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LES LIMITES DE LA RELATION D’ENQUÊTE

Dans le document Les bamakois diplômés de Paris (Page 72-80)

CHAPITRE 2 : LA CONSTRUCTION D’UNE RELATION

3. LES LIMITES DE LA RELATION D’ENQUÊTE

Après plusieurs années d’investigation, malgré un réseau solide, il y a des obstacles que je n’ai pas pu franchir. La relation d’enquête a atteint ses limites quand il a s’agit d’interviewer des femmes bamakoises et quand les interlocuteurs s’exprimaient en bambara (langue que je ne comprends toujours pas et que je ne parle pas, hormis quelques formules courantes).

Premièrement, le réseau d’enquête, tel qu’il s’est construit à Paris, n’a présenté que peu d’occasions de rencontrer des femmes. D’abord, parce qu’une partie importante de mes interlocuteurs étaient célibataires et vivaient seuls (ou en colocation avec d’autres hommes) dans leurs appartements parisiens. Ensuite, parce que les hommes mariés ou en concubinage ont été réticents à l’idée que je réalise un entretien avec leurs conjointes. La scène suivante est une illustration des difficultés que j’ai pu rencontrer à ce propos :

[Paris, le 23.05.2004] Un soir, Yaya et Asta nous invitent (ma compagne

et moi) à dîner chez eux. L’objet de cette rencontre est de visionner les photos de leur mariage auquel nous avons assisté le mois dernier. Arrivés à leur domicile, nous sommes étonnés de constater que sur la table où nous devons manger, seulement trois couverts ont été dressés. […] Durant tout le repas, il n’a pas été question qu’Asta vienne s’asseoir avec nous. Son rôle s’est limité à nous servir et à effectuer les tâches qu’impliquait la réception de ses hôtes : préparer le dîner et le café, faire la vaisselle, etc. La seule conversation que nous ayons eue avec elle a été sa robe de mariée, sa bague et sa dot dont elle était extrêmement fière.

Pour des raisons qui demeurent floues à mes yeux, Yaya a toujours refusé que je réalise un entretien avec Asta. Après quelques relances de ma part, il m’est apparu évident que trop d’insistance aurait créé des tensions avec cet interlocuteur et qu’il a été préférable de ne plus aborder le sujet.

Cet exemple n’est pas un cas isolé. À plusieurs reprises, il m’a fallu obtenir l’autorisation du mari pour pouvoir réaliser un entretien avec sa femme, une autorisation qui m’a été accordée à deux reprises sous la réserve de leur présence. Par exemple, pour effectuer l’entretien avec Mammy, j’ai dû attendre non seulement l’aval de son mari mais aussi convenir d’une date à laquelle elle et lui étaient

72 disponibles. Cette démarche a non seulement duré un mois mais la parole de Mammy – au moment de l’entretien - était soumise au contrôle de son conjoint. On l’aura compris, les femmes sont les grandes absentes de cette enquête.

Deuxièmement, l’enquête menée ces dernières années est tributaire d’un contexte. Depuis les années 80, les populations migrantes d’Afrique subsaharienne installées en France ne cessent de se diversifier. C’est durant cette période – de 1980 à nos jours - que de nouvelles strates migratoires se sont constituées, composées notamment de citadins ayant souvent un niveau de formation scolaire plus élevé que leurs prédécesseurs. L’accès aux ressources est facilité et l’exemple le plus significatif est le degré de scolarisation des enquêtés. Tous ont au minimum le niveau du baccalauréat et parle couramment le français. Ce point est important dans la mesure où la langue française a été la condition sine qua non pour l’établissement d’une communication avec mes interlocuteurs parisiens mais aussi bamakois.

Mais plus important, ne maîtrisant pas la langue maternelle de mes interlocuteurs, le Bambara, c’est l’accès à une partie de leur réalité sociale qui m’a échappé. Car bien souvent, la langue maternelle prend le dessus sur la langue française, particulièrement dans les moments d’entre-soi, obligeant les enquêtés à me traduire leurs propos.

La méthode décrite au cours de cette première partie n’est qu’une manière de faire parmi d’autres. Si les moyens utilisés pour recueillir les données empiriques apparaissent comme le résultat de tactiques1, il reste que la plupart de mes attitudes sur le terrain a été adoptée « sur le moment ». De surcroît, les tactiques mises en place pour construire la relation d’enquête sont faillibles et ne mettent jamais le chercheur à l’abri des tensions que peuvent générer sa présence dans un univers qu’il découvre au fil des années.

C’est pourquoi la position du chercheur dans le groupe social étudié ne dépend pas de sa simple volonté. Elle requiert nécessairement l’accord et l’appui des

73 protagonistes de l’enquête. C’est parce que mes interlocuteurs ont accepté ma présence, ma curiosité et mes maladresses que ce travail a pu se réaliser.

Le retour sur la pratique du terrain est un exercice nécessaire pour celui qui veut donner à son travail la rigueur exigée par toute étude qualitative. Pour autant, le chercheur est porteur d’une vision du monde qui lui est propre. Ainsi, les résultats de l’enquête, s’ils veulent tendre vers la scientificité, ne peuvent se soustraire en totalité de la personne qui l’a réalisée.

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DEUXIEME PARTIE

Capital pré-migratoire

et raisons du départ

75 La plupart des gens font comme si l’existence des migrants débutait au moment de leur arrivée dans la société d’installation. C’est certainement l’un des préjugés sur l’immigration auquel j’ai été le plus sensible durant cette enquête. Le migrant est bien souvent amputé d’une partie de son histoire : celle qui précède son arrivée en France, celle qui définit pourtant, et de manière indélébile, une partie de son être social. Comment restituer le point de vue des acteurs sans s’interroger sur ce qu’ils ont été avant leur migration ? Comment comprendre leurs logiques de comportement sans connaître les conditions de vie qui étaient les leurs « là-bas » ?

