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Aspects phonologique, morphosyntaxique et lexical

1.1 Définir la liaison

1.1.3 Aspects phonologique, morphosyntaxique et lexical

Comme l'explique Mallet (2008 : 47), « traditionnellement, la capacité qu’a le français de lier les termes les uns à la suite des autres, en enchaînant, en liaisonnant, serait due à une intolérance des séquences d’enchaînement vocalique (appelé hiatus) ». On appelle hiatus un enchainement où deux voyelles se suivent, soit à l'intérieur d'un même mot (par exemple réalisation), soit entre deux mots qui se succèdent dans la chaîne parlée (par exemple elle appela Albert). Ainsi, comme le rappelle Mallet (2008 : 47), « la liaison n’a en effet lieu que dans une séquence de deux mots (M1 et M2) où M1 se termine par une voyelle et M2 commence par une voyelle » ce qui constitue donc une manière d'éviter le hiatus.

L'évitement du hiatus est aussi une des raisons avancées par Martinon (1913 : 359) pour expliquer l'utilisation des liaisons :

« Les liaisons étant conservées, en principe, dans une intention d'harmonie, et notamment pour éviter le hiatus »

S'il est vrai que la liaison permet d'éviter le hiatus, ce n'est pas là sa seule motivation puisque c’est un phénomène variable. En effet, il existe de nombreux contextes de liaisons potentielles où la liaison n'est pas réalisée. En voici quelques exemples :

1 Un enfant adorable [ɛ̃.nã.fã.ta.dɔ.ʁabl]

2 Un crayon et une feuille [ɛ̃.kʁe.jɔ̃.e.tyn.fœj]

Dans les exemples (1) et (2) la liaison serait erratique si elle était produite. Comme le montrent ces deux exemples et comme le rappelle Mallet (2008 : 54), « le hiatus en français est possible » puisque dans un contexte où il y a une liaison potentielle, elle n'est pas toujours réalisée. Par conséquent, « si une analyse phonologique de la liaison permet d’en décrire les mécanismes, elle n’explique cependant pas ce qui la caractérise le plus : sa

13 variation » (Mallet 2008 : 55).

Le facteur phonologique ne peut donc à lui seul expliquer le phénomène de la liaison puisque, comme l’explique Laks (2005b), la même consonne de liaison, par exemple /s/, dans un même contexte, peut entraîner une liaison catégorique (3), variable (4) ou erratique (5) :

3 Des_éléphants

4 Des éléphants_énormes 5 Un colis_égaré

Les facteurs qui expliquent le phénomène de la liaison sont multiples et complexes à appréhender. Harnois-Delpiano (2016 : 18) exprime parfaitement cette complexité :

« Ainsi, à la manière d’un kaléidoscope au sein duquel un nombre fini de petits miroirs autorise un nombre indéfini de combinaisons d’images lumineuses, le phénomène de la liaison en français est composé d’un nombre fini d'éléments linguistiques qui autorise un nombre indéfini de combinaisons menant à la réalisation ou non d’une consonne de liaison ».

Si l’on suit Harnois-Delpiano (2016), la liaison peut donc être regardée à travers différents prismes.

Si l’on observe les liaisons à travers le prisme morphosyntaxique, cela permet d’expliquer en partie leur fonctionnement. Comme le relève Delattre (1947 : 149), « la liaison se fait dans la mesure où l'usage a consacré l'extrême étroitesse d'union de deux mots ou classes de mots ». Laks (b) explique que lorsqu’un élément secondaire précède un élément majeur (par exemple un déterminant devant un nom comme en (3)), cela forme « une seule unité accentuelle, rythmique et prosodique ». Toujours selon Laks (2005b), la liaison est donc la conséquence « de la force particulière du lien syntaxique préposé ».

