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Lex Aquilia et dommages contractuels

E. Excursus: La responsabilité aquilienne romaine et les

2. Lex Aquilia et dommages contractuels

Le champ d’application de la lex Aquilia a, depuis l’Antiquité, posé des pro-blèmes aux juristes. Une des questions principales portait, et porte encore aujourd’hui, sur le rapport entre les règles aquiliennes et les dommages

8 «Nam etsi Romanis placuerit, poenalem aliquo modo esse legis hujus actionem, eam tamen magis ad indemnitatem, quam ad ultionem pertinuisse», VOET, Johannes, Commentarius ad Pandectas, I, Coloniae Allobrogum 1778, Lib. 9, tit. II, n° 13, p. 431;

voir aussi THOMASIUS, Larva, § 10, qui souligne le caractère civil de l’actio legis Aquiliae.

9 Voir aussi SCHRÖDER, Jan, Die zivilrechtliche Haftung für schuldhafte Schadenszufügung im deutschen Usus Modernus, in: VACCA, Letizia (éd.), La responsabilità civile da atto illecito nella prospettiva storico-comparatistica, Torino 1995, 144-167, 144ss, 160.

contractuels. Les dommages consécutifs à une mauvaise exécution d’un con-trat tombent-ils sous le régime de la lex Aquilia, sous le régime contractuel ou sous les deux?

Le texte même des chapitres I et III de la lex Aquilia ne permet pas de répondre à la question. Les trois conditions d’application – dommage, illicéité et causalité – peuvent être réalisées aussi bien dans un rapport contractuel que quasi délictuel ou délictuel.

Les juristes romains ne tiraient le critère de délimitation pas directement du texte de la lex Aquilia, mais du système romain des actions. Ce n’est pas le lieu ici d’aborder les problèmes extrêmement délicats de la concurrence des actions en droit romain, discutés de manière approfondie dans la littérature10. Notons simplement que la jurisprudence et la doctrine romaines ne donnaient pas toujours des réponses claires quant aux voix procédurales à disposition du lésé. Si le médicament qu’un obstétricien avait administré de ses propres mains avait provoqué la mort d’une patiente, Labeo accordait l’actio legis Aquiliae malgré le rapport contractuel qui liait les parties11. De même, l’arti-san, qui brise par inexpérience un calice qu’il était chargé de transformer, répond de l’actio legis Aquiliae, alors que les parties ont conclu un contrat d’entreprise12. Un maître d’apprentissage, qui blesse ou tue son élève lors-qu’il lui inflige une correction, répond selon Ulpien, malgré le rapport de locatio/conductio, de l’actio legis Aquiliae, mais probablement pas de l’actio contractuelle13. Si les esclaves d’un locataire mettent le feu à l’objet locatif, le locataire répond soit de l’actio locati, soit de l’actio legis Aquiliae14. Ces quelques fragments montrent que la présence d’un contrat n’excluait pas tou-jours l’application des règles aquiliennes et que, sur le plan procédural, il pouvait y avoir, parfois, une hésitation – et même un concours – entre actions contractuelles et extracontractuelles. De ce fait, le champ d’application des

10 Voir notamment LIEBS, Detlef, Die Klagenkonkurrenz im römischen Recht. Zur Geschichte der Scheidung von Schadensersatz und Privatstrafe, Göttingen 1972; pour plus de littérature, voir WINIGER, Responsabilité, 154ss.

11 Ulp. D. 9,2,9pr; notons ici la subtilité du problème. Si la patiente a pris de ses propres mains le médicament que le médecin lui a donné, ce dernier s’expose non pas à une actio legis Aquiliae, mais à une action parallèle, une actio in factum. Car, dans ce cas, le médecin n’a pas tué, mais provoqué une situation qui conduisait à la mort de la patiente seulement avec le concours de cette dernière. Voir aussi I. 4,3,6 et 7.

12 Ulp. D. 9,2,27,29.

13 Ulp. D. 9,2,5,3.

14 Ulp. D. 9,2,27,11.

règles de la lex Aquilia se trouvait étendu du moins ponctuellement au do-maine contractuel.

Cette tendance à l’extension du champ d’application des règles de la lex Aquilia sur le domaine contractuel se renforçait en droit commun15. Donellus, nous l’avons vu, considérait comme trop long le chapitre du Digeste consacré à la lex Aquilia16. Dans son effort constant de donner une vue synthétique de la jurisprudence aquilienne romaine, il accentuait l’importance du dommage en faisant abstraction des différentes formes qu’il peut revêtir «..., car la loi aquilienne poursuit tous les dommages»17.

Plus loin dans le même texte, Donellus revint sur cette formulation qui exprime sans doute exactement son propre point de vue. Il reconnut que sa position ne respectait pas entièrement les sources romaines. Il érigea alors en principe que tous les dommages infligés par autrui tombent sous le coup du droit civil: «Quels que soient les dommages qui nous sont infligés par autrui, ils tombent sous le droit civil; ceux qui ne sont pas revendiqués par la loi aquilienne, soit par ses termes, soit par son sens, tombent sous l’action du fait»18. Il conforta sa position par un renvoi aux Institutiones de Justinien qui prévoient des actions parallèles pour les dommages qui ne remplissent pas exactement les conditions de la lex Aquilia19.

