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Dans la logique de la résistance à la souffrance corporelle que nous avons évoquée supra, et qui constitue une des valeurs fondamentales de l’espace de la haute performance,

Dans le document Panser les deux mondes (Page 154-157)

le médecin participe lui-même à l’inscription de la douleur dans la norme. C’est d’ailleurs

dans ce cadre qu’il est possible de ranger ce que ces médecins identifient comme des

« douleurs normales d’adaptation à la pratique du sport à un haut niveau », et qui les

amènent à repérer cliniquement la « cheville du footballeur », le « poignet du gymnaste »,

« le rachis du cavalier », etc. La douleur est donc identifiée, reconnue par « l’expert en ce

domaine » comme étant une douleur avec laquelle il faut vivre pour continuer à produire

de la performance. Quel que soit le milieu sportif dans lequel nous avons mené des

investigations, il nous a été possible de repérer empiriquement cette technique de

normalisation de la douleur. Ainsi par exemple, ce footballeur professionnel, lorsqu’il

discute avec un de ces coéquipiers qui vient de se blesser à l’entraînement et qui attends le

« doc », lui explique qu’en ce qui le concerne, il évolue avec une « douleur récurrente de la

cheville », mais « pas grave » puisque résultant « selon les médecins », du fameux cas de la

« cheville du footeux ». Ou encore, ce jeune gymnaste qui souffre du poignet gauche et qui

se voit renvoyé à l’entraînement par le médecin du pôle, après avoir diagnostiqué une

ostéochondrose, « pathologie classique et normale d’un gymnaste en devenir, à laquelle on

peut pas grand-chose ». « Le corps médical, par la répétition de ses interventions auprès

des jeunes gymnastes dans un contexte de gestion rationnelle du corps, participe

pleinement à penser l’ascèse [et les sacrifices corporels] comme un mode normal de

vie »

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. Le médecin du pôle de gymnastique, après avoir ausculté un jeune gymnaste qui

s’est plaint de douleurs récurrentes aux avant-bras pendant plusieurs semaines avant de ne

finalement plus ressentir le moindre mal, nous explique ce qui fonde selon lui la spécificité

de sa compétence et illustre ici parfaitement notre propos. « Tu vois, ça ne servait à rien de

l’envoyer en consultation. Ce genre de douleurs, ce sont des douleurs nécessaires. Un peu

comme les courbatures qui correspondent à des lésions des fibres musculaires nécessaires

au développement du muscle, et bien peut-être qu’on a pareil au niveau osseux. Bien que

cela n’ait jamais été montré, moi je suis persuadé que ce sont également des douleurs

d’adaptation. C’est ça qui est difficile et qui nécessite un peu d’expérience : savoir ce qui

est de l’ordre des douleurs d’adaptation et ce qui est pathologique et qui nécessite un

traitement médical. Maintenant, quand on écoute le médecin de la Jeunesse et Sport, il

faudrait tout le temps les arrêter pour des choses qui ne nécessitent pas d’arrêts. Des

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microtraumatismes osseux, des microfissures dans la colonne vertébrale par exemple, bah

avant on les laissait pratiquer tant qu’ils ne se plaignaient pas. On n’empêchait pas les gens

de faire de la gym ! ». A la suite des visites médicales obligatoires au CHU, le docteur

Renaud demande à chacun des gymnastes de lui faire le récit des consultations. Etienne,

jeune sportif de douze ans rapporte au médecin du pôle les propos du praticien hospitalier.

« Elle a dit que j’avais à peu près un an de retard dans ma croissance par rapport aux autres

de mon âge… ». Cette remarque ne manque pas de déclencher une vive réaction du

médecin de terrain, qui nous livre une réflexion intéressante sur le déplacement des normes

dans l’espace du sport de haut niveau. « On ne va pas faire des grands en faisant de la

gymnastique, ça se saurait ! C’est quoi la normalité en gym hein ? C’est dingue ça ! La

semaine dernière, j’ai été à un congrès de médecine. Il y avait une intervention d’une jeune

tunisienne sur les paraplégiques, qui portait sur les procédés à mettre en place pour leur

faire retrouver la puissance moyenne que l’on trouve dans les rotateurs internes d’individus

normaux. Alors moi, de suite j’ai levé la main et je lui ai posé une question : c’est quoi la

normalité pour les rotateurs internes chez des paraplégiques ? Cette baisse de puissance

n’est-elle pas due au changement de fonctionnalité des bras ? Se déplacer par la force des

bras, ce n’est pas rien ! Il faut commencer par se poser ce genre de questions avant de faire

des recherches de ce type. Du coup, elle était très embêtée et a fini par reconnaître qu’ils ne

s’étaient même pas posés la question alors que c’était effectivement le point de départ…

