposition avec elle » (Fourastié 1986).

C’est cette normativité de l’économie qu’évoquait François Perroux (1970). Il serait donc bien difficile voir impossible d’atteindre, la « neutralité axiologique » prônée par Max Weber (1917), soit une attitude du chercheur en sciences sociales n'émettant pas de jugement de valeur dans son travail. Surtout en économie, car au sein de la sociologie de Weber, la neutralité axiologique consistait à ne pas projeter ses propres valeurs dans l’analyse sociologique de groupes sociaux. Les valeurs étant un objet d’études, le respect de la neutralité est donc consubstantiel à l’objet d’étude, ce qui n’est pas le cas en économie où les croyances à la rationalité, au marché, par exemple, sont un préalable à la recherche.

La principale limite de la recherche en économie se situe peut-être sur le plan empirique. Le critère fondamental de la science est, en effet, que des expériences identiques dans leurs éléments, les facteurs, doivent être aussi identiques dans leurs résultats. Une expérience c’est l’observation que l’on peut recommencer identiquement (en tout temps et en tout lieu). Or, en sciences économiques, on peut seulement observer. On ne peut reconstituer un système identique à la première expérimentation, qui évoluerait de la même manière. L’identité d’évolution prouve l’identité de constitution du système, et prouve qu’aucun élément, aucun des facteurs qui interviennent dans le réel n’a été oublié ou sous-estimé par la rationalité du théoricien. Si nous voulions essayer de reconstituer un phénomène économique, il faudrait non seulement avoir affaire au même contexte matériel, mais aussi à des hommes qui auraient le même état d’esprit, la même mentalité, les mêmes sentiments psychologiques, sociaux, culturels que lors de la première expérience. « Les conséquences de ce fait sont catastrophiques : nous manquons d’une procédure de recherche et de vérification fondamentale et cela de manière définitive. Il ne reste que l’observation » (Fourastié 1986).

On peut néanmoins objecter, à juste titre, que l’expérimentation n’est pas impossible au niveau microéconomique. Par exemple, dans le domaine de l’économie des ressources humaines, il existe des organisations assez similaires qui permettent d’observer successivement des mises en œuvre de modes de gestion de main-d’œuvre dans des contextes proches, qui ne sont certes jamais exactement similaires.

L’argumentation précédente porte plus spécifiquement sur l’analyse de phénomènes macroéconomiques, tels que la hausse du niveau d’éducation et ses incidences. Celle-ci s’analyse sur des données empiriques ex post, en postulant des relations de causalité à partir de telle ou telle théorie. Dans ce domaine l’évolution de l’économétrie a fait progresser considérablement la qualité des observations qui néanmoins restent soumises aux critiques précédentes. Pour se rapprocher d’un procédé expérimental, l’économétrie appliquée sollicite des données synchroniques sur des pays distincts. Là encore, les contextes expérimentaux sont bien différents et compte tenu de ce qui précède, la prétention à en induire des lois générales, nous semble pour le moins excessive.

Conscients de certaines limites, surtout en qui concerne l’évaluation des politiques publiques, les économistes statisticiens mobilisent de nouvelles méthodes. Il s’agit à nouveau d’aborder les sciences sociales comme des sciences dures sur le plan empirique et plus spécifiquement de mobiliser pour évaluer l’efficacité de dispositifs publics, des méthodes inspirées des expérimentations en médecine, type placébo – médicament testé. Ainsi, groupes test et témoin sont tirés au hasard dans une population choisie au départ, pour évaluer un dispositif sur une sous-population avant généralisation du dispositif. L’intérêt de cette méthode par rapport à la précédente est de calibrer en amont les échantillons (tests et témoins) pour assurer une variation « potentiellement » significative du phénomène observé. La méthode est donc robuste pour montrer qu’une politique publique fonctionne indépendamment du contexte. C’est là la grande nouveauté, alors que l’économétrie classique effectue des analyses « toutes choses égales par ailleurs », l’économie expérimentale appliquée aux politiques publiques raisonne « toutes choses inégales par ailleurs », excepté les données générales qui qualifient la population et le contexte, telle que le pays et les caractéristiques des populations cible du dispositif. Par exemple, les expérimentations de dispositifs publics menées dans des « Pays en développement » par Esther Duflot (2010) – qui fondent le « succès » de la méthode en France – s’effectuent dans un même pays au sein, par exemple, d’écoles différentes dont certaines sont soumises au dispositif et pas d’autres. Les unes et les autres sont tirées au hasard pour constituer les groupes tests et témoins. Peu importe les situations locales (institutionnelles, sociodémographiques, présence d’ONG), la force de la méthode est justement de montrer l’efficacité d’un dispositif indépendamment des éléments de contexte. La généralisation du dispositif est préconisée justement compte tenu de ses effets positifs sur des populations tests et témoins tirées au hasard parmi les bénéficiaires potentiels. Il est clair, en effet, qu’un dispositif qui ne fonctionnerait que dans un contexte

donné ne pourrait être généralisé. L’efficacité de la méthode est également de pouvoir être mise en œuvre sur des échantillons de taille limitée contrairement à l’économétrie classique.

2. Pour une approche longitudinale constructiviste : l’exemple des effets de

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