Cette vieille astuce technique permit à Donellus non seulement de ne pas distinguer entre dommages délictuels et contractuels, mais elle l’aidera aussi à dépasser la notion aquilienne de dommage qui est essentiellement physique – par occidere, urere, frangere, rumpere. Donellus reformulera plus libre-ment les principes du dédommagelibre-ment et préconisera qu’il y a deux types de dommages: celui par la corruption d’une chose et celui par la simple perte d’une chose intacte20. Cela permettait de saisir aussi, avec des moyens aquiliens

15 Voir aussi CERAMI, Pietro, La responsabilità extracontrattuale dalla compilazione di Giustiniano ad Ugo Grozio, in: VACCA, (éd.), La responsabilità civile da atto illecito nella prospettiva storico-comparatistica, Torino 1995, 103-122, 119, qui étudie le rôle de Baldus par rapport aux dommages contractuels et extracontractuels.

16 DONELLUS, Opera X, Ad tit. D. ad Legem Aquiliam, ch. 1, 1, p. 2.

17 «... quia lex Aquilia omnia damna persequitur», DONELLUS, Opera X, Ad tit. D. ad Legem Aquiliam, ch. 1, 14, p. 6.

18 «Quaecunque damna sunt nobis ab aliis, iure civili tenentur; quae lege Aquilia non vindicantur, vel ex verbis vel sententia, + in factum actione tenentur», DONELLUS, Opera X, Ad tit. D. ad Legem Aquiliam, ch. 4, 11, p. 16.

19 I. 4,3,16.

20 DONELLUS, Opera X, Ad tit. D. ad Legem Aquiliam, ch. 1, 10, p. 16.

étendus, les dommages nombreux et variés où la chose restait intacte, mais était simplement perdue pour le propriétaire. Donellus établit une longue liste d’exemples, allant de la bague que quelqu’un avait fait perdre au proprié-taire21, aux «sentences judiciaires erronées» – «cum iudex male iudicavit» – qui représentent souvent un dommage pour la partie qui succombe22, ou en-core aux dommages que les parties s’infligent au cours d’une procédure judi-ciaire, par exemple en faisant disparaître l’objet du litige23. Ici aussi, ce n’est pas l’actio legis Aquiliae, mais une action subsidiaire comme l’actio in factum qui est envisagée.

Dès lors qu’on admettait comme principe général que tout dommage in-fligé par un tiers tombait sous le droit civil, les problèmes procéduraux – par exemple celui de savoir s’il fallait donner une actio legis Aquiliae ou plutôt une action contractuelle – passaient sur un second plan, puisqu’on était as-suré de trouver un moyen de poursuivre l’auteur du dommage.

Jean Domat est un des auteurs chez qui cette même tendance est très marquée. Dans les Loix civiles, la clause générale de responsabilité est im-médiatement suivie d’une section consacrée aux «Défauts de délivrance».

Domat y analyse la demeure et l’inexécution du contrat: «Le défaut de s’ac-quitter d’un engagement est aussi une faute qui peut donner occasion à des dommages & interêts dont on sera tenu»24. Les exemples qu’il aligne par la suite sont tirés de différents contrats comme la vente et le dépôt25, mais aussi du droit successoral. Par ailleurs, il renvoie à ses propres dispositions sur le contrat de vente26 et le dépôt27 où il règle les dommages-intérêts en cas de demeure. Plus loin dans la même section, il aborde aussi le contrat d’entre-prise, où un artisan qui travaille un objet qui lui a été remis cause un dom-mage par sa propre inexpérience28.

Le fait que Domat aborde d’un seul trait la clause générale de responsa-bilité et différentes formes de dommages contractuels est d’un grand intérêt.

21 DONELLUS, Opera IV, lib. 15, cap. 28,1, pp. 229.

22 DONELLUS, Opera IV, lib. 15, cap. 28,1, pp. 229; voir aussi notamment HOCHSTEIN, Reiner, Obligationes ex delicto, Stuttgart, etc. 1971, 44ss, 59 passim, 80ss.

23 DONELLUS, Opera IV, lib. 15, cap. 28,6, pp. 233.

24 DOMAT, Loix civiles, liv. 2, tit. 8, sect. 4, 2, p. 180.

25 Pour le crédit, Domat cite D. 12,1,5.

26 DOMAT, Loix civiles, liv. 1, tit. 2, sect. 2, 17, p. 35s et liv. 1, tit. 2, sect. 7, 3, p. 41.

27 DOMAT, Loix civiles, liv. 1, tit. 7, sect. 3, 10, p. 80.

28 DOMAT, Loix civiles, liv. 2, tit. 8, sect. 4, 5, p. 181.

Certes, les formulations utilisées par Domat ne permettent pas d’affirmer purement et simplement que la clause générale de responsabilité s’applique aux dommages contractuels. En revanche, l’angle d’attaque choisi suggère une fusion des règles contractuelles et délictuelles de la responsabilité. La simplicité du critère rajoute à la puissance de la proposition que, à défaut de l’avoir formulée, Domat laisse du moins entrevoir: Tous les cas de dommages infligés fautivement obéissent aux mêmes règles.

Ce système trouvera diverses formes d’application29 et séduira les légis-lateurs même les plus récents30. Dorénavant, les juristes et les législateurs auront le choix entre au moins trois modèles. (i) Les règles de la responsabi-lité aquilienne s’appliquent à la fois aux dommages extracontractuels et contractuels. (ii) Elles sont confinées aux dommages extracontractuels, la responsabilité contractuelle ayant ses propres normes. (iii) Elles s’appliquent partiellement, par exemple par analogie ou par une forme restreinte de délé-gation, aux dommages contractuels. La première solution est la plus proche du texte initial de la lex Aquilia qui comprend tous les dommages infligés illicitement. La deuxième se rapproche le plus du système des actions romai-nes qui distribue les moyens procéduraux selon la base contractuelle ou délictuelle du rapport entre les parties. La troisième est celle qui s’éloigne le plus de la systématique romaine et trouve un vague parallèle dans les quel-ques fragments romains cités (supra) qui offrent un certain choix des moyens.