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LES AMBIVALENCES DE LA RELATION D’ENQUÊTE

Dans le document Les bamakois diplômés de Paris (Page 66-72)

CHAPITRE 2 : LA CONSTRUCTION D’UNE RELATION

2. LES AMBIVALENCES DE LA RELATION D’ENQUÊTE

Construire une relation d’enquête n’est pas toujours sans heurts, il y a des hauts et des bas, il y a des moments où l’on se comprend, d’autres où l’on a le sentiment que quelque chose nous échappe. Au fur et à mesure que j’apprenais à connaître les Bamakois diplômés, le rôle et la place qu’ils m’accordaient évoluait sans que j’en maîtrise toujours les enjeux.

2.1 L’après Bamako

Le troisième temps de l’investigation est celui où Mamadou (Cf. les personnages de l’enquête) m’a proposé de l’accompagner dans un de ses retours annuels au Mali. Cette étape de l’investigation a changé mon statut auprès de mes interlocuteurs parisiens : j’étais parti « chez eux ». Et l’un des signes les plus perceptibles de ce changement s’est manifesté à travers la manière dont on me présentait à de nouvelles personnes, par exemple :

[Paris, le 6.09.08] Mamadou et moi sommes aux Halles, dans le premier arrondissement de Paris. Après être passés à « Point Afrique », une agence de voyage délivrant des billets « bon marché » vers les capitales d’Afrique, Mamadou souhaite s’offrir un polo Lacoste. Nous descendons donc dans le centre commercial souterrain des Halles en quête de son « petit plaisir », comme il dit. […] Je me laisse guider par Mamadou qui semble connaître les moindres recoins du centre commercial.

Nous empruntons d’abord deux escalators afin de trouver sa banque, puis nous rebroussons chemin pour entrer dans un magasin de vêtements de luxe [...]. Mamadou me présente sans plus attendre l’agent de sécurité du magasin :

« Voilà, Issa, mon petit frère, on est tous les deux de Bamako ; Issa, je

te présente David. David est parti plusieurs mois au Mali, il a habité à la maison. Je vous laisse ».

Le séjour à Bamako m’a permis de franchir un cap dans les relations d’enquête : rencontres et dialogues facilités, connaissance plus approfondie de la ville d’origine des enquêtés, meilleure compréhension des scènes observées ou des discours tenus

66 en entretien, etc. Désormais, j’associais des visages à des noms, j’avais vu certaines pratiques nommées en entretien ou, au contraire, d’autres qui étaient passées sous- silence. Autrement dit, j’avais partagé le quotidien des Bamakois.

Par ailleurs, je demandais régulièrement des nouvelles des membres de la famille de certains enquêtés. Ces échanges me permettaient d’approfondir ma connaissance du réseau migrant, des deux bouts de la chaîne migratoire. Mais à travers les attentions que je portais aux proches de mes interlocuteurs, je consolidais aussi nos relations.

Depuis ce séjour, le groupe d’interconnaissance parisien a surtout accepté ma présence, non pas comme l’un des leurs, mais en me conférant un statut « d’altérité reconnue1».

2.2 Les attentes du groupe vis-à-vis de l’enquêteur

Les différents rôles que j’ai endossés ont également défini les attentes du groupe à mon égard. Et les relations d’enquête, comme toute relation sociale, se sont construites sur le principe du don/contre-don.

Tout au long de l’investigation, les enquêtés m’ont donné de leur temps pour se raconter, pour me faire découvrir leur monde et pour me l’expliquer. De mon côté, que pouvais-je leur donner ?

A. Être à l’écoute

L’entretien a été une occasion pour mes interlocuteurs de parler de leurs vies et d’être écoutés. Il crée une situation sociale peu ordinaire où ils ont pu effectuer un travail sur eux-mêmes et faire le point sur leur situation migratoire. Le fait est bien connu en sociologie que l’entretien compréhensif permet de satisfaire le besoin de parler, ce dont ont témoigné plusieurs enquêtés : « ça m’a fait du bien de faire un

entretien » m’a déclaré Gaoussou après quelques heures d’échange.

L’écoute est donc une forme de don qu’on ne peut pas sous-estimer. Elle est d’ailleurs une qualité qui se travaille avec le temps, une qualité que j’ai cherché à

67 améliorer à chacune de mes rencontres avec mes interlocuteurs bamakois. Mais cette écoute – motivée par l’enquête - devient aussi une « étiquette ». Et ce rôle que j’ai endossé et que l’on m’a attribué pendant l’investigation est aussi devenu une condition de la relation : j’étais là pour écouter, non pour être écouté.

