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Chapitre I Cadre méthodologique : présentation des choix opérés et des gestes scientifiques posés

II- E XPLORATIONS THEORIQUES PREALABLES ET ETAT DES CONNAISSANCES

1. Le classement du site de Paulilles au titre de la loi 1930 (Chronologie de 1978-1988)

1.1. L’enchevêtrement chronologique de deux histoires : de la fin de l’usine au début du site classé

Le résultat qui s’est révélé le plus tôt dans la chronologie est la découverte du classement du site par deux décrets, en 1978 et 1980, alors que l’usine fonctionnait encore. L’entretien avec Joseph Travé, président d’une association de protection environnementale m’a permis de mettre en branle l’analyse de cette période et d’en démêler les éléments déterminants. Par la suite, l’analyse documentaire et les entretiens menés avec les décideurs et gestionnaire du site ont confirmé ce premier résultat qui, de façon inattendue, détermine la suite des événements. Il est intéressant de mentionner que les autres acteurs interrogés (ouvriers, associations culturelles) ne connaissaient pas l’origine exacte de ce classement. La plupart d’entre eux pensaient que le titre de « site classé » venait de l’acquisition du site, par le Conservatoire du littoral, en 1998. L’enquête a montré en quoi cet acte fondateur oublié, voire absolument méconnu, a posé les bases de nombreux malentendus, lors de la suite de la construction de la patrimonialisation. Les résultats présentés s’articulent avec des passages d’entretiens et des documents qui, par confrontation, dans l’analyse, ont permis de reconstruire le fil conducteur des événements.

1.1.1. La fermeture de l’usine en 1984

Dès la fin des années 1970, le groupe industriel parle de la fermeture de l’usine de Paulilles. Les raisons énoncées par la direction stipulent que la dangerosité liée à la fabrication de la dynamite constitue désormais un obstacle dans une région où la culture touristique balnéaire est à son apogée. La production de dynamite cessera en mars 1984. L’historienne Praca précise que « l’usine compte alors environ 120 ouvriers et un reclassement est proposé au personnel. Sur les 120 ouvriers, une dizaine accepte le reclassement, impliquant une mutation géographique […] Une cinquantaine d’ouvriers sont mis en préretraite à compter de 56 ans. Une soixantaine d’ouvriers font ainsi partie des licenciements purs » (Praca, 2007, p. 234).

Les ouvriers interrogés lors de l’enquête font partie de ceux qui ont été mis en pré- retraite. Ils disent ne pas comprendre pourquoi l’usine a fermé, parce qu’elle étaient encore rentable. Certains évoquent cette période et expliquent que l’anse de Paulilles était déjà convoitée par les promoteurs immobiliers :

On m’a mis en pré-retraire. En pré-retraire j’y étais de 1985 à 1990. Alors bien entendu j’étais contre la fermeture mais c’était tout cuit déjà (…) Ha ha (rires)…C’est de la magouille! Parce que, moi je dis, si elle perdait de l’argent, si elle n’était pas rentable, c’est normal qu’on ferme. (…) Et ce qui fait mal au cœur c’est que l’usine était rentable, ça les responsables, les hauts responsables n’auraient jamais dû accepter ça. (Honoré Bujalaro, ancien ouvrier de Paulilles)

a. Le déclin de la production d’explosifs en France

Dans un courrier du 24 mars 1977, (Annexe n°2) M. Hueber, directeur général de la NOBEL-BOZEL, expose la situation au Préfet des Pyrénées Orientales : la dynamiterie de Paulilles devrait fermer d’ici quelques années. Il explique le déclin de la production des explosifs en France, d’autant plus que Paulilles est loin des centres de consommation les plus importants. Des rumeurs de fermeture de l’usine de Paulliles étaient déjà apparues en janvier 1977, mais le directeur confirme que l’usine ne fermera pas dans l’immédiat :

(…) Je vous confirme qu’il n’était pas dans les intentions du Groupe NOBEL-BOZEL de procéder à une fermeture hâtive de notre établissement, comme ont pu le laisser croire les événements survenus au cours du mois de janvier 1977.

