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5.1. Pourquoi vouloir être Baye Fall?

5.1.1. Être Baye Fall pour être mouride

« J‟oublie même que Mbacké et Fall ce n‟est pas la même chose. C‟est juste des noms de

famille. Il n‟y a aucune différence. » (Cheikh, entrevue)

Comme nous le rappellera souvent Papa, mouride, « étudier le Bayefallisme ne peut se

faire qu‟à l‟intérieur du Mouridisme, l‟un ne va pas sans l‟autre ». Pourtant, si nous avons vu

dans les chapitres précédents que l‟histoire de la Mouridiyya a mobilisé des processus à la fois de dilution et de mise à part de la voie Baye Fall, c‟est qu‟il demeure encore complexe de comprendre en quoi être Baye Fall est différent d‟être mouride. Approcher la question du vécu religieux à travers le conflit, non résolu, entre posture mouride et Baye Fall permet de penser

que la frontière est « une performance » (Lamine, 2014: 125). Celle-ci implique que les discours des individus ne soient pas toujours constants à travers le temps ni en adéquation avec leurs pratiques. Nous allons examiner de plus près ces inconsistances en regardant trois cas de figure qui exemplifient respectivement le Baye Fall mouridisant, l‟interdépendance entre les deux postures mouride et Baye Fall et, enfin, la hiérarchisation spirituelle.

« Mais de plus en plus, je découvre que vraiment être Baye Fall, c‟est la voie la plus rapide

pour être mouride (…) les mourides, les vrais mourides c‟est des Baye Fall. » (Elimane,

entrevue)

Dans ce premier cas est présente une position qui met de l‟avant la mouridité du Bayefallisme. Cette posture, retrouvée principalement chez des disciples mourides ayant adopté une posture bayefallisante, met en place les conditions de sa relation avec Serigne Touba. Devenir Baye Fall, pour ceux qui empruntent cette voie implique de conserver le même objectif, celui d‟être lié spirituellement avec Serigne Touba, figure sainte de la Mouridiyya. Mais, comme nous le verrons au chapitre suivant, pour ces disciples, la figure de Cheikh Ibra Fall est venue redessiner leur partage du monde. Pour certains, avoir Ibra Fall comme modèle permet de devenir un mouride saadix, donc parfait. Cela nécessite de prendre conscience que la relation avec Serigne Touba ne peut être pleinement effective qu‟en impliquant un lien avec Cheikh Ibra Fall. Cette posture s‟inscrit dans le processus ethnographié par Pézeril (2008 : 271) de dilution de la voie Baye Fall dans celle mouride. Être Baye Fall devient alors non pas une voie à part, mais une manière plus adéquate, pour certains disciples, d‟être mouride.

« A : Et quelle différence tu ferais entre Baye Fall et mouride?

C : Il n‟y a aucune différence! Surtout pas et je n‟aimerais pas qu‟il y ait de différence, le Baye Fall et le mouride sont deux axes inséparables. Cela veut dire quoi? Cela veut dire que les uns ont fait acte d‟allégeance sur Serigne Touba qui est l‟élément incontournable du mouride, les autres ont fait allégeance sur son lieutenant, Cheikh Ibrahima Fall (…) qui est la cheville ouvrière du mouride. » (Cheikh, entrevue)

Dans ce deuxième cas, les postures mourides et Baye Fall se distinguent l‟une de l‟autre. Il s‟agit moins d'un processus de mouridisation ou de bayefallisation que d'une distinction au sein du monde partagé de la Mouridiyya. À l‟intérieur de celui-ci se trouvent

