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1. Evaluer la vraisemblance

1.2 Les auditions

1.2.5 Les techniques d’audition privilégiées

À la lumière des différents enjeux que nous avons exposés par rapport aux aprioris, à l’attitude valorisée et au rôle de la subjectivité, il nous apparaît important de souligner que, d’après les discours des professionnels interrogés, en fonction de l’approche adoptée en audition par ces derniers à l’égard du requérant d’asile et de son histoire, le résultat de la décision pourrait être biaisé. Or, en ayant conscience de cela, les professionnels mettent en place différentes stratégies dans le but de favoriser un déroulement positif de l’audition, permettant au requérant d’asile d’exprimer tout ce qu’il voudrait et, à eux-mêmes, de pouvoir établir les faits. De manière générale, celles-ci reflètent le corpus de normes formelles proposées par le manuel « Asile et retour », notamment dans le chapitre dédié à l’audition fédérale (MAR, C7). Nous allons en discuter par le biais des discours des spécialistes asile, afin de comprendre comment ceux-ci interprètent ces normes et comment ils parviennent à terme à les mettre en pratique.

Premièrement, ils affirment à l’unanimité l’importance de créer un climat de confiance. Cette technique est surtout mobilisée dans une relation où la dimension temporelle revêt une importance particulière. En effet, parmi les interviewés, plusieurs d’entre eux soulignent le fait qu’il s’agit de « prendre le temps qu’il faut » en fonction des nécessités de la personne, tantôt pour lui accorder une pause, tantôt pour écouter son histoire. Dans ce même cadre, plusieurs personnes interrogées soulignent l’importance d’offrir un verre d’eau au requérant ou de lui poser quelques questions informelles au début de l’audition, dans le but de le mettre à l’aise. Dans cette perspective, certains adoptent des stratégies particulières au cours de l’audition, telles qu’« avoir la même gestuelle », essayer d’« utiliser les mêmes termes » ou « répéter ce que le requérant dit », de manière à ce que celui-ci « se sente en confiance » (P2, Centrale). Les aspects que nous venons de citer sont considérés comme des faits importants car, comme

31 Bien que la recherche de Dubois (2015) porte sur les guichets d’accueil des CAF en France, l’auteur évoque des dynamiques qui semblent bien refléter certains mécanismes que nous avons observés dans le cadre de l’administration de l’asile.

le souligne ce collaborateur (P6, Centrale), « il suffit d’un regard pour mettre mal à l’aise une personne ». Lors des observations menées sur le terrain, nous avons constaté que l’instauration d’un climat de confiance passe également par des formes de « tolérance », que nous pouvons comparer à celles que Dubois qualifie de « petits passe-droits » (2015 : 292) que, dans notre cas, les professionnels peuvent consentir à donner aux requérants d’asile. En guise d’exemple, lors d’une audition menée avec un mineur, le spécialiste asile a accordé à ce dernier la possibilité de garder son chapeau, après qu’il ait à plusieurs reprises refusé de l’enlever. Il ne s’agit pas ici d’un véritable écart à la règle, mais d’un petit arbitrage par lequel « se marque la distance de l’agent à son rôle institutionnellement défini et, en même temps, son engagement personnel dans la relation à l’allocataire » (ibid. : 292). Dans ce cas spécifique, le spécialiste asile avait choisi d’autoriser le requérant à ne pas enlever le chapeau dans le but de le mettre à l’aise et de favoriser ainsi l’instauration d’un climat de confiance. Toutefois, il y a lieu d’ajouter que malgré une valorisation des stratégies visant à favoriser ce dernier, les professionnels se trouvent souvent soumis à une pression temporelle qui n’est pas négligeable, et qui pourrait avoir une influence sur ce plan. En guise d’exemple, dans le cadre d’une audition sommaire à

laquelle nous avons participé, pour faire face au manque de temps, le spécialiste asile a mené

l’entretien dans un climat qui laissait transparaître une certaine pression temporelle, dans le but d’accélérer le timing et de terminer à l’heure. Nous pouvons alors supposer que si un climat de confiance est valorisé et même exigé, il n’est malgré tout pas toujours possible de le mettre en pratique, ce qui pourrait avoir un impact sur le déroulement des auditions.

Une deuxième technique valorisée concerne le fait d’aborder les motifs d’asile à travers des questions ouvertes, de manière à donner au requérant la possibilité de s’exprimer librement. Selon les interviewés, tout comme d’après les normes officielles du SEM, il s’agit de revenir sur les différents aspects en recourant à des questions plus ciblées seulement dans un second temps. En parallèle, les questions suggestives sont particulièrement dévalorisées, car elles ont le pouvoir d’influencer les réponses du demandeur, et par conséquent le résultat de l’audition. À ce propos, un spécialiste asile remarque :

« On peut toujours coincer quelqu’un même s’il dit la vérité. Si on veut, si on insiste, on peut faire mentir quelqu’un qui ne ment pas, en fait. Donc il faut faire très attention. » (Professionnel 12, Centrale)

