positions au sein de l’espace du sport d’élite, la résistance à la douleur et à la blessure se
traduisant en effet comme le témoin incontestable d’une certaine « valeur sportive ». Dès
le début du XX
e, le grand champion et journaliste Jean Bouin disait de l’effort qu’il « est
une persécution qui affermit la foi »
84. Près d’un siècle plus tard, une étude réalisée en
1999 en Grande Bretagne sur la gestion des blessures dans les clubs de football
professionnels montre ainsi que la persévérance dans la souffrance est considérée comme
un trait caractéristique du « bon professionnel »
85. « La douleur est le sacrifice que l’athlète
consent dans un échange symbolique visant à le faire figurer en bonne place lors de
l’épreuve ou de l’établissement d’un record »
86. De la maîtrise individuelle du glaçage
d’une blessure légère par exemple, jusqu’à l’arrêt brutal d’une carrière suite à un accident
dont la gravité n’autorise plus la pratique sportive à son plus haut niveau, la gestion de la
santé physique détermine la capacité de « production de la performance », et organise en
partie les positionnements individuels. Cette mise en ordre à partir des désordres du corps
s’accompagne logiquement d’un certain nombre d’effets normatifs. Entre une
sur-utilisation organique nécessaire à la victoire sportive et la préservation fondamentale de
l’intégrité physique pour prolonger au mieux la santé corporelle et mener au plus loin les
projets sportifs, la gestion de cet éternel déséquilibre se règle dans de multiples
négociations. Au cœur de la dialectique « bonne santé » et « santé suffisante pour la
réalisation de performances à l’instant t », la question de la gestion sanitaire des corps dans
le processus de construction des élites sportives semble donc devoir être interrogée, du
point de vue de l’encadrement technique, des sportifs eux-mêmes, et enfin bien sûr de
l’encadrement médical.
I. 2. a. Entraîner et surveiller
Pour l’encadrement technique, et plus particulièrement la figure incontournable de
l’entraîneur, cette gestion ambiguë des corps se manifeste de plusieurs façons. D’abord par
un processus récurrent de banalisation de la blessure et de normalisation de la douleur. Il
84
BOUIN, Jean. 1913. « L’école du champion », La Vie au Grand Air, 4 octobre 1913, p. 846-847.
85
WADDINGTON, I., RODERICK, M., & PARKER, G. 2002. Managing injuries in professional
football: the roles of the club doctor and physiotherapist. Centre for research into sport and society,
University of Leicester.
86
est normal de souffrir, et le « bon sportif » est celui qui résiste, celui qui est capable de
« faire avec ». Ainsi faut-il comprendre le discours d’un entraîneur de Ligue 1, le
lendemain d’un match de championnat, lorsqu’il improvise un court débriefing avec un
joueur qu’il croise dans un couloir du centre sportif. Déçu par son manque d’implication
physique et face à l’argumentation déployée par le joueur qui invoque un mal de dos, il
explique : « Si tu commences à trop t’écouter, on n’a pas fini hein ! Faut changer de
métier ! ». De même, lorsque Fabrice, gymnaste de 13 ans formé au sein du pôle espoir,
exécute un mouvement sur le cheval d’arçon devant son entraîneur, et que suite à une
imprécision, son tibia vient heurter violemment la poignée en bois qui orne cet agrès, le
jeune sportif chute, roule sur lui-même en se tenant la jambe et accompagne ce ballet
tragico-comique d’un long hululement plaintif. Passés les rires de ses camarades,
l’entraîneur lui explique : « Mais non, tu n’as pas mal, mais non. Allez ! Relève-toi et
recommence ».
Le rapport à la douleur devient source de jugement et d’évaluation des futurs
champions. Le personnel encadrant et particulièrement les entraîneurs, sont extrêmement
sensibles à cet aspect. Le jeune athlète qui fait preuve d’une résistance élevée à la douleur
et qui a la capacité de dépasser ses difficultés afin de maintenir son rendement à
l’entraînement et dans les compétitions, est intéressant dans la logique du sport de haut
niveau
87. Ainsi, Mathias, gardien de but de l’équipe des moins de quinze ans du centre de
formation du club professionnel de football, nous explique la façon dont s’opère,
concrètement, ce système de sélection et d’évaluation du sportif dans son rapport à la
douleur et à la blessure. Victime de sa troisième entorse acromio-claviculaire de la saison,
il consulte de son propre gré le docteur Gardet tous les jours. Conscient qu’une telle
blessure n’aura que peu évolué d’un jour à l’autre, Mathias tient par-dessus tout à respecter
cet emploi du temps, d’une part pour se rassurer sur le devenir positif de son mal, mais
aussi et surtout car il sait, malgré sa jeune expérience, qu’il fait l’objet d’une surveillance
continue. « Ils nous surveillent sur tout. Donc aussi sur la façon dont on se soigne. Si on va
souvent chez le médecin et le kinésithérapeute, si on est fort dans notre tête par rapport à
notre blessure et tout ça…C’est comme ça que ça marche. Il faut que je leur montre que je
suis super motivé et que ça va pas m’arrêter ! ». Dans une logique comparable, Allan,
87
La comparaison avec la tradition chrétienne dans laquelle « la douleur est l’expression de la dévotion » est
ici fort séduisante. Voir par exemple : LE BRETON, David. 2003. La peau et la trace. Sur les blessures de
soi, Paris, Métailié, 142 pages.
jeune gymnaste de 16 ans, est actuellement mis à l’écart du groupe des onze autres athlètes
d’un pôle espoir. Atteint d’une douleur à l’épaule depuis le début de la saison et victime
d’examens médicaux ne révélant aucunes pathologies spécifiques, le personnel encadrant
traduit ce comportement comme un manque de volonté, de combativité et émet des doutes
sur sa réelle motivation. Par un lent processus observable (désaccords verbaux, mise à
l’écart pendant les entraînements, discussions avec les parents, etc.), Allan est en train de
se mettre et d’être mis au banc de ce milieu très spécifique. Et, envisageant de le sortir du
pôle dès l’année suivante, le cadre technique lui-même, aux vues de sa propre perception
du comportement du jeune homme, nous explique : « vu sa motivation à l’entraînement, le
retour à la réalité devrait se faire tout naturellement ».
