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Chapitre I Cadre méthodologique : présentation des choix opérés et des gestes scientifiques posés

II- E XPLORATIONS THEORIQUES PREALABLES ET ETAT DES CONNAISSANCES

1. Deux notions centrales à la problématique empirique : le patrimoine et les friches industrielles

1.1. L’émergence de la notion de patrimoine au carrefour des disciplines

1.1.3. L’élargissement de la notion patrimoine et ses problématiques conséquentes

Comme je l’ai montré plus haut, depuis ses origines, la notion de patrimoine et sa définition ont constamment évolué. De plus, des travaux d’un nouveau genre, autour de ce qui se nomme les « Arts et Traditions populaires », amènent une prise en compte de la valeur ethnologique qui émane directement des sociétés. En 1937, Georges-Henri Rivière fonde le musée national des Arts et des traditions populaires ; il est l’instigateur du mouvement qui va engendrer l’entrée des notions de « populaire » et d’« écomusée » dans le monde patrimonial (Gorgus, 2003). L’avènement des « écomusées » et des « musées des arts et traditions populaires » met au jour les métamorphoses qui se sont produites au niveau régional.

La problématique soulevée par Chastel et Babelon, continue à faire surface : l’élargissement de la notion de patrimoine ne témoigne-t-il pas tout simplement de la découverte soudaine des valeurs culturelles au sein des classes sociales populaires qui pensaient depuis toujours en être privées? (Chastel et Babelon 1980 : 108) Mais cette découverte soudaine s’accompagne de projets politiques qui ne vont pas sans alimenter la profondeur de cette nouvelle problématique.

Jean-Michel Leniaud, dont l’œuvre sur l’histoire du patrimoine est majeure, amène une vision très intéressante sur l’évolution du concept et sur les conséquences des politiques publiques des années 80, en France, en matière de patrimoine. Il dresse également le portrait de certains autres pays européens à cette époque et démontre que la France est en retard en ce qui concerne la critique de l’élargissement du champ patrimonial. Dans Les archipels du passé (2002), Leniaud interroge cette expression d’ « élargissement du champ patrimonial » et avance que les instances de protection chargées d’intervenir au nom de la collectivité s’intéressent désormais « à des types d’artéfacts qui avaient été jusqu’alors négligés par l’histoire de l’art universitaire [...]. Elles l’ont fait non pas spontanément, mais pour répondre à la forte demande sociale que l’année du Patrimoine avait à la fois suscitée et révélée en 1980 » (Leniaud, 2002 : 304). L’année du Patrimoine est le déclencheur, en France, de cette nouvelle tendance du mouvement patrimonial, qui implique le partenariat entre l’État, les élus locaux et les associations. Le ministère de la Culture a pris pour initiative de faire coopérer les associations au projet de reconnaissance patrimoniale. Il jaillit à partir de ce moment de nombreuses idées : « Il fallait s’intéresser dorénavant au patrimoine vernaculaire, Heimat-patrimoine, au patrimoine industriel, au patrimoine balnéaire, bref, à ce que bientôt il faudrait protéger dans le cadre de ce qu’on appellerait “campagnes thématiques” […] » (Ibid. : 295).

L’émergence de cette diversité patrimoniale, portée par la multiplication des acteurs intéressés par le milieu du patrimoine, montre, encore une fois, l’étendue du domaine, et amorce la critique qui peut être faite à propos du problème de l’élargissement de ce champ. Leniaud souligne, à ce propos, le retard de la France en ce qui a trait à l’avènement de cette critique, et avance que c’est la centralisation culturelle française qui en est la cause principale. En outre, en Allemagne, à partir de 1975, le médiéviste Willibald Sauerländer s’était interrogé « sur “l’élargissement” du concept de monument […] On pouvait alors constater, dans l’une comme dans l’autre Allemagne, l’intérêt que la population prenait aux patrimoines ruraux et industriels » (Ibid. : 296).

Par ailleurs, en Grande-Bretagne, la question des nouveaux patrimoines a fait surface, suscitant enthousiasme auprès des populations et soupçons auprès des experts. Robert Hewison produit, en 1987, le livre The Heritage Industry. Britain in a Climate of

Decline, où il retrace de façon critique l’histoire du culte des Britanniques pour le

patrimoine dans les années 60 et 70. L’auteur montre notamment « que l’engouement pour le patrimoine industriel, nouveau patrimoine par excellence, [est] né à la faveur du déclin industriel de la Grande-Bretagne et compens[e] d’une certaine façon la blessure d’amour- propre dont souffrait le sentiment national » (Leniaud, 2002 : 298). Cet ouvrage met en évidence les conséquences négatives de cette vague patrimoniale, et décrit le contexte de la Grande-Bretagne qui, à l’instar de l’Allemagne, vit depuis le début des années 1970 avec la pratique sociale des nouveaux patrimoines. Hewison souligne les risques et les problèmes que peut engendrer l’intensification de ces pratiques et dévoile comment ce type de patrimoine industriel est fortement lié à la crise pétrolière et au déclin de l’ère industrielle. Par exemple, au sujet de l’archéologie industrielle, il met en évidence le contexte à partir duquel elle est apparue : « The Association for Industrial Archeology was founded in 1973, the year of the oil crisis, and the real growth in the subject has been since then. This growth should be set against Britain’s decline as an industrial nation » (Hewison, 1987: 89). Pour le journaliste britannique, l’émergence de ce patrimoine est un substitut au déclin, « as industries die, the heritage solution in increasingly applied » (Ibid. : 95).

