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Constituer son objet de recherche : « Toi, es-tu Baye Fall? »

Enfin, dans ce chapitre ethnographique, nous voulons tenter de rendre compte d‟un problème de recrutement. Car, pour nous demander ce qu‟est être être Baye Fall, il faut regarder comment nous avons cherché les Baye Fall. En effet, notre premier réflexe de terrain fut de chercher des Baye Fall ostentatoires . Plusieurs notes de terrain démontrent que notre regard sur les bayefallités était modelé par leur présentation de soi. Comme nous l‟avons vu chez Pézeril (2008), cet élément est central dans leur visibilité en tant que groupe et à leur différentiation des autres disciples de la Mouridiyya. Pour nous, tous ceux qui ne portaient pas le njaaxas ou des njens étaient des mourides et ne faisaient donc pas partie, nous pensions, de notre objet de recherche. Nous avons eu trois problèmes majeurs dans le recrutement de nos répondants. Regardons-les brièvement.

4.3.1. « Moi, je veux être Baye Fall »

Cette phrase, si elle nous a semblé anodine en début de terrain, est ce qui a finalement permis de penser la particularité de l‟expérience Baye Fall par rapport à celle mouride. Naïvement, nous avons toujours attendu une réponse claire lorsque nous demandions à ceux

qui semblaient avoir la présentation de soi Baye Fall : « Toi, es-tu Baye Fall? » Ce n‟est qu‟en fin de terrain, nous le verrons dans notre analyse, que nous avons commencé à percevoir la rhétorique d‟humilité dans la réponse : « Moi, je veux être Baye Fall ». Être Baye Fall, c‟est avant tout être un disciple, un aspirant, on « veut » le devenir, mais on n‟y arrive jamais vraiment.

Ensuite, l‟autre problème qui a contribué à brouiller les pistes est l‟action. Lorsque nous avons observé l‟un ou l‟autre des disciples effectuer des tâches telles que ranger les chaussures, servir le café ou balayer, nous pensions nécessairement qu‟il était Baye Fall. Pourtant, à notre question la même réponse : « Je demande à Dieu d‟être Baye Fall ». De plus, certains disciples nous répondaient n‟être que mouride mais vouloir de temps en temps aider les Baye Fall.

Enfin, le dernier problème est celui de l‟utilisation de l‟espace. Cette caractéristique a émergé pour contrer un léger découragement. En effet, pendant le terrain, il nous a semblé qu‟il n‟y avait pas assez de Baye Fall pour mener à bien notre recherche. Nous nous sommes tournée vers ceux qui étaient souvent dans la cuisine. Pourtant, ceux-ci nous semblaient, dans leur présentation de soi ou leurs actions, n‟être que mourides. C‟est à partir de ces répondants que nous avons commencé à constituer le corps de nos répondants et, durant les entrevues, que nous avons vu émerger cette catégorie, non présente chez Pézeril (2008), de mourides bayefallisants. Comme on nous l‟a souvent précisé, tous les Baye Fall sont mourides mais tous les mourides ne sont pas Baye Fall. C‟est donc la direction prise par certains mourides dans leur trajectoire religieuse qui nous a posé problème, pour ensuite constituer le cœur de notre problématique.

Donc, comme nous l‟a démontré Schielke (2009), les trajectoires religieuses ne sont pas linéaires. Elles sont constituées de chevauchements, de soubresauts et de contradictions. En se demandant qui est Baye Fall, en voulant trouver les vrais Baye Fall, ce qui a émergé est la sinuosité de cette trajectoire. Comme nous allons le démontrer, celle-ci s‟explique par la centralité de l‟intersubjectivité. Être Baye Fall, c‟est avant tout, être en relation avec les autres pour, ultimement, être en relation avec Dieu.

