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La liaison variable comme observatoire de la variation en français

1.3 Liaison et variation

1.3.2 La liaison variable comme observatoire de la variation en français

haut avaient une influence sur la réalisation ou non des liaisons variables. La liaison, comme le rappelle Gadet (1997 : 51), est un « indicateur sociolinguistique très fort ». On pourrait donc s’attendre à ce que la liaison soit davantage influencée par la catégorie sociale des locuteurs, c’est-à-dire soumise à la variation diastratique. Néanmoins, les études se basant sur le corpus PFC (Mallet 2008 ou Durand et al. 2011) ne notent pas de variation significative liée au nombre d’années d’études. En revanche, les trois autres types de variables semblent avoir un impact sur la réalisation de la liaison variable comme nous allons le voir maintenant.

Les travaux abordés dans les parties qui suivent présentent généralement des taux de réalisation globale de la liaison, néanmoins ce sont les liaisons variables qui fluctuent beaucoup.

1.3.2.1 La liaison et la variation diachronique

Dans leur article, Durand et al. (2011 : 127) démontrent, en se basant sur les données du corpus PFC, que les locuteurs plus âgés produisent plus de liaisons variables. Ils ont étudié quatre tranches d’âge : moins de vingt ans, entre vingt et quarante ans, entre quarante et soixante ans et plus de soixante ans. En ce qui concerne le taux de réalisation de liaisons variables, leurs résultats montrent que les locuteurs plus âgés en produisent plus, ils notent aussi un écart de presque 10% entre les locuteurs de moins de vingt ans et ceux de plus de soixante ans. Durand et al. (2011 : 127) proposent deux interprétations possibles à ces données : soit elles montrent « une attrition progressive de la liaison, soit elles révèlent ce

25 que l’on appelle la gradation de l’âge ». Dans la première interprétation, les jeunes réaliseraient moins de liaisons variables car l’évolution de la langue tend vers un taux de réalisation des liaisons moins important. Dans la seconde interprétation, les locuteurs feraient plus de liaisons variables en avançant dans l’âge.

Laks et Peuvergne (2016 : 61) ont observé la parole publique des personnages politiques français entre 1999 et 2015. Ils notent tout d’abord que, si « l’on ne retient que la parole publique proprement dite, le taux global de liaison se maintient au-dessus de 56% » au cours du 20ème siècle. Dans leur étude, si le taux de liaison global reste stable (toujours autour de 56%), Laks et Peuvergne remarquent que ce taux varie selon l’âge des locuteurs.

Leur corpus comporte trois groupes d’âge : le groupe A1 avec des locuteurs nés entre 1927 et 1945, le groupe A2 avec des locuteurs nés entre 1946 et 1958 et le groupe A3 avec des locuteurs nés entre 1961 et 1976. Laks et Peuvergne (2016 : 65) constatent notamment qu’entre les groupes d’âge A1 et A3, « le taux global de liaison chute de 9% », ils remarquent aussi que, si l’on regarde seulement les liaisons variables, ce changement est encore plus frappant. En effet, « si les hommes du groupe A1 continuent de réaliser 41% des liaisons variables, les femmes du groupe A3 n’en réalisent plus que 25% ». Ils notent aussi que ce changement n’affecte pas seulement les locuteurs du groupe A3 mais tous les locuteurs de leur corpus. Afin d’illustrer cette constatation, ils prennent l’exemple de Simone Veil qui fait partie du groupe A1. Ses liaisons ont été analysées précédemment par Laks (2009) dans le corpus HPOL1 de 1974, ce qui permet de les comparer avec le corpus actuel de Laks et Peuvergne. En 1974, Simone Veil « présente un taux de liaison de presque 100% avec pratiquement 100% de liaisons facultatives réalisées […], 34 ans plus tard, en discours, elle ne réalise plus que 76,4% de toutes les liaisons possibles avec 54,2% de facultatives ». Ces résultats vont dans le sens de la première hypothèse de Durand et al. (2011) que nous avons vu dans le précédent paragraphe : l’évolution de la langue irait vers moins de liaisons variables réalisées.

1.3.2.2 La liaison et la variation diatopique

Si l’on regarde les travaux réalisés autour du corpus PFC, Eychenne et al. (2014) constatent qu’il n’y a pas de « pratiques distinctes en matière de liaison entre le nord et le sud de la France ». En revanche, on peut noter des différences entre les différentes régions francophones. Sur la base du corpus PFC, Eychenne, Durand, Laks et Lyche (2010 : 257) remarquent qu’au Canada, la liaison est généralement moins réalisée qu’en France, et que

26 des liaisons telles que « jeux//olympiques » catégoriques en France, sont variables au Canada. A ce propos, Côté (2016 : 52) précise les différences que l’on peut trouver entre la France et le Canada en matière de liaison. Elle explique que la consonne de liaison /t/ est généralisée « à toutes les personnes du verbe être au présent (je suis [t] arrivée) », et qu’il est aussi possible de placer une consonne de liaison /l/ après ça (« ça [l] explose »).

Dans le même ouvrage, Dajko, Klingler et Lyche (2016 : 57) traitent du français en Louisiane.

Ils constatent que la liaison sert principalement à marquer le pluriel, ainsi on voit apparaître une consonne de liaison /z/ après les chiffres comme dans : « quatre [z] écoles ». La liaison est très rare entre un adjectif et un nom singulier, ainsi l’exemple un gros éléphant qui produit une liaison quasi catégorique en France [gʁo.ze.le.fɑ̃] produit une liaison variable, très rarement réalisée, en Louisiane. A part /z/, le français de Louisiane utilise la consonne de liaison /n/ après un, on et en, et la consonne de liaison /t/ « après la forme conjuguée de l’auxiliaire est, qui semble constituer le seul contexte de liaison variable en FL [français de Louisiane] : est // arrivé ou est [t] arrivé ».