Tout ça pour dire qu’en gym, c’est exactement pareil ! Il faut se demander ce qu’est la

normalité dans la gym avant de parler d’autres choses ». De ce point de vue, le docteur

Renaud fait figure de spécialiste dont la grande expertise le rend capable d’identifier et de

traiter différemment les bruits corporels considérés « normaux » des pathologies qui ne le

sont pas. Or, « comme Balint l’écrivait déjà en 1968 : “le médicament de beaucoup le plus

fréquemment utilisé en médecine est le médecin lui-même”. Autrement dit, ce n’est pas

uniquement la fiole de médicament ou la boîte de cachets qui importent, mais la manière

dont le médecin les prescrit à son malade »

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. Ici, l’expertise du docteur Renaud est très

clairement fondée sur sa propre biographie sportive. Son passé de sportif de haut niveau

fait qu’il a lui-même subit les effets d’une conversion et sa pratique médicale au sein du

pôle de gymnastique est la traduction des préceptes hippocratiques à travers le filtre d’un

rapport au corps et à la santé décalé. Ce professionnel de santé avoue ainsi avoir éprouvé

pour la douleur physique un sentiment de dépendance coupable. « En gym, il faut aimer se

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FAINZANG, Sylvie. 2001. Médicaments et société, Paris, Presses Universitaires de France, Collection

Ethnologies, p. 106.

faire mal, et on aimait ça, oui. C’est sans doute un peu dérangeant de le dire quand on est

médecin, mais c’est comme ça ». Sans réécrire le désormais classique essai de

Canguilhem, il apparaît clairement que la définition de la « bonne santé » pour ce médecin

s’inscrit dans les lois propres à l’espace sportif. « En médecine l’état normal du corps

humain est l’état qu’on souhaite de rétablir. […]. La médecine existe comme art de la vie

parce que le vivant humain qualifie lui-même comme pathologiques, donc comme devant

être évités ou corrigés, certains états ou comportements appréhendés, relativement à la

polarité dynamique de la vie, sous forme de valeur négative. […] En cela, le vivant humain

prolonge, de façon plus ou moins lucide, un effort spontané, propre à la vie, pour lutter

contre ce qui fait obstacle à son maintien et a son développement pris pour normes »

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.

Dans l’espace du haut niveau sportif, les obstacles à la santé sont spécifiques et « l’état

normal du corps » ne signifie pas l’absence de douleurs. Nous l’avons vu, le médecin par

une activité de banalisation des blessures et de normalisation de la douleur participe à la

production d’un rapport au corps adapté aux exigences du milieu, et donc à terme au

déplacement des normes de santé. Il est à ce titre particulièrement intéressant d’interroger

les conditions dans lesquelles une « douleur normale » banalisée devient inquiétante et

peut accéder au statut de « pathologie à traiter ». L’expertise médicale est entièrement

colorée par les enjeux sportifs, au point que la poursuite de l’entraînement figure comme

un critère déterminant dans l’évaluation de la gravité des blessures. La douleur chronique

que Karl ressent à l’épaule depuis plus de 6 semaines a toujours été banalisée par le

médecin. Le jeune gymnaste explique que cette douleur « ne le gêne pas trop » et qu’il peut

s’entraîner normalement. Le médecin en conclut après s’être assuré par diverses

manipulations qu’il ne s’agissait pas d’une pathologie sévère, que cette sensation

désagréable fait partie d’un cycle normal d’adaptation du corps à la gymnastique de très

haut niveau (tout en reconnaissant que cela n’a jamais été véritablement démontré

médicalement). Mais à la septième semaine, Karl souffre visiblement, au point d’avoir

stoppé une séance aux anneaux. Cette fois, la prise en charge médicale est maximale. Le

docteur Renaud, après de longues manipulations, lui prescrit directement des

anti-inflammatoires et projette de le voir au sein de son cabinet pour mener une exploration

plus complète. Savoirs médicaux et sportifs sont ici intimement entrelacés jusque dans

l’énonciation du diagnostic et l’attitude à adopter. Si le médecin isole les pathologies

responsables de diverses douleurs grâce à des manipulations savantes, dans la réflexion sur

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CANGUILHEM, Georges. 2003 [1966]. Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de

France, Quadrige, p. 77.

une éventuelle thérapeutique, la réponse des gymnastes à l’entraînement permet de

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