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Chapitre I Cadre méthodologique : présentation des choix opérés et des gestes scientifiques posés

II- E XPLORATIONS THEORIQUES PREALABLES ET ETAT DES CONNAISSANCES

2. Du patrimoine à la patrimonialisation : le cheminement d’une notion

2.1. La notion de patrimonialisation

2.1.1. Logique savante, logique sociale

À ce propos, le sociologue Michel Rautenberg dresse un portrait pertinent des enjeux qui se forment autour de la patrimonialisation et qui permettent de comprendre les dynamiques de la logique que celle-ci engendre. Dans l’article « Comment s’inventent de nouveaux patrimoines : usages sociaux, pratiques institutionnelles et politiques publiques en Savoie » (2003), Rautenberg « montre comment la patrimonialisation se construit dans un jeu d’acteurs entre l’État, les professionnels du patrimoine, les collectivités locales et les habitants usagers des lieux » (Rautenberg, 2003 : 40). D’après l’auteur, les diverses mutations qui se sont produites dans le domaine du patrimoine depuis les années 1970 ont suscité une série d’enjeux contemporains (économiques, touristiques, politiques, territoriaux, sociaux), qu’il est important d’analyser pour comprendre la manière dont se construisent de nouveaux patrimoines.

Les premières critiques à l’endroit de la patrimonialisation datent des années 1990 : les experts en histoire de l’art lui reprochaient « de brouiller les catégories de l’esthétique et du savoir, [d’]affadir l’exceptionnalité des œuvres d’art » (Ibid. : 20). Outre ces critiques, il est certain que les collectivités locales sont de plus en plus impliquées dans le mouvement patrimonial et qu’elles en sont devenues un des acteurs considérables, mais trop souvent passé sous silence par les analystes. Selon Rautenberg, « la patrimonialisation est un fait social, à forte dimension symbolique, que les pouvoirs publics peuvent, selon le cas, plus

ou moins orienter » (Ibid.). L’auteur identifie alors deux démarches collectives qui cohabitent dans la construction patrimoniale : « l’une vise à rassembler la société autour de symboles irréfutables, régaliens, […] l’autre tente de constituer pour le groupe, qu’il soit professionnel, social, territorial, confessionnel, etc., un patrimoine, immatériel ou matériel, qui soit un bien transmissible et utile » (Ibid.). Il faut envisager ces deux démarches ensemble et non séparément.

C’est à partir de l’évolution propre à ces deux démarches qu’émergent les deux logiques retenues par Rautenberg, la logique savante et la logique sociale. La logique savante est « légitimiste, elle vise à déterminer une catégorie d’objets, de lieux, qui seraient à la fois exceptionnels et universels » (par exemple l’UNESCO), tandis que la logique sociale est « commune, elle procède d’abord de la reconnaissance par les acteurs que, pour le groupe dont ils se réclament, un objet prend un sens particulier, à un moment donné, en signifiant un rapport spécifique et collectif au passé et au territoire » (Rautenberg, 2003 : 21). À travers l’exemple particulier de la Savoie, qui est un département reconnu pour son identité, l’auteur montre comment s’entrecroisent ces deux logiques de patrimonialisation et met en évidence, bien que de façon nuancée, comment la logique savante, institutionnelle, domine la logique sociale. Je dis « nuancée », car l’auteur veut montrer comment ces logiques se distinguent, se complètent, se recouvrent, mais sans se confondre. Pourtant, le cas du programme touristique nommé Chemins du baroque, décrit minutieusement dans l’article, démontre bien en quel sens il y a absorption de la logique sociale au profit de la logique savante dans le cas de la Savoie.

Finalement, ce qu’illustre ce projet de valorisation patrimoniale, « c’est le passage d’une conception patrimoniale fondée sur le lien entre l’objet et la société à une autre conception dans laquelle l’objet est devenu patrimonial en soi, non par le lien qu’il matérialise avec les gens, mais par le regard que des spécialistes ont porté sur lui » (Ibid. : 30). Ainsi, dans sa version trop sociale, le patrimoine serait considéré comme « mou », tandis que son « durcissement » s’accomplirait par sa « légitimation », c’est-à-dire en l’objectivant et en le sortant de son contexte originel. Rautenberg propose donc une piste d’analyse pertinente pour comprendre comment s’opère la patrimonialisation. L’expérience conduite en Savoie et les analyses qu’elle permet de faire nous conduisent à nous « attacher

à relier chaque objet au processus de son invention patrimoniale. La patrimonialisation est un processus social et politique, qui, même s’il est orienté, sur la durée, par des dimensions idéologiques globales, s’inscrit chaque fois dans des contextes spécifiques qu’il faut analyser » (Ibid. : 31).

Pour comprendre la patrimonialisation, il faut distinguer « deux types de patrimoines » lorsqu’on traite l’ensemble des objets patrimoniaux. Il est possible d’analyser

ces derniers « suivant leur “dureté” selon qu’ils sont plutôt “sociaux” ou plutôt “institutionnels” » (Ibid. :33). La destinée de ces deux types de patrimoine n’est dès lors pas la même. Le patrimoine institutionnel, produit par la logique savante, considère l’objet patrimonial dans sa vocation universelle et lui confère un statut dit « éternel ». Le patrimoine social, issu de la logique sociale, reste ancré dans un contexte local identitaire et apparaît comme contingent, fragile et éphémère. Ces deux types de patrimoines engendrent deux formes de patrimonialisation qui leur sont propres : la patrimonialisation institutionnelle et la patrimonialisation sociale. Le patrimoine « pour l’éternité » peut être « compris comme un ensemble de symboles dont le nombre doit être forcément limité »; il sert à produire de l’identique et se considère au singulier. En contrepartie, les patrimoines « mortels » sont considérés comme « des ressources héritées de la génération ou de l’époque passée » et prennent leur sens dans les rapports sociaux; ils sont pluriels (Rautenberg, 2003 : 34-35).

Rautenberg termine sa réflexion en se demandant comment sont liés les deux processus. Il en conclut que les objets relatifs aux patrimoines sociaux et les objets patrimoniaux dits vernaculaires « sont en fait des constructions symboliques et sociales également validées par des savants et par la société dominante ». Pourtant, à l’issue de ces démarches se reconduit « un processus de distinction sociale par la culture et par l’art qu’on retrouve en bien d’autres lieux » (Ibid. : 35-36). Les patrimoines pluriels sont évoqués dans des situations de domination sociale et sont très rarement représentés par les groupes dominants.

L’analyse que propose Rautenberg, pour conclure son article, met en évidence les logiques de distinction sociale et montre que, dans le domaine du patrimoine, on retrouve

les espaces de luttes et les positions qui se manifestent dans les autres sphères de la société. Cette perspective mérite d’être approfondie et transférée à d’autres exemples de