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DE LA DISTANCE À LA PROXIMITÉ

Dans le document Les bamakois diplômés de Paris (Page 59-66)

CHAPITRE 2 : LA CONSTRUCTION D’UNE RELATION

1. DE LA DISTANCE À LA PROXIMITÉ

[Paris, le 13.10.08] Durant le premier tiers de l’enquête, entre 2003 et

2005, j’ai agi « à découvert ». Je me présentais aux « panamakois » comme étudiant en sociologie cherchant à comprendre la façon dont ils vivaient leur expérience de migration à Paris. Je mobilisais comme technique d’enquête l’entretien biographique. Petit à petit, j’ai eu des alliés. Et avec ces alliés, à Bamako comme à Paris, j’ai passé du temps en dehors du cadre rituel et officiel de l’entretien : en assistant à des célébrations (anniversaires, mariages) ou en partageant des moments du quotidien (les repas, les cafés, les sorties en discothèque, etc.).

C’est à partir de là que le travail d’observation a commencé, alors que nous étions plus proches, plus intimes. Nous ne parlions plus de l’enquête. Mais j’observais. Ce temps d’intégration dans le monde des Bamakois diplômés m’a permis de passer du statut « découvert » au statut « couvert ». Le fait est que nous nous connaissions mieux.

Un exemple illustre ce passage des entretiens aux observations, du statut « découvert » au statut « couvert » : le mot « communauté » a disparu de nos échanges. Il ne faisait plus partie ni de leur discours, ni du mien. Deux questions se sont alors posées : est-ce que je provoquais le discours communautaire ? Est-ce que les enquêtés ne faisaient que répondre à mes attentes ?

J’ai alors compris une chose : l’adaptation à un nouvel espace social, qu’il s’agisse des enquêtés ou de l’enquêteur, passe nécessairement par l’appropriation du sens commun, ou, du moins, par l’appropriation de ce l’on pense être le sens commun de ceux avec qui on entre en relation.

Je pense que les enquêtés ont joué sur le registre du sens commun pour créer la relation d’enquête. Et du coup, une fois en relation, il leur devenait également possible d’agir sur les catégories par lesquelles je les percevais ou de se les approprier.

Le passage d’un statut « découvert » à un statut « couvert » m’a permis d’observer d’un peu plus près la conduite des acteurs et d’avoir accès à des régions plus intimes de leur existence. Cette possibilité de percevoir des séquences d’activité dans les lieux où elles se sont déroulées est l’œuvre du temps ; le temps qu’il m’a fallu pour insérer ce monde d’interconnaissance et y trouver une place. C’est à travers ce double mouvement d’insertion/acceptation que les modalités de mon statut se sont peu à peu définies. C’est cette position – prise et accordée - que je voudrais qualifier ici.

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1.1 « À découvert »

Lors des premières rencontres avec mes interlocuteurs, je me suis présenté comme étudiant en sociologie. S’agissant donc d’observations et d’entretiens « à découvert1 », il m’a fallu expliquer à chaque rencontre les objectifs de l’enquête. Ce parti pris se justifie pour deux raisons au moins.

Premièrement, l’étiquette étudiant ou sociologue m’a permis de ne pas dissimuler ma véritable identité. Agir en cachette consistait à jouer un rôle que j’étais bien incapable de tenir : celui de comédien (entendu au sens figuré « d’une personne qui feint2 »). Aussi, afin d’être clair avec mes interlocuteurs, mais aussi avec ma conscience, je me suis imposé une certaine transparence dans les buts que je poursuivais.

Deuxièmement, mon identité révélée a permis aux enquêtés de situer la nature de mes attentes et de légitimer mes interrogations. Bref, elle a justifié ma présence auprès d’eux. J’ai donc été – dans un premier temps - reconnu pour ma quête d’informations et même attendu dans cet exercice. Cette forme de mise en contact a été la manière dont je suis entré dans l’univers des Bamakois diplômés de Paris.Dans ce contexte, j’ai largement procédé par entretien (cf. encadré ci-après).

Mais la position d’enquêteur - à laquelle j’ai été identifié et que j’ai provoquée - a eu des effets sur les conduites des enquêtés. Comme le remarque Florence Weber, « la simple présence d’un inconnu dans un milieu d’interconnaissance met en route un processus de reconnaissance, en large partie incontrôlé par l’intrus. À l’affût des moindres éléments qui leur permettent une interprétation, les indigènes, chacun dans sa position et sa stratégie propres, construisent progressivement la place du nouvel arrivé3».

1 Henri Peretz, Les méthodes en Sociologie : l’observation, Paris, La Découverte, Repères, 1998, p. 63. 2 Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, tome 2, [1992],

2006, p.810.

3 Florence Weber, Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, INRA-éd. de l’EHESS,

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Entretiens biographiques1

Mon intention a été d’établir une grille d’entretien permettant de rendre compte de l’itinéraire migratoire des enquêtés à travers leurs discours.

Dans cette optique, les entretiens ont été menés selon une chronologie en quatre temps : le passé pré-migratoire, l’arrivée en France, les premiers mois de l’installation, et la vie quotidienne au présent. Ces temps biographiques sont des « balises temporelles », des points de repère qui permettent de savoir « où on en est », tant pour l’enquêteur que pour l’enquêté.