B. Les services rendus

Mais les modalités du don ont pris d’autres formes qui m’ont délogé de ma position d’enquêteur. Durant l’investigation, j’ai rédigé des lettres de motivation, des curriculum vitae, des demandes de carte de séjour, j’ai également déchiffré des fiches de paie ou encore des déclarations d’impôts… J’ai donc accompagné une partie des enquêtés dans leurs démarches administratives. Ces dernières n’ont rien d’anodines en situation d’immigration. Et ma capacité à répondre à ces attentes, clairement formulées, ont été mises à l’épreuve. Voilà un des rôles importants que les enquêtés m’ont attribué. C’est à travers ces services rendus que ma place s’est faite et qu’elle s’est maintenue.

C. L’entraide financière

Si les formes de don - les leurs et les miennes - évoquées jusqu’à présent ont été acceptées, il en est d’autres qui ont généré des tensions. Ce fût le cas, par exemple, des échanges basés sur l’argent, comme en témoigne l’observation suivante :

[Paris, le 1.10.2008] Lorsque j’étais à Bamako, Mamadou, […] m’a offert

un mois de loyer : 60 000 FCFA (92 euros). Je l’ai beaucoup remercié et j’ai, du même coup, eu le sentiment de contracter une dette envers lui. Cela s’est passé en décembre 2007. Je n’ai jamais complètement oublié ce geste. Et contrairement à ce qui me semblait aller de soi, Mamadou n’a jamais voulu que je le rembourse.

Lundi 29 septembre 2008. Mamadou me laisse un message sur mon répondeur téléphonique : « Excuse-moi d’insister mais rappelle-moi

d’urgence ». Je le rappelle sans plus attendre. Mamadou ne tourne pas

autour du pot : « Je n’ai pas eu mes remboursements de Sécu, j’ai besoin de

200 euros ».

Mon ventre se vrille. J’ai, depuis quelques mois, le « stress du peu d’argent ». « Je check mes comptes et je te rappelle » lui-dis-je.

[…] Au téléphone, je lui fais part de la somme que je compte lui donner en ajoutant : « Si j’avais pu faire plus… ». Il m’arrête : « Je sais » me dit-il.

68 « Quand en as-tu besoin ? » ; « Aujourd’hui. » ; « Je prends le métro et

j’arrive ».

En chemin, je m’arrête à un distributeur et retire 100 euros. […] Je prends la direction des Halles, « Le Bon pêcheur1 ». […]

Arrivé au café, je ne vois pas Mamadou en terrasse. Je gonfle mes joues en signe d’agacement. Dans la seconde qui suit, je l’aperçois au bar, discutant avec Demba. J’espère que ma mimique ne s’est pas vue... Je souris.

Nous nous saluons cordialement et je leur propose d’aller à l’extérieur pour pouvoir fumer. Ils acceptent. Nous parlons un peu de l’opération du genou que Mamadou vient de subir et de la reprise imminente de son travail en tant que de gardien de stade municipal.

Je commande un coca-cola et je profite de l’absence momentanée de Demba pour sortir l’argent. Observant son retour, je range immédiatement mon portefeuille […].

« Non, non – me dit Mamadou, tu peux … »

Je sors alors la somme convenue et la vérifie. C’est alors que Daouda, que je n’avais pas vu arrivé, tente de me prendre l’argent des mains. Par reflexe, j’étreins davantage les billets.

« Ah, tu sais qu’on te demande au Bled ! » me dit Daouda, l’un des frères triplés de la famille D.

Je remarque que Mamadou n’a pas fait appel qu’à moi pour cette aide financière ponctuelle. En plus de Demba et Daouda, deux autres personnes se joignent à nous, deux hommes. Ils ont également répondu à « l’appel » de Mamadou et ont aussi sorti leur portefeuille.

Cette scène a retenu mon attention pour deux raisons. D’une part, on remarquera que Mamadou n’a jamais souhaité le remboursement de la somme que je considérais lui devoir. Lorsque mon interlocuteur, huit mois plus tard, déclare « avoir besoin de 200 euros », je me suis senti dans l’obligation de lui rendre ce que j’avais reçu par la passé. C’est précisément ce sentiment d’être redevable qui a généré une tension dans mon rapport à Mamadou. En effet, dans ma représentation de la relation d’enquête, les dons d’argent étaient exclus.

