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3.2. Réflexivité

3.2.1. Limites de la recherche

3.2.1.1. Motivations

Cette sous-section se propose de réfléchir aux limites et aux répercussions de ce mémoire sur l‟anthropologue et les répondants. Tout d‟abord, je vais interroger la démarche initiale. La première étape consiste à mettre en lumière les motivations du chercheur (Blanchet, 2009 : 148). Qu‟est-ce qui m‟intéresse dans le Bayefallisme? Est-ce que je suis croyante? Musulmane? Baye Fall? Yaye Fall? Les questions se sont accumulées et les réponses ont évolué sur le temps, long, du terrain. Ce qui nous m‟intéresse, ici, est ce qui se dessine derrière les questions. En fait, le problème semble plutôt être celui de l‟étude du religieux plutôt que celui de l‟étude d‟une culture autre. Comme le souligne Meintel en se référant à Hervieu-Léger « there is no high scientific ground from which to speak ». Que l‟on soit croyant ou non, adhérant d‟une religion ou pas, notre position est toujours critiquée et critiquable (Meintel, 2007 : 136). Ce qu‟il me semble important de garder en tête est que l‟on ne choisit pas son terrain au hasard. Et que dans mon cas, c‟est un certain désir d‟être affectée et de modifier ma vision du monde qui l‟a motivé.

3.2.1.2. Méthodologie

Ensuite, penser les limites de la démarche, c‟est aussi s‟interroger sur la méthodologie. Si les sciences sociales – du fait de leur approche qui met l‟accent sur l‟expérience et de leurs conclusions prudentes – sont souvent jugées insatisfaisantes par le grand public, leur proximité avec des phénomènes humains que l‟on cherche à comprendre fait que l‟on a plus que jamais besoin d‟elles (Blanchet, 2009 : 147). Mais, cette proximité, présente entre autres dans l‟approche expérientielle, nécessite, pour se protéger d‟une possible instrumentalisation, une

bonne dose de réflexivité. S‟interroger sur la démarche, donc sur notre expérience, amène à penser l‟implication du chercheur sur le terrain. Rémi Hess, sociologue français, fait la distinction entre s‟impliquer et être impliqué (2001). S‟impliquer c‟est participer, travailler avec les personnes présentes sur le terrain. Dans mon cas, comme me le répétait souvent Yakou, il s‟agissait de « faire sa job de Baye Fall ». Mais, que faire de cette expérience et, où se trouve-t-elle dans ce mémoire? Et, est-ce que faire l‟expérience sur le terrain consiste en une participation complète, qui prendrait la forme d'une conversion de l'ethnologue dès le début de son terrain (Lapassade, 2002: 379)?

Au-delà de la question de la conversion ou du mode d‟adhésion à la voie Baye Fall, qui a été discutée dans le chapitre 2, qu‟est-ce que s‟impliquer en tant que Baye Fall? Quelle est la place de la présence sur le terrain dans l‟implication? Si je me réfère au modèle du vrai Baye Fall produit par mes répondants, j‟aurais dû donner tout mon temps et toutes mes ressources, « être 24 heures sur 24 au service de Dieu ». Autrement dit, être en tout temps affectée. Or, un terrain, c‟est avant tout un moment comme un autre dans le quotidien. À la fois extraordinaire et profondément ordinaire de par le temps long qui le routinise, de par les moments où il semble ne se passer strictement rien. Mais, le terrain c‟est aussi ce qui devient notre meilleur ami, ce qui finit par occuper nos pensées jours et nuits, 24 heures sur 24. Alors, peut-être ai- je, pendant un moment, été une vraie Baye Fall? L‟exercice réflexif m‟a aussi amenée à réaliser que le terrain est aussi marqué par de longs moments d‟ennuis. Des soirées incroyablement longues, des moments où la faim me tenaillait, où l‟effort de traduction du wolof était trop difficile pour aujourd‟hui, mais aussi des moments de malaise devant les nombreuses sollicitations financières ou les incitations à devenir mouride ou Baye Fall, donc à une conversion à la fois religieuse et spirituelle.

Tous ces éléments, après réflexion, me donnent à penser que mon l‟expérience était incomplète. Que je n‟aie jamais été ne serait-ce même qu‟aspirante Baye Fall. Et, cette incomplétude a été une source d‟inquiétude, de malaise, soulevant à la fois des questions morales et éthiques tout au long du terrain. Quand être là? Quand donner de son temps, de son argent, combien, à qui? Est-ce bien de ne pas toujours donner? De rester assise et de ne pas travailler? Ou de refuser d‟aller s‟asseoir dans la salle de prière pour rester dans la cuisine? De

rester avec les hommes alors que je suis la seule femme? D‟être fatiguée et de vouloir rentrer? De ne pas vouloir devenir Baye Fall ou mouride? Ou d‟avoir envie de se départir, pour un moment, de sa veste d‟anthropologue?