Pour terminer cette présentation des différences de réalisation de la liaison dans les régions francophones, Boutin et Cissé (2016 : 67) parlent de l’Afrique subsaharienne. Dans cette région, selon eux, les contextes de liaisons catégoriques sont les mêmes qu’en France. En revanche, il existe peu de contextes de liaisons variables et ils ont « un faible pourcentage de réalisation ». Ils notent aussi que les francophones du Sénégal et de Côte d’Ivoire produisent « un coup de glotte au début d’un mot à initiale vocalique, ce qui empêche la réalisation de la liaison ».

1.3.2.3 La liaison et la variation diaphasique

Comme le rappellent Detey et al. (2010 : 48), « chaque individu possède un répertoire langagier, qu’il utilise, consciemment ou non, de manière variable selon les circonstances, en production et en réception ». Comme ils l’expliquent, la variation diaphasique est liée au contexte situationnel et peut s’observer sur plusieurs plans : lexical, grammatical, phonético-phonologique, discursif. Les travaux portant sur le corpus PFC montrent que la liaison variable est influencée par cette variation.

Eychenne et al. (2014) étudient les formes est et c’est à travers trois registres différents : la conversation libre, la conversation guidée et le texte lu. Ce qui est intéressant dans cette étude, c’est « que le taux de réalisation de la liaison augmente dans tous les cas en fonction

27 du registre » (Eychenne et al. 2014). Comme ils l’expliquent, c’est « la conversation libre qui provoque le moins de liaison (27,40%) » et le texte qui en provoque le plus (76,92%).

L’étude de Durand et Lyche (2016) confirme l’hypothèse selon laquelle les locuteurs réalisent plus de liaisons variables quand ils lisent un texte que quand ils s’expriment à l’oral.

Leurs résultats montrent une nette différence du taux de réalisation de liaisons entre la lecture et les deux conversations (libre et dirigée) :

« The reading aloud of the passage yields 59.4% liaison whereas within conversations, liaison is attested in 43.4% of the cases, a highly statistically significant difference » (Durand et Lyche 2016).3

Ces deux études montrent que les locuteurs réalisent un taux différent de liaisons variables selon la situation. Le fait que la différence entre conversation et lecture soit si significative laisse à penser que l’écrit aurait une influence particulière sur les liaisons. Gadet (2003 : 47) déclare que « les locuteurs n’entendent l’oral qu’à travers le filtre de l’écrit ». Elle prend notamment l’exemple du verlan où il existe « des formes qu’on ne peut comprendre qu’en référence à la graphie (lettre muette) » comme dans à donf pour à fond. Laks (2005a : 19) parle dans son article du rôle clé de « l’identité visuelle du mot graphique » sur la liaison et prend pour exemple le cas des liaisons non enchaînées.

Ces liaisons particulières qui consistent à prononcer la consonne finale du Mot-1 sans l’enchaîner au Mot-2 (nous voulons attendre [nu.vu.lõz.a.tɑ̃.dʁ]) ont été étudiées en particulier par Encrevé (1988) dans le discours public des hommes politiques français. A partir de ce corpus spécifique, Encrevé explique qu’avant 1978, le taux de réalisation de liaisons non enchaînées est faible et marginal. En revanche, entre 1978 et 1981, ce taux atteint une moyenne de 14% et monte même jusqu’à 35% lors du débat présidentiel de 1981. Encrevé (1988 : 271) émet l’hypothèse que « ce sont principalement l’allongement de la scolarité obligatoire, et donc de la familiarisation à la norme scolaire de la langue » qui justifie cette augmentation. Il explique aussi que la liaison non enchaînée permet au locuteur de « conserver à la fois la prononciation de la CL [consonne de liaison] et la segmentation que les mots présentent à l’écrit ».

3 La lecture à haute voix déclenche 59,4% de liaisons alors qu’au sein des conversations, la liaison est attestée dans 43,4% des cas, une différence statistique très significative. [Notre traduction]

28 On peut aussi observer l’influence de l’écrit sur les liaisons dans les productions d’apprenants. En effet, Harnois-Delpiano, Cavalla et Chevrot (2012 : 1578) remarquent que certaines « erreurs commises par les apprenants semblent découler d’une prononciation orthographique (telle que […] /gʁɑ̃.dɑ̃.fɑ̃/ pour " grand enfant ") ». Dans leur étude, ce type d’erreur « représente en moyenne plus d’un quart (26,3%) des LF [liaisons facultatives] non réalisées justes ». De son côté, Thomas (2002 : 04) remarque dans son étude que les apprenants réalisent 8,5% de liaisons non enchaînées. Selon lui, cela « reflète généralement […] une hésitation devant un mot difficile ». Harnois-Delpiano, Cavalla et Chevrot (2012 : 1578) développent cette idée en expliquant que les apprenants « prendraient appui sur le mot graphique et sa segmentation pour résoudre [la] difficulté phonologique particulière de la langue française que représente la liaison ».

Grâce aux différents travaux présentés dans cette section, nous avons pu voir que, si le taux de réalisations de liaisons catégoriques reste stable, celui des liaisons variables est soumis à de fortes fluctuations. Ces variations sont influencées par l’âge du locuteur ou par l’évolution de la langue, par le lieu de vie du locuteur, il y a notamment des différences entre les pays francophones, et, par la situation d’énonciation du locuteur. Il y a donc des différences entre les locuteurs mais aussi au sein d’un même locuteur.