Dans l’exemple (5), la liaison est erratique car le /s/ ne marque pas le pluriel. Sur ce point, Laks (2005b : 15) indique que « la dynamique morphosyntaxique protège de la troncation les consonnes fonctionnelles marquant le temps, le nombre ou la personne ». Delattre (1947 : 149) écrivait d’ailleurs au sujet du marquage du pluriel :

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« La liaison se fait davantage au pluriel qu'au singulier. Elle peut servir à les distinguer l'un de l'autre : il y a tendance (pas obligation) à marquer le pluriel par une liaison en [z] et le singulier par l'absence de liaison ».

Dans leur étude du français de Louisiane, Dajko, Klinger et Lyche (2016 : 56) constatent que, dans cette variété, la liaison en /z/ s’utilise même principalement pour marquer le pluriel et que son « rôle morphologique […] apparaît clairement après les chiffres : cinq [z] écoles ».

Bybee (2005 : 28) reprend les exemples de Tranel (1981 : 216) qui montraient l’adjonction d’un /z/ non étymologique aux nombres cardinaux pour marquer le pluriel : huit épreuves [ɥit.ze.pʁœv], neuf œufs [nœf.zø]. Bybee (2005 : 28) écrit à ce propos que « cette construction va au-delà de la fonction de créer une structure syllabique optimale et témoigne d’un usage véritablement morphologique où le [z] signale la pluralité ».

Outre les aspects phonologique et morphosyntaxique, l’aspect lexical a, lui aussi, une influence sur la réalisation ou non de la liaison. Comme le rappelle Mallet (2008 : 97), « on peut avoir à l’intérieur d’une même catégorie syntaxique des comportements différents selon les éléments qui constituent la catégorie ». De nombreux travaux se sont attachés à comprendre ce qui pouvait influencer la liaison et certains se sont penchés sur la longueur des mots. Delattre (1947 : 150) abordait déjà cet aspect : « la liaison se fait d’autant plus que le premier des deux mots est plus court ». D’ailleurs, comme nous le verrons plus loin, il classait les invariables monosyllabiques dans les liaisons obligatoires et les invariables polysyllabiques dans les liaisons facultatives. Dans son étude, Mallet (2008) observe notamment l’influence de la longueur des mots sur le taux de réalisation de la liaison dans le corpus PFC. Elle constate que, pour les formes monosyllabiques, la liaison est réalisée dans 66,3% des cas, alors que, pour les formes polysyllabiques, elle n’est réalisée que dans 7,4%

des cas. Cependant, si la longueur du mot permet d’expliquer certaines liaisons, cela reste insuffisant puisque, comme on peut le voir dans l’étude de Mallet (2008 : 265), entre deux formes monosyllabiques, le taux de réalisation de la liaison peut être très différent : dans (94,97%) et mais (0,51%).

Il faut donc regarder la liaison à travers un autre prisme, celui de la fréquence d’usage.

Bybee (2005 : 30) émet l’hypothèse selon laquelle les unités où les liaisons apparaissent seraient des « unités de stockage qui vont au-delà du mot traditionnel ». Selon elle, la variable qui permet le mieux de prédire si une liaison sera réalisée, c’est « la fréquence avec laquelle […] deux éléments apparaissent ensemble ». L’étude de Fougeron, Goldman et

15 Frauenfelder (2001) confirme cette hypothèse puisqu’ils constatent que les liaisons sont plus souvent réalisées avec des mots qui se retrouvent fréquemment en co-occurrence. Durand et al. (2011 : 119) remarquent aussi que, dans le corpus PFC, seules « 21 (sous-) constructions sur 234 recensées sont responsables de 80% des cas de liaisons attestées ».

Cela montre donc que, plus un contexte est fréquent, « plus les locuteurs seraient enclins à réaliser une liaison dans le même contexte » (Harnois-Delpiano 2016 : 50).

Malgré tous les facteurs que nous venons de voir, il reste difficile de définir précisément quelles sont les liaisons qu'il faut réaliser et celles qui sont variables. De nombreux linguistes se sont attelés à cette tâche de catégorisation des liaisons et nous allons donc aborder la question de la classification dans la section suivante.

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