La démarche expérientielle, il me semble, peut être appréhendée à partir de ces questions, et non de leurs réponses. Et à partir de ces moments, somme tout angoissant où l‟on se dit que c‟est trop difficile et que l‟on devrait sortir du terrain pour un temps. De ces moments émerge quelque chose, finalement, d‟assez simple : le caractère profondément humain, et donc intersubjectif, du terrain. Et, c‟est peut-être dans cette humanité – composée d‟un cumul variable de culpabilité, de moments de paresse et d‟ennui, mais également d‟extase spirituelle et de relations affectives sincères – que semble être la vraie expérience ethnographique. Et ses limites, être les conditions de son objectivation à travers l‟exercice réflexif.

3.2.1.3. Représentations

Par ailleurs, les limites se situent également du côté des résultats et de leur véracité. Comme le souligne Johannes Fabian: « ethnographic writing is considered more or less

successful depending on whether its meets criteria of rhetorical and perhaps aesthetic persuasiveness » (2001: 21). Le récit ethnographique de ce mémoire prend, il me semble, la

forme d‟une belle histoire dont je suis la narratrice. Mais est-il vrai? Ce qu‟il raconte est vrai au sens où l‟entend Agier, pour qui les résultats sont épistémologiquement vrais, car ils sont nés de la « rencontre ethnographique » (2015 : parag.3). Ce que l‟on écrit est vrai parce qu‟on le sait. La vérité ici, semble à la fois un espace rassurant, fixe et pourtant très dynamique, car purement conjoncturel. Philippe Blanchet souligne qu‟un des aspects de la réflexivité est de souligner la partialité de la représentation (2009 : 149). Cette partialité est le fait, entre autres, de l‟ancrage temporel des rencontres. Est-ce que ce que j‟écris sur les Baye Fall est vrai? Il semble qu'à ce moment, ce que j‟ai appris et écris était vrai. Peut-être maintenant cela ne l‟est- il plus. En fait, comme nous le disent Clifford et Marcus, peut-être qu'il faut penser que je n‟ai écrit que ce que j‟ai réussi à savoir sur les Baye Fall sans toucher à la question de la véracité, car : « I‟m not sure I can tell the truth…I can only tell what I know » (1986: 8). C'est donc

dans cette difficulté à dire si ce que j‟ai entendu, observé et analysé et vrai que peuvent se dessiner les limites de notre mémoire.

Mais, la partialité vient aussi de la forme que prend ce savoir. Le récit ethnographique part du vécu pour en faire un texte; et ce processus fixe des relations humaines et les synthétise. Plus que le manque d‟espace, dans ce mémoire, pour tout aborder, cette partialité fait émerger les rapports de pouvoir inhérents au savoir. Savoir c‟est décider quoi dire, quoi écrire. Donc, être réflexif, c‟est mettre de l‟avant que c‟est l‟anthropologue qui décide « ce qui est dicible et ce qui ne l‟est pas » (Blanchet, 2009 : 149). Une volonté de posture éthique implique donc de présenter les résultats comme étant partiels. Car ce que l‟on choisit de voir et d‟écrire « all involves choices » (Tedlock, 1991 : 72). Et, ces choix mobilisent la recherche d‟un équilibre entre les retombées pour la communauté et celles pour la discipline anthropologique. Car écrire, c‟est choisir ce qu‟on va dire, mais aussi ce qu‟on se sent capable de dire. Tout ce qui a été vécu, ce « qui est resté collé à la peau de l‟ethnographe – des situations, des impressions, des visages, des mots – se révèle comme la matière brute du savoir „vrai‟ » (Agier, 2015 : parag.4).

Mais, cette matière brute se situe avant tout dans l‟intersubjectif, quelque part entre moi et eux, dans nos présences, dans ce nous en tant que configuration sociale qui fait le terrain (Turner, 2000). Enfin, si dans cette section j‟ai exposé les limites de l‟approche expérientielle, reste maintenant à savoir pourquoi : d‟où viennent ces limites? Dans la dernière section, je vais explique pourquoi l‟expérience ethnographique est nécessairement humaine – et donc réflexive et intersubjective – et de quelles manières cela affecte le « projet de connaissance» (Favret-Saada, 2009 : 158).