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2. Effet de référence à soi, mémoire et identité dans le vieillissement

2.1. Le lien étroit des mémoires épisodique et sémantique dans l'identité

Tulving (1972) fut le premier à proposer une distinction entre mémoire épisodique et mémoire sémantique. Comme son nom l’indique, la mémoire épisodique concerne les souvenirs des épisodes d’une vie. Un souvenir épisodique est unique et restreint à un contexte spatio-temporel donné. La mémoire épisodique englobe par essence trois composantes : le soi, la conscience autonoétique (savoir que l’on se souvient) et le sens subjectif du temps. Ce sont ces

trois composantes qui permettent à un individu, selon les termes de Tulving (2002), « d’effectuer un voyage mental à travers le temps subjectif, du présent au passé, et ainsi revivre à travers le savoir que l’on se souvient, ses propres expériences personnelles ». Le souvenir

épisodique répond à trois questions - quoi, quand, et où - et comporte des détails. Il est possible,

donc, de définir la nature épisodique stricte d’un souvenir si l’on s’en tient à ces prérogatives. Le souvenir de la naissance de son premier enfant (le quoi) le 30 janvier 1986 (le quand) dans

une salle obscure de l’Hôpital de la Salpêtrière à Paris (le où), jour de pluie et de péridurale (les

détails), est par exemple un souvenir épisodique. Un souvenir épisodique est donc chargé de détails perceptuels et spatio-temporels qui sont par ailleurs intrinsèquement liés à la mémoire sémantique. Cette dernière assure le maintien de connaissances générales sur les faits et les idées (avoir un premier enfant, être dans l’obscurité, pleuvoir), les concepts et leurs sens (une naissance, la ville de Paris, un hôpital, une péridurale). Tulving (1991, 2002) souligne en outre qu'il n'existe peu, voire pas de tâche de mémoire expérimentale ne mettant en jeu qu'un des deux systèmes (épisodique/sémantique) en particulier.

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La mémoire épisodique est par essence autobiographique puisqu'elle nécessite le soi et la conscience associée du temps subjectif pour l'encodage, le stockage et la récupération d'événements personnellement vécus. La mémoire sémantique n'est en revanche pas systématiquement autobiographique. Un exemple de connaissance sémantique autobiographique est notre date de naissance : nous la connaissons, mais nous ne nous souvenons pas de l'événement. Nous connaissons notre nationalité, mais nous ne nous souvenons pas du jour où elle nous a été attribuée. Il en va de même pour les connaissances sémantiques non autobiographiques : on peut connaître la géographie des États-Unis d'Amérique, ou encore les noms des Présidents de l'Union Européenne en 1989, mais on ne se souvient pas du moment précis d'acquisition de ces connaissances. C'est ici que repose la singularité même des mémoires épisodique et sémantique. La mémoire épisodique nous fait rejouer, tel un comédien sur scène, un scénario richement détaillé et dont la dimension spatio-temporel est connue. La mémoire sémantique est dénuée de comédien, de scène, de scénario ; elle est un rideau rouge, figé, atemporel. On parle ainsi de conscience autonoétique, associée à la mémoire épisodique et dénotant la conscience du souvenir, et de conscience noétique, associé à la mémoire sémantique et dénotant la conscience du savoir, sans souvenir (Tulving, 2002).

Les systèmes de mémoire épisodique et sémantique contribuent tous deux au sentiment d'un soi, c'est à dire d'une identité personnelle (Klein et Gangi, 2010). Dans son modèle, Klein, (2012) distingue deux aspects du soi : le soi ontologique et le soi épistémologique. L'expérience du soi ontologique est unique, subjective, et donc phénoménologique. Par son essence même, le soi ontologique ne peut être objet d'analyse. Ceci fait écho à la fameuse notion paradoxale de conscience rencontrée dans la philosophie et la psychologie. En effet, « la notion de conscience constitue le point même où le concept touche au percept : une expérience immédiate qui est à la fois irréductible et indéfinissable » (Balibar, 1998). L'expérience du soi ontologique peut se

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ressentir, mais ne elle ne peut pas être définie (Eustache, 2012), ou être réduite à des fonctions neurales (Klein, 2012). Le soi épistémologique serait en retour le contenu du soi ontologique, à savoir les bases neurologiques des expériences personnelles. Dans le modèle de Klein (2012), ces bases neurologiques sont organisées en de multiples systèmes neuraux qui assurent les fonctions du corps humain. Ces systèmes neuraux peuvent faire l'objet d'investigations et représentent, selon l'auteur, la majeure partie des résultats de la littérature sur ce que les psychologues appellent le soi. Klein suggère en outre que le soi ontologique, vécu quotidiennement, est informé par ces systèmes neuraux, en particulier plusieurs systèmes neurocognitifs du soi épistémologique. Les souvenirs autobiographiques épisodiques (par exemple, « J'étais à Paris avec deux amis la nuit du 13 novembre 2015 ») et les connaissances sémantiques autobiographiques (par exemple, « Je suis née à Paris »), ainsi que les représentations sémantiques de ses propres traits de caractère (par exemple, « Je suis courageux ») sont trois composants du soi épistémologique en lien étroit avec la mémoire, et représentent spécifiquement les connaissances de soi. Les autres composants que sont le sens de l'agentivité et de la possession personnelle (se vivre comme l’acteur –agentivité- de ses propres actions et pensées -possessions personnelles-), le sens d'une continuité du soi à travers le temps, l'introspection et le soi physique (la capacité à se représenter et reconnaître son propre corps) contribuent plus globalement à la conscience de soi.

Il est à noter que les composants du soi épistémologique proposé dans le modèle de Klein (2012) sont considérés comme étant fonctionnellement interdépendants. Ainsi, lors de la référence à soi, il est probable que chacun d’eux puissent être recrutés de façon différentielle. A titre d’exemple, si se juger sur des traits de caractère fait appel à ses représentations sémantiques, cet acte fait également appel à des capacités d’introspection.

38 Figure 1. Illustration du modèle identitaire de Klein (2012).

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