Devant cette analyse et la vision critique des experts étrangers, Leniaud se demande pourquoi ce mouvement est apparu plus tard en France que dans les autres pays d’Europe. Il envisage alors plusieurs hypothèses, dont celle qui veut que l’intérêt pour les nouveaux patrimoines aurait mis plus de temps à s’installer dans l’opinion française. Ce phénomène est sans doute lié au premier retard avec lequel la société française industrielle a vécu la modernisation, tandis que la Grande-Bretagne et l’Allemagne avaient connu un essor considérable dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. De plus, Leniaud décèle par ailleurs des causes plus subtiles et plus internes, liées à l’organisation de la recherche en France dans le domaine des sciences humaines (Leniaud, 2002 : 304-305).

Ce qu’il est cependant important de retenir, devant les limites de l’élargissement du champ patrimonial, autant en France que dans les autres pays, c’est avant tout la perte de sens qui s’empare des objets du patrimoine. Faire du patrimoine une solution, un substitut ou un prétexte à telle ou telle forme de déclin ne peut que le dévaluer et en faire une marchandise. Jean-Michel Leniaud dénonce justement cette troisième mutation, relative à

l’évolution du patrimoine : « Après avoir contribué pendant des siècles à confirmer le lignage et la collectivité publique, après avoir vécu au temps des nations (1750-1950) une phase d’instrumentalisation historiciste, le patrimoine connaît de nos jours une troisième mutation, celle du consumérisme : il se transforme en produit de consommation » (Ibid. : 316).

Il est possible de retrouver ici les craintes d’Hannah Arendt qui, dans La crise de la

culture (1954), interroge, depuis l’avènement de la société de masse, le sens de la culture.

Arendt pose le postulat selon lequel « [d]epuis plus de dix ans, nous constatons une inquiétude sans cesse croissante parmi les intellectuels quant au phénomène relativement nouveau de la culture de masse. […] L’hypothèse tacite, sous-jacente à toutes les discussions sur ce sujet, est que la culture de masse, logiquement et inévitablement, est la culture de la société de masse » (Arendt, 1954 : 253). Le rapport de la société et de la culture, qualifié de hautement problématique par Arendt, est abordé à partir de la question de la société actuelle dite « de masse ». Ainsi, le principal risque encouru est le suivant : « La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira » (Ibid. : 265). Dans la perspective d’Arendt, et à partir de son analyse sur l’avènement de la société et de la culture de masse, il est possible d’interroger les formes contemporaines de transmission culturelle. Arendt émet l’hypothèse suivant laquelle la culture, jusqu’alors réservée à l’élite, se transformerait dans la société de masse en « culture de masse » et mènerait à « une intellectualisation du kitsch », et que cette « forme de société et de culture va demeurer nôtre dans l’avenir prévisible » (Arendt, 2005 : 254). Il est important de souligner que le titre de cet ouvrage s’intitule Between past

and future (entre passé et présent); Hannah Arendt y définit la notion de culture et

s’interroge sur l’essence de la culture et sur son rapport au domaine politique (Ibid. : 271). Elle définit un objet comme étant culturel selon la durée de sa permanence dans le temps et selon le soin qu’on lui a accordé pour le conserver (Ibid. : 266).

Bien que le mot « patrimoine » n’apparaisse pas dans l’ouvrage d’Hannah Arendt, car à cette époque il n’est pas encore utilisé de façon récurrente dans le domaine des sciences humaines et de la philosophie, il est possible de mettre ses critiques en relation

avec les postulats de Leniaud et de Hewison, mentionnés plus haut. Les risques de destruction que la société de consommation fait peser sur la culture sont les mêmes que les risques décelés dans la problématique que soulève l’élargissement du champ patrimonial. Même si les auteurs l’abordent à plusieurs décennies d’intervalle et sous diverses formes, il est possible de mettre en corrélation cette problématique et de la comprendre dans une dynamique propre au monde occidental de la deuxième partie du XXe siècle. Selon Arendt, le devoir de préserver le passé est le « même pour l’ensemble de la civilisation occidentale. Intellectuellement, sinon socialement, l’Amérique et l’Europe sont dans la même situation : le fil de la tradition est rompu, et nous devons découvrir le passé pour notre propre compte » (Arendt, 2005 : 262). C’est dans cette perspective temporelle et à partir de cette rupture avec « le fil de la tradition » qu’il est nécessaire d’envisager le rapport que la société actuelle entretient avec le passé, la culture et le patrimoine.

La notion de patrimoine est traitée ici comme le socle principal de cette exploration théorique. Au regard de l’évolution de la notion, il est possible de constater ses nombreux voyages, autant temporels que disciplinaires. À partir de ce premier ensemble d’éléments qui mettent en contexte l’émergence de cette notion, je vais continuer d’explorer les notions qui lui sont souvent associées, comme celle de patrimonialisation.