À chaque temps biographique évoqué s’est ajouté un ensemble de thèmes - tels que le rapport au travail, les relations familiales ou les pratiques du quotidien (manière de manger, pratique de la langue française ou d’origine, etc.) - qui, souvent, ont été à l’initiative de mes interlocuteurs.

Mon rôle s’est, le plus souvent, borné à relancer le discours. Les « ah bon », « bien sûr », « et… », « continue… », ainsi que tout autre signe verbal ou corporel approbateur (sourires, hochements de têtes, etc.), ont constitué une part importante de mon discours et de ma manière d’être en entretien. À cette technique d’incitation à la parole s’est ajoutée une technique de compréhension qui consistait à reformuler les points de vue exprimés, cela pour témoigner de l’attention que je portais aux propos qui m’étaient rapportés.

Avec une structure d’entretien minimale et une posture qui se voulait compréhensive, l’objectif était de « faire parler », de créer une situation d’écoute qui laisse le temps aux enquêtés de se raconter et d’exprimer leurs points de vue.

La relation d’enquête se caractérise par la mise en présence de schèmes interprétatifs différents qui instaure une frontière symbolique entre le chercheur et ses interlocuteurs. Ainsi ai-je souvent été assigné aux catégories « Français », « étudiant », « blanc » avec ce qu’elles pouvaient impliquer symboliquement. De mon côté, j’avais ma propre grille de perception : « Africains », « Maliens », « migrants », « noirs », etc. Cette asymétrie dans la manière de se percevoir pose la question - devenue classique dans les travaux ethnographiques - du « paradoxe de l’observateur2» : « pour étudier un groupe, il faut l’observer, mais l’observer c’est le perturber3». C’est pourquoi Olivier Schwartz insiste sur l’inévitable « impureté» des matériaux récoltés. L’ethnographie ne peut être ni totale – car elle est renvoyée à la

1 L’indexation des entretiens est proposée en annexe 1 de ce travail (cf. pp. 407-409) 2 William Labov, Sociolinguistique, Paris, Minuit, [1972], 1976.

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Olivier Schwartz, « L’empirisme irréductible », postface Nels Anderson, Le hobo, sociologie du sans-

61 limite du savoir du chercheur, de sa participation, de ce qu’il lui est possible de voir ou d’entendre - ni neutre – puisque l’observateur ne peut pas laisser inchangé ce qui est observé.

Toujours est-il que les perturbations induites par la présence de l’ethnographe ont une pertinence sociologique, « ne serait-ce que parce qu’[elles] disent quelque chose de l’ordre qu’[elles] dérangent 1». Il s’agit donc d’utiliser la perturbation à des fins de connaissance. Prenons un exemple.

Nous sommes dans le XIVe arrondissement de Paris, au début de l’enquête. Je suis invité à déjeuner chez Youssouf pour la première fois :

[Paris, le 12.01.05] La compagne de Youssouf dépose le plat unique au

centre de la table autour de laquelle sont installés Youssouf, son fils unique et moi-même. Pas de couverts, ni d’assiettes, chacun plonge sa main dans le plat unique placé au centre de la table. J’imite alors mes compagnons de repas. À peine ai-je eu le temps de toucher la nourriture que je reçois une tape sur la main. Souriant, Youssouf m’explique son geste : « Jamais de la main gauche,

toujours de la main droite ». Ma « gaucherie » n’a pas manqué de faire rire

l’assemblée, surtout son fils.

Cette scène montre que l’ethnographe passe par l’apprentissage d’un code de savoir vivre. La « tape sur la main » n’est ni plus ni moins qu’un rappel à la norme. Par ce geste, Youssouf me signale la transgression d’une règle à observer durant le repas : manger de la main droite, c’est se tenir correctement à table. De cet exemple, il faut retenir que les réactions et les remarques des enquêtés - sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, de dire ou de ne pas dire - sont des indices précieux pour comprendre et se familiariser au monde social étudié.

Cependant, exploiter les perturbations à des fins de connaissance peut très vite trouver ses limites : celles de n’avoir accès qu’à des formes théâtralisées des manières d’être des personnages de l’enquête. C’est la raison pour laquelle il m’a fallu, non plus « jouer » des effets de perturbation, mais tenter de les réduire.

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1.2 « À couvert »

Au fil du temps, la relation d’enquête a laissé la place à une relation plus intime. Certes, mes interlocuteurs n’ont jamais ignoré mes intentions sociologiques. Mais l’ethnographie, en ce qu’elle implique des relations suivies, m’a conduit à me rapprocher de certains enquêtés et à trouver des appuis.

À mesure que le monde exploré devenait plus familier pour moi, je devenais à mon tour plus familier pour les personnes qui le composait. Ce double mouvement d’insertion/acceptation constitue la deuxième étape du travail de terrain. Elle se caractérise par un fait simple mais important : l’intensification des observations participantes (Cf. encadré ci-après).