Le paradoxe du double-corps, celui que l’on pousse et celui que l’on protège, joue
ici à plein dans la mesure où l’on retrouve dans les discours de l’encadrement sportif des
stratégies de banalisation, utiles pour augmenter la rentabilité du « corps-outil », mêlées à
des mécanismes d’évaluation et de surveillance, dont le corollaire direct est une
surmédicalisation du « corps-humain ». Surmédicalisation qui devient stigmatisante dès
lors qu’elle ne sert plus directement le projet sportif. Celui qui se blesse trop souvent, qui
demande à être arrêté, perd de sa rentabilité. Ainsi, l’entraîneur de l’équipe professionnelle
de football, lorsqu’il aperçoit l’un de ses joueurs attendre devant la porte du docteur
Beaugendre juste avant de débuter une séance d’entraînement l’interpelle et lui dit :
« Qu’est-ce que tu fais encore là, toi ? T’es footballeur où quoi ? Hey faut changer de
métier hein !... ». Le joueur répond alors ironiquement : « Ouais, ouais, je vais faire
chanteur… ». L’entraîneur de renchérir : « Ouais, c’est ça… Tu vas pouvoir t’entraîner au
moins ? ». Le message est très clair, une résistance insuffisante aux douleurs et blessures
est incompatible avec le métier de footballeur professionnel. L’entraîneur ne fait que
rappeler ici l’une des lois fondamentales que ce sportif a déjà parfaitement intégrée. A
terme, le sportif risque de sortir du système.
I. 2. b. S’exposer et se protéger
En ce qui concerne les sportifs eux-mêmes, la gestion paradoxale des corps produit
des effets similaires. Les techniques d’inculcation de l’habitus du champion par la
banalisation de la blessure et la normalisation de la douleur sont responsables de
l’incorporation d’un rapport au corps dans lequel il va s’agir de ne pas trop s’écouter. Les
bruits corporels, parce que susceptibles de devenir obstacles à la productivité, doivent être
mis à distance. « La douleur et la blessure doivent être dépassés par l’athlète qui ne peut se
laisser aller, il doit “se forcer”, “apprendre à aller au-delà de la douleur”, “se forger le
caractère”, car “c’est faire le métier”. Cette distanciation vis-à-vis de la douleur est
intimement reliée à une problématique temporelle du “métier” : prendre le temps de se
soigner vraiment, c’est arrêter l’entraînement ; choisir une médiation rapide et soutenir la
douleur, c’est continuer l’entraînement »
88. Ainsi, Joël Bats, ancien gardien emblématique
de football, explique dans sa biographie : « Je suis sûr qu’un gardien apprend à souffrir
autrement et plus tôt qu’un joueur du champ. […]. Sur ce terrain, j’ai joué des heures et des
heures. Chaque plongeon, chaque chute faisaient mal et me mettaient au bord de la nausée.
C’est aussi dans cette faculté de se taire, de subir, que l’on juge un gardien. […]. Des mois
durant, les coudes ensanglantés après l’effort, et les muscles durs et tuméfiés des cuisses
m’empêchaient de m’entraîner convenablement. Je savais que cette période, inévitable,
faisait partie d’un cycle d’initiation, de la quête d’une maturité nouvelle. […]. Souffrir,
c’est surtout savoir que l’on n’a pas fini de vivre. […]. Au nom de je ne sais quel
masochisme, sans douleur, je ne suis plus le même. Je me suis habitué à cette idée. Depuis
mes plongeons sur le ciment et les entraînements de plus en plus intensifs, l’idée de
supprimer la douleur ne me vient plus à l’idée. Elle était toujours là, plus ou moins
présente. A moi de négocier avec elle »
89. Et l’actuel gardien d’une équipe de Ligue 1 nous
expliquait récemment : « Tu peux avoir des douleurs, mais qui ne t’empêchent pas de
jouer ». C’est toute la balance entre douleurs et conséquences. « Si tu as mal, mais que
normalement ça ne risque pas de s’aggraver, tu joues. La douleur, on s’y habitue. On ne
peut pas faire autrement ! […] Faut vivre avec ! Si c’est une douleur et que ça ne peut pas
s’aggraver, et bien ce n’est pas grave, il faut jouer ! ». Dans ce processus d’incorporation
des normes du « travail sportif », le corps est réifié et accède au statut d’instrument, qui
existe presque « à côté » de l’individu (« Notre corps, c’est notre outil de travail. Donc il
faut être sérieux et ne pas faire n’importe quoi si on veut progresser et devenir
meilleur »
90). Ainsi, le vocabulaire anatomique subit lui-même les effets d’une telle
transformation et le sportif ne se blesse pas mais se « casse » (« Non seulement mes
88
DE LESELEUC, Eric & MARCELLINI, Anne. 2005. « Légitimité vs illégitimité du dopage chez les
sportifs de haut niveau. Comment se définissent les limites du non acceptable ? », Revue STAPS, n°70, p. 39.
89
BATS, Joël. 1987. Gardien de ma vie, Paris, Editions J’ai lu, p. 121.
90
Sont rapportés ici les propos de Mathias, jeune gardien de l’équipe des moins de 15 ans du centre de
Dans le document
Panser les deux mondes
(Page 140-143)