D’autre part, la deuxième partie de l’observation – celle qui se déroule au « Bon Pêcheur » - montre que Mamadou a agi envers moi de la même façon qu’il l’a fait avec ses amis et son frère. Le don d’argent est donc à percevoir comme un signe d’intégration au réseau d’interconnaissance de cette enquête. L’entraide financière, si

69 elle a été une source d’ambiguïté avec certains interlocuteurs, fait partie des pratiques régulières du groupe social étudié, pratiques auxquelles j’ai été associé.

D. Être présent

Parmi les attentes des enquêtés à mon égard, ma présence est, aujourd’hui encore, exigée aux évènements qui célèbrent une naissance, un baptême ou un mariage.

[Paris, le 2.12.2010] Je reçois un appel masqué. Il est 22 heures, nous

sommes un jeudi soir. C’est Mary au téléphone, le frère cadet de Mamadou.

Mary : « Je ne savais pas à qui appartenait ce numéro. Ah, c’est donc

toi, l’ami de Mamadou ».

Hormis un entretien réalisé il y quelques années, je n’ai que très rarement eu l’occasion de croiser Mary durant l’enquête. Il nous faut pourtant échanger quelques mots, « pour parler ». Il m’apprend que la fête de Tabaski (fête du mouton) a lieu samedi. Je suis vexé de ne pas avoir été mis au courant. Mary m’indique l’adresse et le lieu en me disant : « Tu es le bienvenu ». Nous nous souhaitons une bonne soirée et raccrochons.

J’appelle immédiatement Mamadou et Ibrahim pour en savoir plus sur l’organisation de la fête. Répondeurs. Je laisse des messages l’air de rien en exprimant mon désir de les voir ce week-end. N’ayant aucune nouvelle, je passe le week-end et avec lui, je rate une occasion en or : la possibilité d’avoir un point de comparaison avec la fête de Tabaski observée à Bamako.

Je retrouve Mamadou la semaine suivante au café « Le Bon Pêcheur ». Il me demande d’expliquer mon absence. À peine ai-je le temps de me justifier que Mamadou prend la parole :

« Arrête, j’ai eu Mary. Il m’a dit que tu venais, c’était ok pour nous…

En plus il y avait tout le monde… Ils t’attendaient […] David, tu es venu jusqu’à chez nous, dans ma famille, tu as vu mon père, mes tantes. Pour nous c’est très important ça. C’est comme si tu faisais partie de la famille. Alors que ce soit moi, Mary ou n’importe lequel des mes frères, c’est la même chose. Si Mary t’a dit de venir c’est comme si Daouda, moi ou Ibrahim t’avait dit de venir. Tu as compris ça ? ».

Mamadou, ayant mis les points sur les « i », nous changeons de sujet et abordons notre sujet de conversation favori : les filles.

Mon absence à la fête de Tabaski a une conséquence immédiate : Mamadou s’est rendu moins disponible au cours des deux semaines qui suivirent cette conversation.

70 Sa déception puis la remontrance qui s’en est suivie doivent être interprétées comme des marqueurs d’une intégration réussie. Quoi qu’il en soit, il m’a fallu réparer cet impair. Et la réparation est passée par la justification de mon absence.

2.3 (A)symétrie sociale ?

Si l’on parle beaucoup de l’asymétrie sociale pour rendre compte de l’état de la relation d’enquête, on parle moins de son corolaire : la symétrie sociale, c'est-à-dire les éléments sociologiques communs à partir desquels se construisent cette relation. Bien sûr, des particularités sociales (comme l’expérience d’immigration, le statut d’étranger ou l’image sociale associée à la couleur de peau) ont toute leur importance. Mais d’autres, au contraire, viennent réduire cette distance comme par exemple les effets d’âge ou de genre, le statut de diplômé ou de travailleur précaire. Le sociologue a tendance à insister sur les dissemblances, les incompréhensions et les points de tension qui instaurent une frontière entre lui et ses interlocuteurs. Or, les affinités et les similitudes sociales révèlent également la teneur de leur relation ; elles disent quelque chose du milieu étudié.

Nous étions des hommes âgés d’une trentaine d’années, nous étions parisiens, nous étions diplômés et d’origine sociale bourgeoise, autant de critères sociaux qui nous ont – à bien des occasions - rapprochés.

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