Cet extrait montre sans équivoque la « position de pouvoir »32 (BESCH 2012 : 13) du spécialiste

asile en audition, qui détient la capacité d’influencer ou d’orienter les réponses du demandeur. Toujours relativement aux questions posées, plusieurs professionnels soulignent l’importance d’adapter celles-ci à la situation propre à chaque entretien. En effet, dans le cas où le requérant d’asile éprouverait des difficultés à parler et à s’ouvrir, le collaborateur a le devoir d'essayer de « trouver une brèche » pour briser ce « mur de silence » et d’en « libérer la parole » :

« S’il ne parle pas du tout et il ne sait pas quoi dire, je pointe un petit détail, je lui dis ‘comment ça se passait quand vous alliez au travail ?’, ou ‘racontez-moi une journée de travail’, comme ça je passe à autre chose, puis petit à petit, j’y viens aux motifs. […] Après, on peut passer par autre chose, un détail du quotidien, pour juste un peu dégager la parole […] et ensuite venir aux motifs. Mais c’est vrai qu’il y a des auditions qui sont extrêmement difficiles. » (Professionnel 7, Centrale)

Malgré le fait qu'il incombe au requérant de prouver sa qualité de réfugié (LAsi art. 7) et que lors de l’audition il soit dans l'obligation d'exposer toutes les raisons qui l’ont incité à demander l’asile (LAsi art. 8 al. 1 let. c), les spécialistes asile s'emploient, à l’aide de différentes stratégies, à conduire le requérant à s’ouvrir et à parler. Ainsi, il semble que si d’une part ces techniques sont mises en place par les professionnels dans la finalité utile d’établir les faits ; d’autre part, elles sont adoptées dans l’intérêt du requérant, afin qu’il puisse exprimer ses motifs d’asile et obtenir la protection envisagée.

Une troisième technique qui a été mobilisée par plusieurs collaborateurs interrogés et qui rejoint celle que nous venons d’évoquer, concerne la centralité de l’écoute. À ce propos, un spécialiste asile dit :

« Il y a beaucoup de gens qui sont plus dans l’interrogation plutôt que dans l’écoute. Tu vas interroger mais en fait […] en posant une question, toi même tu attends une réponse, et puis si tu n’as pas cette réponse, tu peux ... plus vraiment écouter ce que la personne te dit. […] Donc l’important c’est vraiment d’écouter. Des fois, ce statut d’autorité, un peu d’inquisition, peut nous faire oublier ça. » (Professionnel 1, Centrale)

Cet extrait prolonge la réflexion sur les aprioris discutés dans le chapitre 1.2.2. Nous comprenons ici que le spécialiste asile peut inconsciemment se forger des attentes à l’égard des demandeurs, et cela non seulement avant l’audition, mais également au cours de celle-ci. Ainsi, il pourrait exister un risque que le professionnel puisse se concentrer sur la tâche d’interrogatoire dans l’idée de confirmer une idée préalable, sur la base d'attentes auto-construites à l’égard du requérant. En effet, comme souligné par Lipsky dans le cadre de l’observation des entretiens tenus entre des avocats et leurs clients, « interviews are dominated by routinized procedures in which the prior existence of case types is presumed and new clients are fitted to the contours of the previously existing types » (1980 : 121), un mécanisme qui pourrait amener les professionnels à agir en fonction de l’attente qui impliquerait qu’un certain dossier correspondrait au même cas de figure d’un dossier traité antérieurement. Nous pouvons imaginer qu’une telle dynamique, qui semble négliger la dimension de l’écoute, puisse avoir un impact sur le déroulement de l’audition. En se distanciant de cette vision, la plupart des interviewés soulève l’importance de l’écoute des requérants d’asile, ainsi que le fait d’être toujours « curieux » et « ouverts au nouveau » (P12, CEP), aussi de manière à pouvoir « explorer des pistes qui ne sont pas très plausibles » (P13, CEP). Il semble alors que les professionnels valorisent une forme d’écoute que l’auteur Sclavi définit comme « active »33, laquelle exige une modalité d’observation soignée et réflexive et qui implique de rester ouverts et curieux par rapport à d’autres corniches et à d’autres visions (2003 : 75). Cependant, comme nous l'apprend l’extrait ci-dessus, il semble que les collaborateurs n’adoptent pas tous cette perspective, ce qui pourrait conduire à des biais non négligeables.

Pour conclure, les spécialistes asile interviewés, de même que les normes officielles du SEM, valorisent l’instauration d’un climat de confiance, la formulation de questions ouvertes permettant au requérant de s’exprimer librement, ainsi qu’une attitude d’écoute. Cependant, malgré ces propos, nous rejoignons la perspective de Scheffer (2003, cité dans PROBST 2012 : 316) qui compare l’audition à une sorte d’« épreuve de l’asile », où se tiendrait un « contrôle de connaissances » similaire à une « épreuve scolaire ». En effet, si d’une part les spécialistes asile essaient de mettre en pratique les techniques évoquées dans ces lignes, il est également vrai

qu’une grande partie de l’audition est dédiée à des questions ponctuelles, ciblées, redondantes, sur des thématiques et des aspects très spécifiques, lesquelles pourraient amener à une certaine remise en question des propos véhiculés par les spécialistes asile à travers les stratégies susmentionnées. Nous approfondissons cet aspect dans le chapitre suivant.