À long terme, toutefois, l’évolution de la profession des explosifs en France – dont je vous ai tracé un tableau pessimiste – conduira les industriels à fermer un ou plusieurs de leurs établissements. Je crains que, loin des centres de consommation les plus importants, de sa productivité intrinsèque, et surtout des problèmes d’investissements, liés aux mesures nouvelles de sécurité intérieure qui viennent de nous être imposées par les pouvoirs publics, nous soyons amenés à envisager la fermeture de cet établissement dans les prochaines années.

C’est dès maintenant que, dans le cadre des projets industriels de votre région, il convient de se préoccuper de l’avenir et de l’emploi des ouvriers de cette usine. Dans cette optique, je me tiens à votre entière disposition pour approfondir, avec vos services, l’étude de cette éventualité qui concerne un minimum de 80 à 100 personnes. (…)

Sauf fermeture de notre usine, il n’est pas possible de supprimer le risque – malheureusement toujours latent – d’une catastrophe, du fait de la présence d’habitations et d’estivants sur la plage de Paulilles, à proximité de nos dépôts d’explosifs.

L’usine de dynamite fermera en mars 1984; entre-temps, le site a été classé par le ministère de l’environnement, mais de nombreux projets de reconversion économique sont envisagés par la municipalité de Port-Vendres, à laquelle l’usine de Paulilles est rattachée.

b. Les premières convoitises

Le communiqué de presse du maire de Port-Vendres, Jean-Jacques Vila, date du 15 juin 1983 (Annexe n°3). Un an avant la fermeture de l’usine, le projet de faire une marina est proposé par la municipalité. Par contre, il n’est pas stipulé, dans le document, qu’il s’agit du projet de Jean-Claude Méry. Ce communiqué de presse est important, dans la mesure où il pose les jalons de la longue bataille qui allait s’annoncer. Le problème de reconvertir l’usine de Paulilles va durer vingt-quatre ans, de 1984 à 2008.

Pour sauver Paulilles : union et réalisme

Le maire de Port-Vendres, M. Jean-Jacques Vila, communique : Dans le cadre d’une réunion du conseil municipal de Port-Vendres tenue le 4 juin, réunion à laquelle participait une importante délégation du personnel de l’usine, le maire expose le schéma d’un projet tendant à reconvertir en priorité le personnel menacé de licenciement. Il s’agit d’une solution touristique à caractère social.

(…) En effet, en 1978 déjà, de nombreux « indices » nous permettaient de penser, qu’à terme, hélas, la dynamiterie de Paulilles était condamnée. (…) Ce projet consiste à la promotion d’une opération de tourisme à caractère social comprenant un parc de loisirs, un ensemble coopératif de 1,600 lits et des équipements collectifs avec un port de plaisance de 300 anneaux. (…) Globalement, ce programme est susceptible d’apporter 135 à 150 emplois en plus pour le parc des loisirs, le port de plaisance et les équipements collectifs. (…) Dans ce contexte, il faudrait être d’une singulière mauvaise foi pour prétendre que Paulilles sera « livrée aux marchandes de bétons ». Ne rien faire et laisser les choses à l’abandon si l’usine disparaît, c’est organiser à terme un immense champ de ruines et un spectacle de désolation. (…) Que l’on se rassure, la beauté et la sensibilité de ce site exceptionnel font partie de nos préoccupations majeures et une étude d’impact sera mise en œuvre. Mauvaise foi encore de tous ceux qui affirment que les promoteurs vont gagner des milliards. (…) Mais le contexte administratif et les textes en vigueur constituent des obstacles importants pour la réalisation rapide de ce projet. Si nous sommes soutenus, si tout le monde, ouvriers, syndicats, élus, responsables administratifs nous soutiennent, tout peut aller très vite et les financements débloqués. Il est encore temps d’éviter le pire. Je demande à chacun de prendre véritablement ses responsabilités. Demain, il sera trop tard.