[Paris, le 28.01.09] Quand je suis sur « le terrain », il y a une sorte de

changement d’état de conscience : participer en observant, se faire oublier en mémorisant. Je n’ai pas retrouvé cet état-là en dehors du travail d’enquête, je veux dire dans la vie courante.

L’objectif était clair : accéder à des régions plus personnelles de l’existence des Bamakois diplômés de Paris. Pour construire des liens solides avec mes interlocuteurs, et pour réduire les effets de censure induits par ma présence, il me fallait passer du temps avec eux en dehors du cadre de l’enquête. Il s’agissait d’être là, de jouer au football, de commenter un film, de préparer le thé, d’aller au cinéma, de boire un verre et, surtout, d’être attentif aux séquences d’activité qui se déroulaient sous mes yeux. Cela m’a amené à utiliser de moins en moins le dictaphone qui avait pour effet – devenu trop important – d’officialiser la rencontre. Comme l’écrit Jean Copans, « l’ethnologue veut qu’on l’oublie et en même temps, il a sa recherche à conduire sa curiosité à satisfaire1».

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Les observations participantes

Des notes descriptives, des notes prospectives (choses à observer ou à vérifier), et des notes d’analyse (réflexions, hypothèses) se sont constamment entremêlées dans l’écriture des journaux de terrain. Ces derniers se sont organisés en 12 thèmes et chaque observation a été titrée et datée (Cf. annexe 2 et annexe 3, pp. 411-415). Le choix des thèmes ne s’est pas fait d’emblée. Lors des premiers temps de l’enquête, il m’a fallu « tout » écrire, en suivant le déroulement chronologique des séquences observées. Au fur et à mesure, des récurrences ont été constatées, des propos se sont recoupés, des informations ont été vérifiées, mon réseau d’enquête s’est agrandi puis stabilisé ; et c’est alors que les catégories d’observation se sont fixées.

Par ailleurs, je me suis fixé deux règles dans la tenue du journal de terrain. Premièrement, j’ai toujours cherché à réduire le temps entre le moment où une scène a été observée et le moment de sa transcription. D’abord parce que la mémoire est sélective, elle est par définition couplée à l’oubli. Ensuite parce que la mémoire peut être saturée. Je veux dire par là que des observations effectuées quotidiennement sollicitent intensément les capacités de mémorisation du chercheur. Ne pas « vider sa mémoire par écrit », c’est prendre le risque d’arriver à saturation.

Deuxièmement, lors de la transcription des observations je me suis attaché à contrôler le moins possible mon écriture et ce, en notant mes a priori sur ce qui se passait, les états d’âme dans lesquels je me trouvais ainsi que ceux – supposés ou exprimés - de mes interlocuteurs. Par ce biais, il m’a semblé plus aisé, au moment de l’analyse, d’objectiver à la fois ma propre position au sein des interactions et les interactions elles-mêmes.

Enfin, il me faut préciser que j’ai accordé aux observations le même statut qu’aux entretiens. D’une part, ces procédés de recueil ont été considérés comme des outils de vérification et de contrôle réciproques. D’autre part, les entretiens comme les observations mettent en scène la subjectivité des protagonistes de l’enquête (y compris celle du chercheur – sur sa manière de conduire les entretiens ou de transcrire ses observations). C’est pourquoi j’ai choisi d’insérer, dans le texte final de ce travail, ces deux sources de connaissance de la même façon (interligne et marge identiques).

64 Privilégier le journal au dictaphone ne veut pas dire que j’ai n’ai plus mobilisé l’entretien comme procédé de recueil des données. Je l’utilisais à des moments choisis. Par exemple, durant ces quelques années de terrain, de nouvelles personnes sont venues agrandir le réseau d’interconnaissance de l’enquête. Ces personnes ont conforté mon ancienneté dans le groupe : je n’étais plus le « bleu » des premières rencontres. Et ce statut d’ancien m’a autorisé à interroger les nouveaux membres par entretien.

Bref, ma présence parmi les enquêtés s’est peu à peu banalisée. C’est alors que des discussions plus personnelles ont émergé : les effets de la solitude ou de la stigmatisation pour certains, la nostalgie du pays d’origine ou les aspirations profondes pour d’autres, etc. C’est aussi à ce moment que j’ai pu accéder à des pratiques qui d’ordinaire restent privées (organisation de l’espace d’habitation, de la vie familiale, pratiques religieuses, etc.).

Enfin, avec quelques interlocuteurs privilégiés, je suis revenu régulièrement sur les scènes observées afin de restituer au mieux la cohérence de ce que j’avais vu et entendu. Ces « retours sur observation » ont été importants dans l’investigation. À ces occasions, mes interlocuteurs, avec leurs propres mots, ont qualifié les situations que nous avions vécues ensemble, ont commenté leurs activités, interprété les réactions des uns et des autres. Bref, ils ont livré leur rapport au monde et ont donné un sens à leurs pratiques.

Le passage d’un statut « découvert » à un statut « couvert », des entretiens aux observations, m’a permis d’observer d’un peu plus près les conduites des personnages de l’enquête et d’avoir accès à des dimensions plus subjectives de leur expérience migratoire.

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