deux axes : celui des disciples de Serigne Touba, les mourides, et celui des disciples de Cheikh Ibra Fall, les Baye Fall. Ici, il est clair que le monde partagé de cette voie soufie comporte une hiérarchie entre les deux cheikhs. Le saint qui a instauré cette voie est Cheikh Amadou Bamba et son disciple le plus important, son « lieutenant » est Cheikh Ibra Fall. Dans ce cas de figure, être mouride ou Baye Fall sont deux manières distinctes d‟être disciple de la Mouridiyya. Mais, si les deux figures d‟autorité sont hiérarchisées, Jackson nous rappelle que derrière l‟apparente asymétrie entre les individus, par exemple entre l‟esclave et son maître, se dessine souvent une interdépendance (1998: 7). Être Baye Fall, c‟est donc prendre considérer que sans Cheikh Ibra Fall, Cheikh Amadou Bamba n‟aurait pas été reconnu comme saint, comme nous l‟avons vu au chapitre 2. Il y a donc, dans ce cas de figure, un monde interdépendant partagé entre deux figures et deux manières d'être dans la Mouridiyya.

Enfin, le troisième cas implique une distinction hiérarchisée entre les disciples. Les manières d‟être disciples ne sont plus parallèles, mais mettent en place une échelle spirituelle. Le monde est donc partagé entre ceux qui auraient suivi une voie considérée comme supérieure à l‟autre, spirituellement. Pour certains disciples, adopter la voie de Cheikh Ibra Fall est l‟étape ultime de sa mouridité, où l‟on n‟est plus « juste mouride », on devient Baye Fall. Ce processus de bayefallisation de la posture mouride positionne ces disciples en hiérarchie spirituelle, le Baye Fall étant au-dessus du mouride pour eux.

« Parce que le mouride c‟est quoi? C‟est, Serigne Touba, il a dit mouride, ça veut dire, si on

le traduit, qui veut aller vers Dieu, celui qui aspire à Dieu, donc Baye Fall vient non

seulement, non seulement tu aspires à Dieu, mais tu fais en plus, c‟est que tu te sacrifies pour le mouride, même simple, le mouride qui est assis en train de lire son Coran, son khassaide. Moi je vais aller trouver de l‟eau pour lui, je vais aller trouver à manger, je veux qu‟il soit confortable, moi je l‟aide, je me mets derrière lui. » (Demba, entrevue)

Dans cet extrait est présent le paradoxe qui nous a suivie tout au long de notre terrain; être Baye Fall c‟est avant tout être mouride, mais, à une étape supérieure, à « un autre degré. » Le Baye Fall se distingue nécessairement du mouride car il a choisi d'être là pour le servir. Ce partage du monde implique donc deux manières d‟être disciples distinctes, mais surtout hiérarchisées. Il est cependant important de noter que cette manière de percevoir la hiérarchie spirituelle entre mouride et Baye Fall n‟est quasi présente que chez ceux qui se disent Baye

Fall ou en voie de l‟être. Pour nos répondants qui ne se qualifient que de mouride, être Baye Fall est une manière comme une autre d‟être disciple, ils se situent donc davantage dans le deuxième cas. Comme nous l‟avons vu au chapitre 2, la hiérarchisation entre ces deux manières d‟être disciples remet en question, spécifiquement, la place de Cheikh Ibra Fall dans l‟histoire de la Mouridiyya.

Donc, dans ces trois manières de concevoir le Bayefallisme par rapport au Mouridisme sont présents deux éléments : les figures d‟autorités et les disciples. Et, entre ceux-ci, chacun trace des frontières et des liens, parallèles ou en hiérarchie. Le premier élément qui permet d‟affirmer qu‟être Baye Fall est une expérience intersubjective est le partage du monde où l‟on positionne les saints et condisciples. Le Baye Fall n‟existe pas sans Cheikh Ibra Fall, Cheikh Amadou Bamba et tous les condisciples. Mais, la place de chacun dans ce monde intersubjectif varie selon les individus. Comme nous le verrons au chapitre suivant, ces prises de position sont renégociées au cours des trajectoires religieuses, donc tout au long de la vie des individus. Regardons maintenant comment le partage du monde implique également la présence de Dieu dans d‟autres voies soufies.