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2.4. Conclusion

3.1.4. Où sont les Baye Fall?

Si, comme je l‟ai souligné, le projet de connaissance se construit par la méthode, l‟anthropologue est une participante active dans sa construction (Turner, 2000 : 51). Elle arrive sur le terrain avec des idées modelées par ses lectures (Pézeril, 2008, 2010; Audrain, 2004; Morris, 2014). L‟écriture des autres a ainsi joué un rôle majeur dans la construction de

mes représentations (Clifford et Marcus, 1986). C‟est donc à partir de l‟image du Baye Fall ostentatoire que je suis arrivée sur mon terrain. Ainsi, c‟est en cherchant ceux que je croyais être les « vrais » (donc ceux qui ressemblaient à des Baye Fall) que mon terrain s‟est déconstruit, puis reconstruit. Ne trouvant que très peu de Baye Fall ostentatoires, j‟ai eu l‟impression de ne pas pouvoir faire de recherche à Montréal. En plus de la présentation de soi, un autre aspect m‟a posé problème dans ma recherche de répondants. Comme je l‟ai expliqué dans le chapitre 1, la majorité des informateurs ne me répondait pas clairement « Je

suis Baye Fall », mais plutôt : « Je veux être Baye Fall ». Cette posture, que je qualifie de

bayefallisante, m‟a tout d‟abord semblé peu significative. Puis elle m‟a posé un réel problème. Qui suis-je en train d‟interroger : des mourides ou des Baye Fall? Il ne semblait y avoir que des discours autour des Baye Fall, mais presque personne ne semblait l‟être vraiment. Mon terrain semblait m‟échapper, et les Baye Fall n‟exister qu‟en mots.

3.1.4.1. Et les « vrais » Baye Fall?

« Est-ce que toi, dans tes recherches, bon c‟est vrai que c‟est très bien d‟interroger,

c‟est vrai, la masse, tout le monde dedans, mais, est-ce que tu as eu vraiment à interroger des vrais, quand je dis des vrais Baye Fall ce n‟est pas pour minimiser n‟importe qui, mais, des gens vraiment qui comprennent. » (Papa, conversation)

Cette question du « vrai » Baye Fall pourrait en elle-même faire l‟objet d‟une thèse en s‟intéressant aux critères d‟authentification (Lindholm, 2013; Meintel, 2014). Qui est une « source fiable »?49 Ceux qui sont détenteurs du savoir et qui, ainsi, font autorité? Donc les conférenciers qui circulent à travers les réseaux mourides ou les érudits de la communauté? Ou, est-ce plutôt ceux qui ont vécu l‟expérience des daara au Sénégal? Interroger « la masse » a posé problème tout au long de mon terrain. Car, j‟ai en effet choisi de prioriser le critère de l‟authenticité incorporée (Meintel, 2014). Ceux que j‟interrogeais étaient ceux qui se sentaient, qui aimaient ou qui voulaient devenir Baye Fall. En bref, dans le choix de mes répondants se dessinait l‟importance de l‟affectif, déjà.

49 « C‟est ça que je voulais te suggérer. J‟ai une suggestion à faire parce que, quand tu veux avoir la bonne

information, tu veux écrire sur quelque chose, c‟est bon d‟avoir une source qui est fiable. J‟appelle source fiable, moi je ne me considère pas comme une source fiable, pour te dire » (Masseck, conversation).

Cette question de la fiabilité des sources fait émerger celle de la méconnaissance, chez mes interlocuteurs, de l‟anthropologie, souvent confondue avec la théologie. L‟authenticité de ceux qui ont un rapport affectif au Bayefallisme ne semblait pas faire consensus en raison du poids de l'authenticité basé sur la tradition (Lindholm, 2013). Réitérer que je voulais connaître ce que vivaient les Baye Fall, et non pas le Bayefallisme en tant que doctrine théologique ne semble pas un problème spécifique à mon terrain. Il est partagé par mes collègues en anthropologie de la religion (Maillé-Paulin, 2016). Cependant, ce problème a permis de construire mon objet de recherche. Car, à travers ce processus de catégorisation des autres comme Baye Fall (ou non), je me suis rendu compte que personne ne faisait consensus. Qu'ainsi, même ceux qui semblaient remplir toutes les modalités d‟authentification des bayefallités présentaient certaines défaillances aux yeux de leurs condisciples. Pour plusieurs, le problème était celui du lieu : les « vrais » ne se trouveraient qu‟au Sénégal. Pour d‟autres, c‟était la question du faire : on pouvait peut-être être ici au Québec et être Baye Fall, mais il est nécessaire de faire quelque chose pour prouver sa bayefallité. Néanmoins, le problème, non résolu, est de savoir exactement ce que doit faire un Baye Fall? Doit-il privilégier les pratiques religieuses telles que le sikar ou plutôt le travail physique? Pour qui doit-il travailler: son cheikh, les mourides, les musulmans ou les autres en général? Doit-il se vêtir en Baye Fall? Fréquenter une Dahira? Est-ce qu'il a l'obligation de faire allégeance à un cheikh Fall? Peut-on être Baye Fall et être un disciple d'un cheikh Mbacké? Peut-il faire les cinq prières rituelles et être un vrai Baye Fall? Et le jeûne du ramadan? Est-ce possible de se dire Baye Fall en ne faisait rien de spécifique, seulement en affirmant avoir Cheikh Ibra Fall dans son cœur? Peut-on être Baye Fall sans être musulman?50 Mouride? Soufi? Certaine de ces questions seront abordées dans la partie analyse de mon mémoire, je me contenterais donc pour le moment de noter que d‟avoir accès aux « vrais » Baye Fall a été un problème. Mais, ce problème a permis de construire mon projet de recherche. Car, en ayant choisi de privilégier le critère de l‟authenticité incorporée, de la bayefallité telle est vécue, à l'intérieur des individus,

50 Cette question a émergé suite à la rencontre avec une convertie européenne en voyage à Montréal qui affirmait être Baye Fall mais sans avoir passé par le processus de conversion à l'islam. Selon elle, plusieurs de ses condisciples européennes ont le même parcours.

j‟ai nécessairement mis de l‟avant la dimension réflexive et intersubjective de l‟expérience religieuse.

3.1.4.2. Et les Yaye Fall?

Parler des Yaye Fall, soit des femmes Baye Fall, c‟est déjà effectuer un retour que je redoute sur ma relation avec les femmes sur le terrain : « Tu as peur des femmes! » me disait Youssoufa. J‟étais démasquée. Mon rapport à la sphère féminine est complexe et je n‟ai pas choisi de faire un terrain sur un milieu essentiellement masculin pour rien. Pendant un long moment, je me suis dit que je demanderais à quelques femmes mourides de faire une entrevue, même si elles ne s‟identifiaient pas comme Yaye Fall. Mais les tentatives de contact se sont soldées la plupart du temps, par ma faute, par des conversations très brèves et qui m‟ont laissée perplexe. Je n‟osais pas aller plus loin et, pour me déculpabiliser, j‟allais confirmer auprès des disciples qu‟il n‟y avait pas de Yaye Fall à Montréal. Ainsi, selon plusieurs répondants, les Yaye Fall existent, mais ne sont pas encore présentes ici. J‟ai donc lâché prise et pris la décision de n‟interroger que des hommes. Cette décision est à la fois un choix contextuel et influencé par ma relation au féminin. Néanmoins, cette non-présence des Yaye Fall à Montréal soulève la question du genre au sein du Bayefallisme et laisse une porte ouverte pour réfléchir sur la question des masculinités dans cette voie soufie.