Ce communiqué du maire montre sa volonté de réaliser le projet dit de « tourisme social » dans les plus brefs délais, et de chercher à fédérer les acteurs. Les promesses d’emplois en

sont la condition principale, afin de rassurer la population locale et les anciens ouvriers de l’usine. En 1978, le premier décret de classement de la loi de 1930 concerne seulement le cap en bordure de l’usine, mais n’englobe pas encore le terrain de l’usine. Cette hâte du maire à réaliser le complexe touristique répond aux menaces de l’élargissement du classement des terrains de l’usine. Son allusion au contexte administratif en tant qu’ « obstacle » fait sans doute référence à la question du site classé. De plus, il anticipe les critiques à propos du fait que le site ne sera pas livré aux « marchands de béton », car les associations environnementales veillent déjà à contrer ce type de menace.

1.1.2. Un site remarquable au niveau paysager et écologique

Du côté des associations de protection de la nature, le discours sur la beauté naturelle et la valeur écologique du site est l’argument principal de leur combat, ce qui peut sembler paradoxal, après les cent dix ans de fonctionnement d’une industrie chimique. Pourtant, ces associations démontrent en quoi Paulilles est un site environnemental remarquable.

a. Une baie avec trois plages

Le Comité de Conservation de la Nature des Pyrénées-Orientales et la Société de Protection de la nature du Languedoc-Roussillon sont les pionniers de la préservation de l’anse de la baie de Paulilles. Le document de présentation pour la « Sauvegarde de la baie de Paulilles : 1993 » mentionne que « la baie de Paulilles constitue un ensemble remarquable avec ses trois plages, plage de Bernardi, plage de l’usine et plage del Forat, enserrées entre le Cap Oullestrel au Sud et le Cap Bear au Nord ».

b. Le paradoxe d’une beauté préservée

La population locale fait souvent référence au fait que, paradoxalement, la présence de l’usine a préservé la baie de Paulilles du « bétonnage » possible au cours des années 1960, moment du développement des stations balnéaires – la conscience environnementale n’existant pas, ou peu, à cette époque donnée. Philippe Jacquet, chef du pôle gestion des

sites, au Conseil général, reprend cet argument issu de la population et explique comment le site a été protégé :

Donc il a été protégé pendant plus d’un siècle grâce à l’usine, quelque part, parce que l’usine c’était une usine privée, donc voilà! On n’a pas bétonné hormis les bâtiments de l’usine mais c’était pas des quais, c’était pas du béton, aussi dur on va dire, qu’une marina, comme il y a eu un projet à une époque. C’est des bâtiments qu’on peut redémolir derrière, etc. (Philippe Jacquet)

Dans l’article de L’Indépendant du 3 mars 1988 (Annexe n°4), le directeur de l’usine Henri Fabre rédige un article qui fait référence à cette paradoxale préservation :

Paulilles. Le « terrain Nobel » à vendre… Sous condition.

Il était inévitable que le site de Paulilles, l’un des plus beaux du littoral, attire un jour des projets immobiliers. Jusqu’ici les constructions s’étaient exclues elles-mêmes du fait de la présence d’une usine de dynamite… susceptible d’exploser, ce qu’elle fit d’ailleurs à plusieurs reprises. (Henri Fabre, L’Indépendant, 3 mars 1988)

Malgré les explosions, les problèmes de pollution causés par les acides nécessaires à la production de la nitro-glycérine, le territoire de l’usine et surtout le littoral sont préservés de l’urbanisation. Un atout majeur que les environnementalistes se doivent de sauvegarder.

c. L’intérêt faunistique, floristique et paysager (CCN-PO)

Joseph Travé, président du CCN-PO, est un acteur majeur de la demande de classement du site auprès de l’État. Il porte le projet de classement en démontrant les intérêts paysagers, faunistiques et floristiques que revêt le site de Paulilles. Utilisant son titre de chercheur écologue, ainsi que la légitimité de la science, il conduit le site à l’obtention du titre de « site classé » :

J’ai fait une des premières thèses d’écologie en France, donc ça remonte aux années 50 et dès que j’ai commencé à travailler l’écologie, en plus je suis du pays, je suis perpignanais, et donc pour moi mon département représente quelque chose sur le plan écologique. (Joseph Travé, Président du CCN-PO7)

La prochaine partie présente l’action menée par l’association de Joseph Travé pour le classement.

1.2. Origine du classement par le Comité de Conservation de la