Ces deux questions sont incontournables pour saisir les modes d’être des Bamakois diplômés résidants à Paris. C’est également à partir de ces questions que ce sont organisés les chapitres 3 et 4 de cette partie.

Le chapitre 3, Nés à Bamako, a pour objectif de définir le capital pré-migratoire des enquêtés, c'est-à-dire l’ensemble des schèmes d’action dont sont porteurs les migrants et qui sont le résultat de leur socialisation au Mali. Ce point est extrêmement important dans la mesure où ces dispositions sociales vont venir déterminer - en partie - la façon dont les acteurs organisent et perçoivent leur expérience de migration.

Le chapitre 4, Pourquoi partir ?, vise à rendre compte des raisons qui ont poussé mes interlocuteurs à quitter Bamako ainsi que celles qui les ont poussées à choisir Paris pour destination. Il s’agit de retracer leurs itinéraires à l’intérieur de la société malienne, cette société qui les a façonnés durant les vingt ou trente premières années de leur vie, cette société dans laquelle ils ne sont pas restés.

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CHAPITRE 3

Nés à Bamako

« La société humaine se compose de familles, et non d’individus.»

Auguste Comte1.

Ce chapitre poursuit un double objectif : décrypter les éléments constitutifs du capital pré-migratoire des enquêtés et déterminer leur position sociale dans la société malienne avant leur émigration.

Socialisés dans le Mali des années 70-90, les personnages de l’enquête sont dotés d’un « système acquis de préférences, de principes de vision et de division, de structures cognitives durables […] et de schèmes d’action qui orientent la perception de la situation et la réponse adaptée2 ». La détermination de ce « sens pratique » est largement tributaire des conditions sociales et économiques dans lesquelles les enquêtés ont passé leur enfance et leur jeunesse.

Une question se pose d’emblée : à quelle fraction de la population malienne les enquêtés appartiennent-ils ? Cette « simple » question en appelle un millier d’autres et touche au thème complexe de la formation des groupes sociaux au Mali.

Lorsque l’investigation a commencé, les enquêtés étaient déjà installés en France depuis plusieurs années. J’avais sous les yeux une migration « en train de se faire », sans accès direct à la situation qui était la leur « là-bas ». Une part importante du travail d’enquête a donc été de reconstituer leur passé, de mobiliser leur mémoire sur cette période clé de leur existence. Je n’oubliais pas, comme le souligne John

1 Auguste Comte, Système de politique positive, Paris, Georges Crès & Cie, tome 3, [1851-1854], 1912 ;

version numérique par Jean-MarieTremblay [ouvrage consulté le 21 octobre 2010] :

http://classiques.uqac.ca/classiques/Comte_auguste/systeme_politique_positive/systeme_politique _positive.pdf, p.27.

77 Lonsdale1, que cet appel à la mémoire, aux souvenirs, comporte nécessairement une part de bricolage, notamment pour permettre aux enquêtés de répondre aux exigences de l’entretien2.

Il est un point central à partir duquel mes interlocuteurs ont raconté leur histoire : le fait d’être né et d’avoir grandi à Bamako. À leurs yeux, la ville de Bamako désigne ce « chez nous » auquel ils font systématiquement référence dans leur discours pour expliquer qui ils sont, mais également qui ils ne sont pas. S’il est important de saisir ce que signifie « être bamakois », il est tout aussi important de ne pas s’en tenir là. La ville de Bamako n’est que le cadre « global » dans lequel se sont déroulées les activités socialisatrices des enquêtés. Parmi les valeurs mémorielles qui sont celles des enquêtés, le vécu familial et la carrière scolaire sont cotés très haut.

Mais la maison familiale et l’école renvoient aussi aux lieux « concrets » de socialisation qui ont structuré leur intériorité, conditionné leur rapport au monde et aux autres. Je montrerai que ces deux activités sont étroitement liées l’une à l’autre et qu’elles sont une affaire de reproduction sociale.

Banal, pourrait-on penser. Pourtant, dans un pays qui scolarise un enfant sur cinq3, la possibilité de terminer un cursus scolaire et d’obtenir un diplôme n’est pas donnée à tout le monde. Seule une fraction très minoritaire de la population malienne est concernée, fraction dont les personnages de cette enquête font partie. Cela signifie également que les familles de mes interlocuteurs réunissaient les conditions suffisantes pour permettre à leurs enfants de mener à bien une carrière scolaire. De quelles familles parle-t-on ? Voilà une question à laquelle il me faut répondre.

Ville, famille et École, tels sont les trois registres à partir desquels se sont racontés les enquêtés. C’est à travers ce triangle identitaire que je vais tenter de situer mes interlocuteurs dans la hiérarchie des positions sociales maliennes, et, par ce biais, aboutir à une définition plus fine de leur capital pré-migratoire.

1 John Lonsdale, « Le passé de l’Afrique au secours de son avenir », Politique africaine, n°39, 1990, p.

137.

2 Toutefois, mes interlocuteurs sont physiquement sortis de la condition sociale qui était la leur au

Mali (symboliquement, c’est une autre histoire). Cette position, à distance de leur société d’origine, encourage mes interlocuteurs à objectiver le discours sur leur passé.

3

Gérard Dumestre, « De la scolarité souffrante (compléments à « De l’école au Mali ») », Nordic

78 En définitive, interroger le capital pré-migratoire des enquêtés, c’est se donner les moyens d’approfondir notreconnaissance de leur origine sociale.

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Dans le document Les bamakois diplômés de Paris (Page 72-80)

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