4.4. Conclusion

À certains moments de réflexivité sur notre terrain, nous avons eu peur. Qui avons- nous interrogé, des mourides ou des Baye Fall? Notre objet, les Baye Fall nous a semblé de plus en plus plastique à mesure que nous avons tentée de le solidifier. Les frontières entre mourides et Baye Fall, s‟effacer, devenir poreuses au fur et à mesure que nous les tracions. « Je ne sais même pas c‟est qui les Baye Fall ici » nous a dit un jeune aspirant en se référant à tous ceux qui fréquentent la Dahira. Plus de trois ans après notre entrée à la Dahira, il nous semble que nous commençons à comprendre ce qu‟il veut dire. L‟ethnographie de ce lieu de culte, le temps passé depuis nos premiers pas à la Dahira, nous permet de penser qu‟en cherchant à tout prix à n‟interroger que les Baye Fall et non les mourides, nous avons surtout compris qu‟une trajectoire religieuse est tout sauf circonscrite. Ces sinuosités sur le chemin de la voie Baye Fall font écho au titre d‟aspirant que prend tout soufi qui chemine vers Dieu. Cependant, le cas des Baye Fall va au-delà de cette qualité sinueuse qui a été prouvée par Schielke (2009). Au-delà des allégeances à tel ou tel cheikh, l‟expérience religieuse semble surtout en être une de relations entre les disciples, les saints et Dieu, vécue dans un lieu de culte montréalais. Donc, peut-être avant tout être une expérience humaine.

5 – Intersubjectivités et temporalités : expériences

Baye Fall

Introduction

Comme nous l‟avons vu dans les chapitres précédents, être Baye Fall c‟est à la fois être un mouride parfait, donc une autre manière d‟être mouride, musulman, soufi ou croyant. Il s‟agit donc autant d‟une posture distincte, où le Bayefallisme s‟apparente à une finalité en soi, que d‟une manière comme une autre d‟avoir la foi. Loin de se fixer de manière stable, la définition de ce qu‟est être Baye Fall pour chacun est dynamique, donc implique un cheminement non linéaire. Il nous semble que ce qui est le moteur de cette dynamicité est le fait que les relations sont centrales et qu‟il s‟agit d‟une expérience, donc qui s'inscrit dans le temps. Ce chapitre s‟intéressera aux relations avec les autres et avec le temps et a comme objectif de démontrer qu‟être Baye Fall est une expérience intersubjective et quotidienne. À l‟aide de notre analyse des observations et entrevues, nous cherchons à répondre aux questions suivantes : pourquoi vouloir être Baye Fall? De quelles manières être Baye Fall se différencie- t-il de la posture mouride? Comment être Baye Fall est-il une manière d‟être musulman, soufi et croyant? Et, enfin, comment devient-on Baye Fall?

Dans ce chapitre, nous allons nous intéresser à la multiplicité des aspects de l‟intersubjectivité. Pourquoi débuter par l‟intersubjectif? Parce que, comme nous le précise Duranti (2010), il est une dimension fondamentale de l‟expérience humaine. Le religieux étant, dans notre mémoire, compris comme une « forme possible d‟interactions sociales » (Willaime, 2012 : 26), il nous faut mettre en lumière tous les aspects intersubjectifs dans l‟expérience religieuse du monde. La multiplicité des référents qui permettent ces interactions est notre point de départ pour ce chapitre. Être Baye Fall, c‟est tout d‟abord prendre conscience des Autres. Car, la première étape de l‟intersubjectif, selon Duranti est « la prise de conscience de la présence des Autres » (ma traduction, 2010 : 17), donc, du fait que le monde est partagé. Penser le partage du monde ce n‟est pas nécessairement faire référence aux relations. Il s‟agit du premier moment de l‟intersubjectif, car avant d‟entrer en relation avec les

autres, il est nécessaire de reconnaître que les autres, dans notre monde, existent. Ce monde inclut, selon les individus Baye Fall : Dieu, les saints, les musulmans, les condisciples et tous les êtres humains.

Nous allons voir comment les différentes manières d‟être Baye Fall touchent le partage du monde au quotidien. Nous regarderons comment se met en place la prise de conscience que le monde est partagé, donc que le croyant se situe avec Dieu et d‟autres individus. Ensuite, nous étudierons de quelles manières les possibilités de relations avec les autres sont mises en action. Enfin, nous analyserons comment l‟intersubjectif est une expérience temporelle qui a comme objectif de faire du Baye Fall un croyant en connexion permanente avec Dieu.